Massenet est l’un de ces (nombreux) compositeurs français sur lesquels il est devenu de bon ton de faire la fine bouche. L’Opéra de Paris se contente de reprendre régulièrement Manon et Werther, plus rarement Don Quichotte, très exceptionnellement Le Cid, sans se demander un instant si d’autres titres, liés à l’histoire de la maison car créés au palais Garnier, ne mériteraient pas son intérêt ; pendant ce temps, Cendrillon connaît partout dans le monde une renaissance inattendue. Pour Hérodiade, Chérubin ou d’autres titres moins donnés encore, il faut aller à Marseille, à Tours, Limoges ou Montpellier. Après avoir abrité pendant vingt ans un festival dédié à l’enfant du pays, Saint-Etienne même le délaisse. L’efficacité théâtrale de ses œuvres est pourtant peu contestable, et peut-être suffirait-il de les confier à un metteur en scène digne de ce nom pour qu’elle retrouve une certaine faveur. Peter de Caluwe aurait déclaré que Thaïs était l’un de ses opéras préférés : que ne le programme-t-il à Bruxelles ?
En attendant que ce titre connaisse un retour en grâce sous nos latitudes, et retrouve éventuellement des interprètes francophones aptes à le défendre, c’est du Canada que nous vient cette nouvelle intégrale de Thaïs que publie Chandos. Et pas du Québec, comme L’Aiglon d’Ibert et Honegger gravé en 2015 par l’orchestre de Montréal, mais bien d’une ville anglophone : Toronto. On pourrait s’en étonner au premier abord, mais après tout, Thaïs est une héroïne que les chanteuses anglo-américaines ont toujours su s’approprier : Sybil Sanderson, la créatrice et égérie de Massenet en 1894 ; au début du XXe siècle, Mary Garden, qui participa même en 1917 à une adaptation filmée (à ne pas confondre avec une autre Thaïs, film d’Anton Giulio Bragaglia sorti la même année, mais sans rapport avec Massenet ni même avec Anatole France) ; Beverly Sills et Anna Moffo dans les années 1970 ; Renée Fleming, pour qui le Met remonta une œuvre qui n’avait plus été donnée à New York depuis des années.
Autrement dit, on a fini par s’habituer à ce que la courtisane d’Alexandrie ait parfois un chewing-gum dans la bouche. Ce qui n’empêche heureusement pas de se souvenir que la France a aussi eu des artistes capables de chanter le rôle, avec la diction impeccable qu’on chercherait en vain à l’étranger : Geori Boué avec son époux Roger Bourdin (1952) ; Andrée Esposito (1959) ou Renée Doria (1961), toutes deux avec Robert Massard en Athanaël.
Sauf erreur, c’est la première fois que le Toronto Symphony Orchestra propose une intégrale d’opéra. Il faut remonter à 1987 pour trouver une autre œuvre vocale commercialisée en disque : Le Messie de Haendel, déjà dirigé par Andrew Davis, entre-temps anobli par la reine en 1992. Le chef britannique est très régulièrement dans la fosse du Lyric Opera of Chicago pour y diriger le grand répertoire, d’Idomeneo à Lessons in Love and Violence (si les représentations de l’opéra de George Benjamin prévues en septembre prochain sont maintenues). Le répertoire très large de Sir Andrew va bien du baroque à la musique contemporaine, mais il sait parfaitement trouver ici les couleurs exotiques et sensuelles qu’appelle la partition de Massenet. Le seul moment où l’orchestre paraît un peu lourd est l’entrée de la courtisane au premier acte, mais peut-être le côté « musique de cirque » est-il alors souligné pour refléter le caractère haut en couleurs de la cour dont Thaïs est entourée. La Méditation est tout à fait réussie, avec son chœur bouche fermée, et l’on s’étonne de ne trouver nulle part précisé le nom du violoniste. Et il serait injuste de ne pas mentionner les autres intermèdes symphoniques qui, pour être moins célèbres, n’en comptent pas moins parmi les meilleurs morceaux de Massenet dans ce genre, et auxquels il est ici parfaitement rendu justice (seul le ballet ajouté en 1898 est omis, à l’exclusion de la scène de la Charmeuse).
Même si cette (quasi)intégrale a bénéficié du confort des studios, la prise de son a eu lieu durant une semaine marquée par deux versions de concert données les 7 et 9 novembre, ce qui aura aussi permis aux artistes de vivre le drame face à un public.
A notre époque où les ténors sont rares, Thaïs peut apparaître comme un opéra commode à distribuer puisque le principal personnage est un baryton. En dehors du quatuor du deuxième acte, et d’un bel échange en duo avec Thaïs, Nicias n’a même pas d’air à propre parler : pour déclamer ses quelques phrases, point n’est besoin de faire appel à un artiste de premier plan. Andrew Staples est un ténor de caractère, dont l’accent anglo-saxon reste assez perceptible, et chez qui l’on regrette des intonations parfois nasales. Dans le rôle également limité du vieillard Palémon, on appréciera la prestation de Nathan Berg, qui a beaucoup chanté le baroque en France (Armide de Lully au TCE, Les Indes galantes à Paris ou à Toulouse, etc.). Les différents petits rôles sont correctement tenus et n’appellent pas de remarque particulière.
On s’attardera donc davantage sur les deux personnages centraux, d’autant que leurs titulaires, tous deux canadiens, sont encore relativement peu connus de ce côté-ci de l’Atlantique. Mercutio et Papageno au Met, Joshua Hopkins y sera la saison prochaine Billy Budd et le Figaro du Barbier de Séville, rôle qu’il a d’ailleurs incarné à Rouen en septembre dernier. Autrement dit, des emplois de baryton plutôt léger, avec lesquels Athanaël tranche assez nettement. Pas d’inquiétude cependant, car le timbre de Joshua Hopkins est étonnamment noir, ce qui correspond fort bien au personnage. Le français est globalement bon, un peu moins intelligible dans le grave, hélas, mais cette incarnation vigoureuse nous change agréablement du chant nasal et maniéré de Thomas Hampson, dernier Athanaël au disque aux côtés de Renée Fleming.
Quant à Erin Wall, d’aucuns se souviendront peut-être qu’elle fut la Fiordiligi placide du Così fan tutte monté par Patrice Chéreau dans le cadre du Festival d’Aix-en-Provence et repris à l’Opéra de Paris en 2005 et 2006. En quinze ans, la soprano a vu sa carrière décoller et son répertoire s’élargir, puisqu’elle est désormais Arabella ou Chrysothemis à Toronto, Ellen Orford à Edimbourg, à Bergen et à Oslo. Crédible en sirène d’Alexandrie touchée par la grâce – écoutez-la chuchoter « Je suis à toi » -, Erin Wall séduit par des aigus épanouis et ardents même si, compte tenu de son répertoire actuel, on ne s’étonnera pas qu’elle se dispense du contre-ré (optionnel) à la fin de l’air du miroir. Preuve que l’on peut proposer un enregistrement fort convaincant sans recourir au star-system lyrique.