Lien : https://vimeo.com/420340417
Alors que tout est accompli, que tout a été dévasté autour de Lear, les survivants – ne parlons pas de vainqueurs – sont peu nombreux. Interprété par Jérôme Kircher, Edgar, le fils héritier de Gloucester vient de sortir. Alors qu’il s’apprête à le suivre, le duc d’Albany – joué par Jean-Michel Cannone – s’arrête après quelques pas. Il est attiré par une lettre opportunément laissée au sol. Il la ramasse et la lit à voix haute. « Et quand il a voulu retourner sur terre […] et il était tout seul […]] et il a pleuré […] et il est toujours tout seul. » Ces quelques mots tirés de Woyzeck qu’André Engel connaît bien pour l’avoir monté en 1998, sont ceux de la Grand-Mère dans le texte de Büchner : ils renvoient à un conte des frères Grimm, sombre et pessimiste. Présage d’une solitude irréversible, du meurtre de Marie, ce court récit métaphorise l’isolement de Woyzeck dans un état d’aliénation totale. Ici, ce bref ajout du metteur en scène semble avoir une autre fonction dans le prolongement de la pièce de Shakespeare : il en devient le point culminant. Le résultat même de la tragédie en quelques mots jetés sur la feuille. Une forme de surimpression intertextuelle insistant une toute dernière fois sur la noirceur absolue qui la recouvre au moment où elle s’achève. Pour autant, Albany ne peut saisir le sens de ces quelques lignes sibyllines. Au milieu de tous les morts, il ne perçoit pas leur sinistre résonance. Sans doute Edgar les comprendrait-il mieux puisqu’il est désormais définitivement seul. Mais il est parti, la pièce est finie et l’on est saisi par les ténèbres qui tombent sur le plateau au son des saxophones.
C’est toujours une gageure que de vouloir mettre une nouvelle fois en scène une pièce de Shakespeare. Celle-ci peut-être plus que les autres par ce désenchantement qui la rend si particulière. Si par exemple Macbeth se finit en fanfare, Le Roi Lear se ferme sur une marche funèbre. Et c’est bien cette tonalité qui domine dans la création d’André Engel qui nous révèle avec beaucoup de justesse la fin d’un monde sans dieux et presque sans hommes, l’espérance absolument vaine en une harmonie perdue après les « désordres destructeurs » qu’évoquent Edmond – exceptionnel Gérard Watkins dans le rôle du bâtard cruel, félon et revanchard.
Il est structurellement question de verticalité dans Lear – comme le suggèrent ici les nombreuses lignes dans la scénographie de Nicky Rieti. Parce que le roi abdique, il provoque sa déchéance. Parce qu’Edmond va tout mettre perfidement en œuvre pour s’élever, il va finalement déchoir lorsqu’il est confondu. Leurs destinées lointaines suivent la même trajectoire. Tous deux tombent. Tous deux perdent même la vie. Reste après eux, l’horizon plat de la scène. Vide de tout.
Les choix de mise en scène habilement relevés par la réalisation vidéo de Don Kent renvoient au cinéma qui compose un univers référentiel important ici – on n’est jamais très loin de Coppola ou encore de De Palma. André Engel, soucieux de resserrer l’intrigue en un peu plus de deux et demie – comme pour un film, a fait le choix de supprimer certains passages en réduisant par exemple dans l’acte II, le monologue d’Edgar, à une seule phrase. Il a également redimensionné certaines scènes comme la toute première, très cinématographique dans sa dramaturgie précisément. Abandonnant le dialogue initial entre Gloucester et Kent, la pièce ici s’ouvre in medias res dans un décor industriel, caractérisé par de hautes fenêtres d’entrepôt sur lesquelles on découvre écrit en lettres imposantes le nom de Lear. On devine que la figure modernisée du monarque se confond ici avec celle d’un puissant chef d’entreprise à la réussite ostentatoire transposée dans ce vaste dispositif scénique. Mais l’inscription à l’envers inspire d’emblée l’idée d’un pouvoir sur le déclin. Le mouvement descendant se lit dans la forme scripturale inversée. Déjà. De surcroît, la lumière blafarde qui est jetée sur le plateau par les ouvertures laisse voir un espace vide de toute activité, de toute vie. Comme une image prémonitoire de la fin, une fois encore.
Par une porte latérale laissant passer un rai lumineux jaune à cour, Lear – Michel Piccoli entre, manifestement en proie à un malaise. La soirée de fête dont il semble s’être échappé fait entendre sa musique et son tumulte, derrière la porte refermée. Il va s’asseoir et convoquer chacune de ses filles pour leur révéler son intention de se retirer des affaires et de partager son empire entre elles. Cependant, loin du monarque éclairé et juste, il décide de les installer au cœur d’une concurrence malsaine, expliquant que celle qui lui témoignera le plus fortement son amour aura la plus grosse part. Séparées par une utilisation du noir au plateau comme du cut au cinéma, les filles se succèdent devant lui. Les deux aînées d’abord, venimeuses et séduisantes dans des tenues et des postures dignes d’un polar. Anne Sée joue Goneril et Lisa Martino, Régane et les deux comédiennes sont formidables tant les deux sœurs racées apparaissent scélérates, conspirant même l’une contre l’autre. Glaçantes. Oswald, l’intendant de Goneril dont le rôle est tenu par Lucien Marchal, l’est tout autant dans ses manigances servant ses propres intérêts. Lear lui-même semble sans grands états d’âme. N’utilise-t-il pas un magnétophone pour faire entendre à Régane l’entretien qu’il a eu avec Goneril ? Procédé bien douteux pour créer la discorde et développer l’esprit de compétition entre ses propres filles. La loi implacable des affaires s’appliquerait donc jusqu’ici.
Cependant, il reste Cordélia, la dernière et la préférée – Julie-Marie Parmentier lui donne l’authenticité de sa jeunesse. Celle qui est étrangère à toute malveillance, à toute tentation de manœuvre pour son propre intérêt. Contre toute attente, elle se trouve à l’origine de la tragédie du roi Lear. Parce qu’elle ne goûte pas ce jeu déplacé, elle refuse de se prêter à la flatterie afin d’obtenir la moindre grâce. Et lance malgré elle, la machine infernale. Le despotisme capricieux et obstiné de ce père omnipotent et à la fin de sa vie va prendre toutes les allures d’une fin de règne. Il prononce des représailles, une condamnation sans appel, éructée contre la plus jeune des sœurs au profit des deux autres, ce qui entraîne l’effondrement du royaume-empire. Et les effets sonores très cinématographiques également, accompagnent la tragique débâcle, avec des cuivres aux sons graves entre autres.
Michel Piccoli s’est pleinement emparé de Lear. Il le porte magistralement et nous entraîne dans sa chute. La tension qu’elle fait naître est rythmée par les fluctuations de la voix de l’acteur : tantôt dans le murmure tantôt dans le cri. On le suit dans cette aliénation physique – son corps robuste vacille jusqu’à l’immobilité fatale. On le suit dans cette aliénation mentale qui le conduit aux confins de la folie, hors de lui-même, réduit à l’état de misérable créature se dénudant sous la neige. Bien sûr, la chute des flocons évoque celle du personnage. L’intérieur de l’espace industriel dans la scénographie transcrit son déséquilibre intérieur, se teinte d’un onirisme à la fois beau et angoissant par son irréalité. La douce folie de Funiculi dans laquelle Jean-Paul Farré excelle, souligne la propre démence de Lear, son irrémédiable vulnérabilité, celle de son monde en perdition. Et ce, malgré la fidèle présence de Kent revenant dissimulé sous des sparadraps sur le visage et remarquablement interprété par Gérard Désarthe. « C’est la misère des temps que les fous aient à conduire les aveugles ». Comme Gloucester – très bon Thierry Bosc – est privé de sa vue, Lear est privé de sa raison, de sa clairvoyance. Vient donc le temps de l’errance, de la déchéance loin de ses filles ingrates. Jusqu’aux brèves retrouvailles avec Cordélia. Jusqu’à l’extinction finale.
On a parfois opposé à André Engel des réserves quant à sa mise en scène, sa direction d’acteurs, y compris de Michel Piccoli. Pourtant, tout au long de la pièce, on est subjugué par la puissance de l’acteur, par sa capacité à passer de la fureur à l’anéantissement, de la dignité aux facéties de l’enfance. Et quand les premières notes du thème de Camille dans Le Mépris se font entendre, il s’arrête et fait dire à son personnage que derrière lui, il faut baisser le rideau de fer après qu’il sera avalé par les ténèbres. Étrange mise en abîme.
Ne ménageant pas sa fatigue au cours de la tournée du Roi Lear, l’acteur enthousiaste affirmait dans une interview que « c’est une telle jouissance, ce métier ». Tout cela dans un sourire inoubliable. Merci, Monsieur Piccoli.
Lien : https://vimeo.com/420340417