En matière d’opéra, s’arrêter à la nationalité du compositeur est rarement la meilleure idée possible. On sait que la musique anglaise fut longtemps l’affaire d’immigrés venus du continent, mais la France a elle aussi beaucoup compté sur des génies étrangers pour constituer son répertoire. C’est surtout vrai en ce qui concerne la scène lyrique, et s’il existe bien sûr de très grands noms nés sur le sol national, écarter les compositeurs ayant vu le jour sous d’autres latitudes reviendrait à éliminer un grand nombre d’œuvres majeures. Que resterait-il de l’opéra français si l’on excluait Lully (!), Gluck ou Meyerbeer ? Beaucoup de très belles choses, certes, mais ces trois hommes ont fait prendre au genre des tournants décisifs, quand ils ne l’ont pas tout bonnement créé.
Depuis quelques décennies, on prend enfin conscience qu’un opéra écrit pour Paris, même par un natif de Naples ou de Venise, avait de grandes chances d’être un opéra plus français qu’italien. Des efforts restent à accomplir pour certains titres, cependant, et il est bien dommage que l’on entende encore si rarement la Médée de Cherubini, certes lestée de tout un fardeau d’alexandrins bien difficiles à déclamer pour les chanteurs : pour autant, faut-il continuer à donner cette Medea hybride, affublée de récitatifs conçus dans un style bien postérieur ? On affiche maintenant presque partout Les Vêpres siciliennes dans leur version originale, c’est-à-dire en français, mais nos théâtres nationaux s’entêtent encore à proposer Don Carlo plutôt que le Don Carlos commandé par la Grande Boutique. Les autres pays se sont rendu compte que La Favorite était un opéra français, tout comme La Fille du régiment est un opéra-comique également français.
Mais même si on les interprète en traduction, comme ce fut longtemps la coutume, lorsque l’on jugeait primordial que le public comprenne le texte, et quand les chanteurs savaient le faire comprendre, un opéra écrit pour Paris par un Italien devrait rester un opéra français même si on le chante en italien. Il aura pourtant fallu bien longtemps pour que la France revendique ses droits sur La Vestale de Spontini. La redécouverte fut le fait des Italiens, et c’est tout naturellement en traduction que Maria Callas ressuscita l’œuvre à Milan en 1954. Pour ouvrir la saison 1993–94, c’est en français que La Vestale fut dirigée par Riccardo Muti, mais il faudrait encore attendre un peu pour que l’opéra en question puisse être inscrit dans la filiation qui est véritablement la sienne. Grâce au Palazzetto Bru Zane, notre connaissance de la création lyrique entre 1790 et 1820 a considérablement progressé, et il est à présent possible d’imaginer une version sans doute plus proche des intentions de Spontini, et surtout plus proche du contexte dans lequel La Vestale a été élaboré, celui de l’opéra napoléonien.
Après Olimpie en 2016, le Centre de musique romantique française s’est donc attaqué à l’œuvre-phare de Spontini, en se donnant tous les moyens pour en réussir la résurrection. Si Olimpie avait été confié à Jérémie Rhorer (qui avait dirigé les représentations scéniques de La Vestale au TCE en 2013), c’est Christophe Rousset qui a été choisi pour enregistrer La Vestale, aboutissement logique d’un parcours entamé avec Renaud de Sacchini, poursuivi avec Les Danaïdes de Salieri et Uthal de Méhul. A la tête de ses Talens Lyriques, le chef souligne par sa direction nerveuse tout ce que la partition de Spontini doit à l’univers grandiose de la tragédie lyrique, même si le sujet s’affranchit de toute présence divine. En inventant un épisode historique ne faisant intervenir que des êtres humains, le livret d’Etienne de Jouy s’avance résolument dans la direction de ce qui deviendra le grand opéra à la française. Les tempos sont rapides, tout s’enchaîne implacablement, et l’on ne voit pas passer la grande cérémonie concluant le premier acte (il convient de signaler que tous les ballets ont ici été supprimés : si la version Rousset dure à peine plus de deux heures contre trois pour la version Muti, c’est en grande partie à cause d’une battue nettement plus allante, mais aussi à cause de ces coupes).
La réussite de ce nouvel enregistrement tient aussi au soin avec lequel a été réunie une distribution en tous points adéquate. Le Chœur de la radio flamande a déjà participé à de nombreuses intégrales d’opéra français sous les auspices du Palazzetto Bru Zane : il donne ici une nouvelle preuve de la grande qualité de ses différents pupitres, notamment dans les passages où il parvient à articuler son texte à la vitesse qui lui est imposée. Habitué des productions du Centre de musique baroque de Versailles, Davic Witczak s’acquitte très dignement des deux petits rôles qu’il interprète, les seuls rôles secondaires de cette œuvre. Le Souverain Pontife est un personnage assez peu développé, mais essentiel à l’action : Nicolas Courjal s’y montre plus économe de ces effets théâtraux qui lui sont chers d’ordinaire et fait davantage confiance à sa voix, sans pour autant sacrifier l’incarnation de cette figure sinistre.
Les deux amis que sont Licinius et Cinna ont souvent posé problème, car leur écriture laisse dans l’incertitude quant à leur tessiture exacte. On a ainsi pu entendre un ténor et un baryton aux côtés de Callas, un baryton et un baryton récemment devenu heldenténor chez Muti, ou deux ténors quand Jérémie Rhorer dirigeait l’œuvre au TCE. S’appuyant sur l’identité vocale des chanteurs de la création en 1807 (comme l’explique très clairement Alexandre Dratwicki dans l’article « Un nouveau monde lyrique » qui accompagne l’enregistrement dans le livre-disque), la présente version revient au tandem ténor et baryton, mais un ténor dont le timbre qui n’a rien à voir avec celui de Franco Corelli en 1954, et un baryton capable de beaux aigus. Stanislas de Barbeyrac campe ainsi Licinius avec autant de poésie que de fougue, et on ne trouve guère à lui reprocher qu’un léger cheveu sur la langue, parfois. Tassis Christoyannis n’est pas moins superbe, Cinna frémissant et investi.
Qu’Aude Extrémo soit une Grande Prêtresse capable d’alterner une tendresse quasi maternelle et des imprécations à faire frémir, voilà qui n’étonnera aucun de ceux qui suivent cette mezzo-soprano aux couleurs exceptionnellement sombres. Mais bien sûr, la palme revient inévitablement à la titulaire du rôle-titre, une Marina Rebeka qui s’exprime ici dans un français irréprochable et qui donne définitivement tort à ceux qui, à ses débuts, avaient pu trouver la chanteuse trop retenue, trop réservée dans ses interprétations mozartiennes. Julia trouve en la personne de la soprano lettonne une artiste parfaitement à même de la défendre dans ses diverses facettes, de la noblesse de la déclamation tragique aux éclats inspirés par un amour désespéré. La Vestale méritait amplement un enregistrement de référence, et il est assez piquant que cet opéra français d’un Italien en bénéficie maintenant grâce à un organisme français implanté en Italie.
Oui un TRÈS GRAND enregistrement ! Et je partage totalement votre point de vue .
De toute manière, chaque parution Bru Zane est un événement qualitatif et musical en soit (seul "faux pas " à mon sens, fut l'édition malencontreuse voici déjà qq années d'une Perichole , certes à la distribution flatteuse (De Barbeyrac, et Extrêmo, justement) , mais aux choix musicologiques étonnamment inconséquents et arbitraires, voire prétentieux d'un Minkowski surprenant .