Créé au Dallas Opera durant la saison 2015/2016, Great Scott de Jake Heggie avait laissé une première trace au disque en 2018 mais connaît enfin (pourquoi si tard ?) une version DVD, parue chez Erato il y a quelques jours.
Si l’on connaît surtout Jake Heggie à l’opéra pour Dead man walking – son plus grand succès, et qui a su dépasser les frontières américaines –, Great Scott offre une partition d’un tout autre style, à la fois hommage et parodie du monde lyrique. Mais le compositeur ne manque pas de faire appel à nouveau à ceux qui avaient contribué au succès de son premier opéra : Terrence McNally pour le livret, et Frederica von Stade et Joyce DiDonato dans les rôles de Winnie Flato et Arden Scott, elles qui avaient incarné respectivement Mrs de Rocher et Helen Prejean dans Dead man walking. On aurait difficilement pu imaginer casting plus alléchant que les deux mezzo-sopranos réunies sur la même scène.
Mais si Frederica von Stade a, selon les dires de Terrence McNally, proposé elle-même de rejoindre la distribution, le rôle éponyme fut écrit spécifiquement pour Joyce DiDonato – et cela s’entend. Le rôle, très long (elle est pratiquement toujours présente sur scène), très varié dans l’écriture et dans le jeu, nécessitait une interprète de premier plan et de la stature de la mezzo-soprano ; mais il demande surtout des qualités vocales qu’elle possède absolument et qui sont devenues sa marque de fabrique au fil de sa carrière : vocalises, trilles, voix de poitrine sonore et assurée, chromatismes, impact dramatique… Tous les moyens belcantistes dont elle dispose sont ici mis à contribution, et la frontière entre réalité et fiction n’en est que plus intelligemment rendue floue.
Great Scott est en effet une mise en abyme d’un opéra – un peu à la manière de Kiss me Kate ou, plus récemment, The Phoenix de Tarek O’Regan. Le rideau s’ouvre sur les répétitions, à l’American Opera, de la recréation de Rosa Dolorosa, Figlia di Pompei, composé par Vittorio Bazzetti en 1835 mais tombé dans l’oubli (l’œuvre comme son compositeur sont, bien évidemment, fictifs). C’est la célèbre mezzo-soprano Arden Scott qui a retrouvé la partition et a convaincu la directrice artistique de la maison, Winnie Flato, de jouer l’œuvre : une tragique histoire construite autour d’un triangle amoureux impossible, s’achevant comme il se doit par une scène de la folie, la révélation de liens familiaux inattendus, et le suicide final de l’héroïne pour sauver Pompéi (c’est du moins ce qu’elle espérait en se jetant dans le Vésuve). Se côtoient ainsi sur le plateau de répétitions Arden, Winnie, Roane (le régisseur), le chef d’orchestre Eric Gold, le ténor Anthony Candolino, le baryton Wendell Swann et la jeune et ambitieuse soprano Tatyana Bakst, qui fait ici ses débuts aux Etats-Unis. Tous vont tenter de mener à bien cette production, en gérant à la fois leur travail et leurs problèmes personnels : le ton général du livret oscille donc entre la franche comédie et des réflexions plus intimes et touchantes sur l’art et la vie de chanteur, sans oublier les grandes pages dramatiques de Rosa Dolorosa. Great Scott est vraiment de l’entertainment pur, comme les américains en ont le secret.
Dès lors, le livret ne va pas sans son lot de running jokes dont certaines, soyons honnêtes, sont lourdes. Il ne faut pas s’attendre non plus à ce que tous les personnages aient une profondeur psychologique : ténor, baryton et soprano sont là justement en tant que types caricaturaux, et les clichés sur l’opéra sont le principal élément comique de l’œuvre. On est donc dans du divertissement aux ressorts un peu éculés, mais qui fonctionne ici parce qu’il est extrêmement bien joué par l’ensemble de la distribution. Les pages plus réflexives et sensibles sont en revanche assez finement travaillées par Terrence McNally, et quasi exclusivement réservées au personnage d’Arden Scott : des questions autour du succès, de la transmission, des sacrifices que le chant implique parcourent le livret et sont intelligemment traitées, sans pathos ni naïveté. L’œuvre, au-delà des stéréotypes avec lesquels elle joue, montre aussi des choses tout à fait réelles du monde lyrique : les accidents techniques ; les répétitions ratées ; les régisseurs qu’on ne voit pas ; les mauvais choix de carrière ; les discussions de coulisses ; mais aussi ces moments de grâce en répétitions où, sans décor ni costume, un interprète parvient à incarner le personnage et à émouvoir le plateau.
Car Jake Heggie compose une Rosa Dolorosa, Figlia di Pompei qui, sans être un chef d’œuvre de belcanto, laisse la part belle aux voix et n’oublie aucun code du genre auquel il appartient – à tel point que la longue cadence qu’il écrit pour l’héroïne provoque les rires du public, et qu’Arden Scott laisse échapper un « This shit is hard ! ». L’acte II, durant lequel on assiste à plusieurs extraits de ce « faux » opéra, pourrait ainsi presque faire illusion. Le reste de la partition, chantée en anglais, est en revanche moins frappante. Elle se déroule de manière extrêmement limpide, mêlant les influences belcantistes à des couleurs plus américaines et teintées de musique de film ou de comédie musicale. Mais rien n’y surprend, rien n’y retient particulièrement l’attention, et l’expressivité et l’émotion reposent souvent davantage sur le texte que sur la musique. Le chef Patrick Summers tire pourtant du Dallas Opera Orchestra un son lumineux, assez chatoyant et une interprétation lisible : il semble que pour la partition aussi ce soit l’entertainment et le caractère grand public de l’œuvre qui aient primé. Dans ce cas c’est réussi car la partition est très accessible, même si les amateurs d’opéra regretteront de ne pas avoir un peu plus à se mettre sous la dent.
C’est à Jack O’Brien qu’a été confiée la mise en scène de Great Scott au Dallas Opera, et il tire le meilleur du livret et des interprètes. Les gags sont très justement calibrés, le passage des coulisses à la scène intelligemment réalisé (les chanteurs étant tantôt face ou dos au public), et Jack O’Brien réalise surtout un beau travail de direction d’acteurs, leur donnant à tous un naturel tout à fait bienvenu – y compris aux personnages les plus stéréotypés. Son sens du détail dans les gestes et les attitudes permet que l’œuvre ne bascule pas définitivement dans la farce et la caricature, mais aussi qu’on adhère à l’histoire et que les personnages aient leur part de réalisme. Si à l’écoute du disque on avait pu imaginer, grâce aux rires du public, que la mise en scène tenait ses promesses, le DVD vient le confirmer.
Enfin, on se réjouit de n’avoir rien à redire à la distribution. On n’aurait pu imaginer interprètes plus entièrement convaincants – tant musicalement que scéniquement. Joyce DiDonato, on l’a dit, maîtrise remarquablement la partition et déploie toute la force dramatique qu’on lui connaît. Elle se montre, aussi, très émouvante dans le rôle d’Arden Scott, diva au sommet de sa carrière mais qui se demande comment faire plus, et comment laisser une empreinte derrière elle. Ailyn Pérez est parfaite en jeune chanteuse passablement insupportable qui cherche à tout prix à briller, quitte à écraser ses concurrents sur son passage, et Frederica von Stade est une interprète de luxe pour le rôle de Winnie Flato, directrice artistique inquiète de la bonne marche de l’American Opera. Michael Mayes incarne un baryton stupide et tout en muscles, et Rodell Rosel un ténor à peine plus intelligent mais soucieux de faire entendre ses aigus, tandis que Kevin Burdette est tour à tour le chef d’orchestre et le fantôme de Vittorio Bazzetti, où il fait entendre un très beau timbre. Enfin, le contre-ténor Anthony Roth Costanzo est parfait en régisseur sans illusions sur le monde qui l’entoure, et Nathan Gunn forme avec Joyce DiDonato un couple parfaitement assorti.
Great Scott est donc un vrai divertissement, malin, vif, enlevé. On regrettera alors Zdes prises de vue parfois de piètre qualité et quelques raccords particulièrement maladroits, et que les sous-titres du DVD, disponibles uniquement en anglais, le réservent à un public anglophone.