On connaît depuis longtemps le goût de Cecilia Bartoli pour la découverte de nouveaux répertoires, mais la chanteuse et directrice du Festival de Pentecôte de Salzbourg aime aussi découvrir de nouveaux talents et les mettre en lumière, à travers l’initiative « Mentored by Bartoli » – une série d’enregistrements produits par la Cecilia Bartoli Music Foundation et publiée chez Decca. Après le Contrabandista de Javier Camarena (2018), conçu comme un hommage à Manuel Garcia, voici Rhapsody, premier enregistrement solo de la mezzo-soprano arménienne Varduhi Abrahamyan, hommage cette fois-ci à Pauline Viardot. Avec l’album que Cecilia Bartoli avait consacré à Maria Malibran, déjà chez Decca, la famille Garcia est donc au complet.
On le sait, 2021 est l’année du bicentenaire de la naissance de Pauline Viardot et on se réjouit que cet anniversaire puisse (re)mettre à l’honneur la cantatrice et compositrice qu’elle a été. A première vue, on pourrait même trouver cela audacieux, pour un premier enregistrement solo, de ne pas tomber dans la facilité et dans un programme fourre-tout mais d’avoir une ligne directrice forte. Mais en réalité, tant de grands rôles ont été composés pour Pauline Viardot ou chantés par elle que l’album enchaîne les « tubes » : Arsace, Malcolm, Orphée, Sapho, Dalila, Fidès, toutes les grandes figures lyriques attendues pour une voix telle que celle de Varduhi Abrahamyan sont réunies, et on se demande bien pourquoi pas une seule pièce de Pauline Viardot ne figure dans l’album. L’hommage tombe un peu à plat, mais tant mieux que Varduhi Abrahamyan ait l’opportunité de faire entendre sa voix à un large public et puisse laisser son empreinte sur ces airs, car elle possède l’expérience nécessaire pour s’en emparer avec réussite.
Le public français a déjà eu de multiples occasions d’entendre la mezzo-soprano, notamment à l’Opéra de Paris (où elle fut entre autres Carmen, Cornelia dans Giulio Cesare, Olga dans Eugène Onéguine, Isabella dans L’Italienne à Alger ou encore Preziosilla dans La Force du Destin) ainsi qu’à Toulouse (Pauline, Bersi), Montpellier (Arsace), Toulon (Carmen) ou encore Versailles (Orfeo). Un répertoire varié donc, où elle a pu faire valoir un timbre extrêmement dense, corsé, bien timbré dans le bas-medium et le grave, mais aussi un tempérament dramatique évident. Toutes ces qualités sautent à l’oreille dès les premières minutes de l’album, la chanteuse se saisissant du récitatif d’Arsace (« Eccomi alfine in Babilonia ») avec une énergie et un mordant qu’on n’entend pas si souvent au disque. On apprécie tout autant l’expressivité dont elle est capable dans les airs de Rossini, où la virtuosité vocale n’empêche pas le relief du texte : les trois pages belcantistes de l’album (« Ah ! quel giorno », « Vivere io non potrò », « Mura felici ») sont sans doute les plus flatteuses pour la mezzo, parce que la voix trouve à la fois à s’y déployer et à faire entendre des vocalises absolument impeccables. Ces qualités techniques et théâtrales ne sont certainement pas sans rappeler Cecilia Bartoli elle-même, ce que le duo « Vivere io non potrò » fait entendre de manière frappante : le style, les accents dramatiques, la précision des traits – la filiation est évidente d’une artiste à l’autre.
La Rhapsodie pour contralto de Brahms est un peu moins convaincante, notamment à cause d’une diction allemande qui manque de raffinement et d’une expressivité moindre ; mais la contribution de l’ensemble vocal I canto di Orfeo est superbe – homogène, lumineuse, parfaitement dans l’esprit de la pièce.
A l’écoute d’ « O ma lyre immortelle », on se dit que le tempo un brin rapide choisi par les interprètes nous empêche d’avoir tout le lyrisme et le déploiement souhaités ; on entend en revanche de très belles couleurs dans le haut-medium de la chanteuse, et on regrette que le programme n’explore pas davantage le haut de sa tessiture : ses graves sont certes très assurés et sonores, mais la voix a l’air de s’épanouir à l’approche de l’aigu, de trouver de la lumière et un naturel qu’on aurait aimé entendre plus. Cette qualité se confirme dans « Mon cœur s’ouvre à ta voix », et dans une moindre mesure dans « Donnez, donnez » où le timbre sonne particulièrement bien.
L’orchestre fait de plus preuve dans le répertoire français de l’intensité dramatique nécessaire pour ces pièces – ce qui n’était pas forcément gagné, étant donné que Les Musiciens du Prince-Monaco jouent sur instruments anciens et donc avec des moyens expressifs différents des orchestres modernes auxquels nous sommes habitués. Les grands éclats que l’on entend dans Le Prophète passent très bien au disque et lui donnent de la vie, tout comme les roulements de timbales dans Sapho, tandis que la Bacchanale de Samson et Dalila, bien que jouée avec une matière sonore moins dense qu’à l’accoutumée, danse et chante bien. Gianluca Capuano construit de plus très intelligemment les différentes lignes et les différents plans sonores, ce qui va particulièrement bien à Saint-Saëns.
Les Musiciens du Prince-Monaco montrent un peu leurs limites chez Brahms et chez Gluck/Berlioz (ou Gluck/Saint-Saëns devrait-on dire, puisque c’est ce dernier qui réorchestra « Amour, viens rendre à mon âme » à l’intention de Pauline Viardot), où le son est un peu sec. Rossini n’échappe pas de son côté à quelques lourdeurs, mais l’orchestre montre un vrai savoir-faire quant à l’accompagnement des chanteurs : à l’écoute, jamais écrasant, mais avec des vraies propositions musicales et expressives.
L’enregistrement se clôt sur une note originale avec « Krunk », une mélodie traditionnelle arménienne recueillie par Komitas et qui permet à Varduhi Abrahamyan d’inclure sa langue maternelle dans le programme – choix justifié également par le répertoire de Pauline Viardot, qui comportait semble-t-il des chants populaires d’Arménie. On y entend le timbre si reconnaissable du duduk, instrument traditionnel arménien, dans une mélodie et une orchestration splendides qui ne s’éloignent pas tant que cela des autres pièces de l’album, et où la mezzo-soprano convainc encore qu’elle est une voix à suivre, grâce à une maturité vocale et expressive évidente.