Chère Nuit – French Songs.

Mélodies, de Maurice Ravel, Olivier Messiaen, Claude Debussy, Pauline Viardot, Cécile Chaminade, Joseph Canteloube, Alfred Bachelet, Francis Poulenc, Erik Satie, Maurice Yvain

Louise Alder, soprano.
Joseph Middleton, piano.

1 CD Chandos CHAN 20222 TT 80'10''

Enregistré au Potton Hall, Dunwich, Suffolk, les 29 juillet, 1er août et 1er septembre 2020

On connaît encore assez mal en France la soprano britannique Louise Alder : espérons que ce nouveau disque, Chère Nuit consacré à un siècle de mélodie française, donnera aux directeurs de salle l’idée d’inviter cette artiste déjà à l’affiche dans les plus grands théâtres d’Europe.

Actrice, elle eut un mari qui écrivit pour elle des pièces dont elle était la vedette, puis un amant avec qui elle joua dans des films ; elle était soprano et ces deux hommes lui donnèrent la réplique alors qu’ils n’étaient pas capables de chanter une note ; Jean Cocteau voyait en elle « le type de la femme-théâtre », et Yvonne Printemps est l’une des pistes que l’on peut s’amuser à suivre dans le nouveau disque de Louise Alder.

Ce n’est pas tout à fait un hasard, car la soprano britannique est elle aussi une « femme-théâtre », comme auront pu s’en rendre compte tous ceux qui l’ont vue sur scène. Dans un Serse de Haendel donné à Francfort, avec Gaëlle Arquez dans le rôle-titre (captation commercialisée sous la forme d’un DVD CMajor), elle était en 2017 une Atalanta qui focalisait toute l’attention : d’ailleurs, l’Oper Frankfurt ne s’y était pas trompée, et quand Louise Alder y revint en 2019, pour la reprise de cette production désormais au répertoire, ce fut dans le rôle bien plus gratifiant de Romilda. De Haendel toujours, elle fut Sémélé lors de la tournée que Sir John Eliot Gardiner donna en Europe et qui fit notamment escale à la Philharmonie de Paris : même dans cette version de concert, Louise Alder incarnait jusqu’au bout des ongles la coquette qui périt pour avoir voulu voir Jupiter dans tout l’éclat de sa divinité.

Si sa voix ne lui permet pas – pour le moment ? – de viser des emplois trop lourds, la soprano britannique n’en effectue pas moins une carrière brillante : Susanna à la Bayerische Staatsoper, Sophie du Rosenkavalier et la Manon de Massenet à la Wiener Staatsoper, voilà qui n’est pas rien, et l’on aimerait que la France trouve prochainement le moyen de la faire revenir.

En attendant, Louise Alder vient à la France par d’autres moyens, puisque son nouveau disque est tout entier consacré à la mélodie française. En janvier 2020, un premier album, déjà chez Chandos, Lines Written during a Sleepless Night – The Russian Collection, lui avait permis d’évoquer le cheminement de ses ancêtres à travers l’Europe, depuis Odessa jusqu’à la Grande-Bretagne. Plus de fil rouge familial, cette fois, mais une sélection associant fort habilement raretés et titres très fréquentés, compositeurs phares et illustres inconnus, du milieu du XIXe siècle au milieu du suivant. On appréciera surtout que, malgré le titre « Chère Nuit » – simplement emprunté à l’une des œuvres au programme – Louise Alder ne se soit pas crue obligée de nous expliquer en long et en large pourquoi la nuit lui est chère, mais ait sobrement dit qu’elle aimait la mélodie française et se réjouissait d’avoir pu enregistrer ce disque durant une année 2020 si pénible par ailleurs pour tant de gens. Pour le reste, le musicologue Hugh Macdonald se charge, dans la plaquette d’accompagnement, de guider l’auditeur dans la découverte de ces 24 plages au minutage particulièrement généreux.

Par ordre chronologique, tout commence avec une grande femme-théâtre : Pauline Viardot, dont les œuvres bénéficient ces temps-ci de coups de projecteur on ne peut plus opportuns. Louise Alder interprète deux titres rendus familiers par Cecilia Bartoli avec son album Chant d’amour il y a un quart de siècle, notamment l’envoûtante « Havanaise » où sa virtuosité fait merveille, mais elle révèle aussi « Les Deux Roses ».

Des années 1880 datent les premières compositions du jeune Debussy, inspiré par sa muse d’alors, Marie-Blanche Vasnier, pour laquelle il écrivit toute une série de mélodies destinées à « sa bouche de fée mélodieuse » et mettant en valeur l’aigu de celle qu’il accompagnait pour ses leçons de chant. Parmi les trois qu’a retenues Louise Alder, on signalera notamment « En sourdine », et l’on se dit en l’écoutant que cette première version gagnerait à être interprétée plus souvent, car il y éclate déjà une vraie personnalité et qu’elle vaut bien la seconde mise en musique du poème que Debussy fit quelques années plus tard dans le premier recueil de Fêtes galantes.

La décennie suivante est celle où la très prolifique Cécile Chaminade composa deux des trois mélodies figurant sur ce disque. Il y a vingt ans, Anne Sofie von Otter avait consacré tout un album à cette excellente compositrice ; on regrette un peu que Louise Alder n’ait pas profité de l’occasion pour en explorer des œuvres encore inédites au disque, mais son art est assez différent de celui de la mezzo suédoise pour leur donner un autre visage. Notons au passage la qualité de son français, qui ne le cède en rien à ces non-francophones dont on loue la diction dans notre langue.

En 1897, « Chère nuit » fut composé par Alfred Bachelet (1864–1944) : si toutes les œuvres de ce monsieur sont du même tonneau, il y a urgence à les découvrir, et elles figureraient dignement aux côtés des plus belles réussites de ses plus illustres confrères. Bien représentatives de la Belle-Epoque sont les deux « chansons » d’Erik Satie, notamment cet hommage aux artistes britanniques qui se produisaient alors à Paris, « La Diva de l’Empire », où l’on croit reconnaître May Belfort immortalisée par Toulouse-Lautrec.

On entre ensuite dans la modernité avec Schéhérazade. Le pianiste Joseph Middleton accompagnait déjà Louise Alder pour son tout premier récital au disque, consacré aux lieder de Richard Strauss (paru en 2017 chez Orchid Classics), et sa présence s’avère ici particulièrement précieuse pour la version avec piano du chef‑d’œuvre de Ravel, version qui tolère des voix moins amples que la partition complète pour grand orchestre. Dès « Asie », c’est tout un théâtre que met en place la soprano, jusqu’à cette nostalgie finale du narrateur qui élève sa « vieille tasse arabe de temps en temps jusqu’à ses lèvres pour interrompre le conte avec art ». Modernité aussi avec le jeune Messiaen des années 1930, qui maîtrise déjà son univers sonore, même si ses propres poèmes supportent mal la comparaison avec ceux de sa mère.

Modernité d’un autre genre : après avoir composé pour elle le « Pot-pourri d’Alain Gerbault » en 1925, Maurice Yvain offrit à Yvonne Printemps « Je chante la nuit », dont le swing envoûtant n’a rien à envier à celui des Américains de la même époque. Yvonne Printemps fut aussi la créatrice de l’immortelle valse « Les Chemins de l’amour », écrite par Poulenc pour la pièce d’Anouilh Léocadia (1940), et que Louise Alder gratifie délicieusement d’un ultime R roulé à l’issue de sa très longue dernière note. Et même si Pierre Bernac était en 1943 le destinataire des Métamorphoses, ces trois poèmes de Louise de Vilmorin conviennent parfaitement à une voix de soprano.

De manière inattendue, c’est à Canteloube qu’est due la mélodie la plus récente du programme : « O up ! » date de 1948 et, malgré son titre ambigu, fut bien composée sur un texte en français. Comme dans les Chants d’Auvergne, la ligne de chant a une saveur populaire, l’accompagnement se chargeant d’enrichir l’harmonie.

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
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