Georg Friedrich Haendel (1685–1759)
Ariodante (1735)
Dramma per musica en trois actes
Livret anonyme adapté de Ginevra, Principessa di Scozzia d'Antonio Salvi d'après Orlando furioso de Ludovico Ariosto
Création à Londres, Covent Garden, le 8 janvier 1735

Mise en scène : Robert Carsen
Direction musicale : Harry Bicket
Lumières : Peter van Praet
Décors et costumes : Luis F. Carvalho
Chorégraphie : Nicolas Paul

Ariodante : Emily D'Angelo
Ginevra : Olga Kulchynska
Polinesso : Christophe Dumaux
Dalinda : Tamara Banjesevic
Il Re di Scozia : Matthew Brook
Lurcanio : Eric Ferring
Odoardo : Enrico Casari

Chef de chœur : Alessandro Di Stefano

Chœurs de l'Opéra national de Paris
The English Concert

Paris, Opéra Garnier, jeudi 11 mai 2023, 20h

Près de quarante ans après la production Pier Luigi Pizzi, et vingt ans après Jorge Lavelli,  Ariodante de Haendel fait son grand retour à Garnier dans une mise en scène de Robert Carsen. Contrariée par un "mouvement social" dont la Grande Boutique a parfois le secret, les premières de ce spectacle ont été données en version concert. L'occasion sans doute de s'épargner visuellement une authentique déception dans la lignée des récents spectacles du metteur en scène canadien mais sans doute pas de passer au travers de la direction anecdotique et très molle de Harry Bicket à la tête de son English Concert. Bref, de quoi sérieusement refroidir les ardeurs et les efforts d'un plateau d'où émergent Christophe Dumaux (Polinesso), Tamara Banješević (Dalinda) et Olga Kulchynska (Ginevra). Très attendue à Paris, Emily d'Angelo n'atteint pas les sommets espérés dans l'incarnation du rôle-titre mais affirme un sens parfait de l'équilibre et du phrasé. 

Olga Kulchynska (Ginevra), Tamara Banješević (Dalinda)

L'entreprise Carsen serait-elle arrivée en bout de course ? On peut légitimement se poser la  question à la lumière de récentes mises en scène qui donneraient volontiers aux reprises des airs des nouvelles productions, tant le style se fait désormais prévisible et formaté. Peu importe le répertoire (baroque, romantique, XXe siècle… Carsen les aborde tous), les œuvres sont invariablement séquencées en situations esthétiquement tirées au cordeau, symboliquement très lisibles et peu perturbantes, assaisonnées d'un humour qui ferait passer Jacques Faizant pour un dangereux moderniste. Ce sont ici des symptômes qui donnent à un nom le statut d'un label qui garantit au spectateur peu regardant de passer une bonne soirée en oubliant au passage qu'une mise en scène n'est pas une mise en boîte et doit exister au-delà du "style" qu'on y repère.

À la décharge de Robert Carsen, Ariodante n'est pas de tous les opéras de Haendel le plus facile à aborder. La faute à un livret touffu qui se prête assez conventionnellement à des effets de coup de théâtre et ne libère pas pour le metteur en scène l'espace expressif qui réussissait mieux à son Alcina et son Orlando. Adapté par Antonio Salvi trente ans avant Haendel pour Ginevra, Principessa di Scozia du compositeur Giacomo Antonio Perti, le livret (dont on ignore l'auteur) reprend la trame originelle développée par l'Arioste dans les Chants 5 et 6 de l'Orlando furioso. Le poème épique raconte comment Renaud, poursuivant ses aventures, arrive en Écosse où il apprend que Ginevra, fille du roi, est sur le point d'être mise à mort, victime d'une calomnie ourdie par Polinesso. Ginevra est condamnée à mourir à moins qu'il ne se présente une personne pour la défendre contre Lurcanio, qui l'a accusée d'impudicité (en réalité une manœuvre de Polinesso). Renaud arrive juste au moment où Lurcanio vient de commencer le combat avec le chevalier inconnu qui s'était présenté pour défendre la princesse. Il fait suspendre le combat, dénonce le calomniateur et lui fait confesser son crime. On reconnaît que le chevalier inconnu est "Ariodant", l'amant de Ginevra que le roi lui donne pour femme. En comparaison avec l'Arioste, Salvi fait d'une part l'économie d'un personnage en fusionnant Renaud et le chevalier inconnu en un seul, puis il introduit des éléments de péripétie comme la peu commode allusion à la tentative de suicide d'Ariodante et sa rencontre fortuite avec Dalinda au début du III. Sans chercher à dissimuler les coutures, Haendel en profite pour faire de la folie de Ginevra l'un des plus courts récitatifs accompagnés de l'histoire de la musique – insolite et abrupte conclusion du second acte.

Eric Ferring (Lurcanio), Christophe Dumaux (Polinesso), Matthew Brook (Il Re di Scozia), Enrico Casari (Odoardo)

Cette production parisienne transpose l'action dans une Ecosse ultra-médiévale dont rien ne nous est épargné des kilts, trophées de chasse et armures en passant par ces insistants motifs tartan vert-bleu qui envahissent la moindre parcelle du décor imaginé par Luis F. Carvalho. Sur ce plan, la production aixoise de Richard Jones n'avait pas eu besoin d'un tel amoncellement de détails pour exprimer l'oppression d'un milieu et d'une tradition. Mais ici, pas de doute, nous sommes ici au château de Balmoral – résidence royale de la famille Windsor. Les références sont surlignées d'un bout à l'autre de la soirée, comme cet immense mur tartané qui descend des cintres à plusieurs reprises pour isoler un personnage durant son récitatif et permettre aux techniciens de changer de décor en un temps record – un exploit d'autant plus remarquable qu'il permet de tromper l'ennui qui s'installe progressivement durant la soirée, regrettant presque l'absence de haggis ou de whisky à l'entracte…

Cet effort paradoxal de maintenir d'une part un aspect "couleur locale" et d'autre part de le tourner en dérision, se lit dans les pénibles scènes dansées où l'on balance entre l'ennui et la gêne. Chorégraphiées par Nicolas Paul, on a droit à d'inoffensifs pas-de-deux, transformés en danse infernales multipliant le personnage de Polinesso pendant le cauchemar de Ginevra au II. Pour le reste, Robert Carsen focalise l'attention sur la guerre de succession et le souci qui taraude le Roi d'Ecosse de marier sa fille à un digne héritier. Fallait-il pour autant se prendre les pieds dans les allusions à la série The Crown et cette horde de paparazzi qui court sans cesse après les protagonistes pour rappeler le parfum de scandale et de success story ? Le parallèle avec les modernes Windsor fait long feu, malgré des détails appuyés comme Lucarnio grimé en Harry ou plus diffus (Ginevra en Kate Middleton, Dalinda en Meghan ?). La ficelle fonctionne mal et finit par encombrer au point où, changeant son fusil d'épaule, Carsen opte pour un lieto fine où les touristes déambulent dans un Balmoral transformé en musée de Madame Tussaud avec toute la famille royale britannique en figures de cire. Ariodante, Ginevra, Dalinda et Lucarnio jettent leurs kilts à la poubelle (verte) et s'habillent en "jeunes" (jean-baskets, sweat à capuche et casquette) – pesante morale et conclusion qui ne manque pas de réjouir la partie du public qui aura résisté à cette éprouvante soirée.

Olga Kulchynska (Ginevra), Tamara Banješević (Dalinda), Matthew Brook (Il Re di Scozia)

Fort heureusement, le plateau offre de belles réjouissances à commencer par l'interprétation remarquable de Christophe Dumaux en Polinesso. Théâtralement et audiblement très à son aise dans ce personnage à la méchanceté outrée, il multiplie les effets imprimant au rôle veulerie et noirceur (Coperta la frode). La Ginevra de la soprano ukrainienne Olga Kulchynska offre de la princesse humiliée un portrait tout en nuances, capable de moduler dans les reprises l'évolution psychologique du personnage (Il mio crudel martoro). À une égale hauteur d'excellence se placera la gracieuse Dalinda de Tamara Banješević dont l'autorité technique et le contrôle du souffle (Se Tanto Piace Al Cor) font mentir les joliesses d'un rôle souvent victime de sa superficialité. Le Lurcanio d'Eric Ferring gagne en brio et en volume ce que Matthew Brook peine à atteindre en Roi d'Ecosse, trop terne de couleurs et de phrasé dans le volubile Voli Colla Sua Tromba. Pour ses débuts à l'Opéra de Paris, Emily d'Angelo démontre des qualités impressionnantes dans la finesse du phrasé et de la ligne, avec des registres d'une densité très tonique. Tout au plus pourrait-on lui reprocher la façon dont elle économise la projection jusqu'au Scherza infida, la voix restant en retrait dans l'acoustique déjà si peu résonante de Garnier. Attentive à ne pas trébucher dans des passages délicats comme le redoutable Con l'ali di costanza, elle libère enfin le volume et le caractère dans le dernier acte, elle offre un Dopo notte engagé et net de toute scorie.

Il fallait à ce plateau une direction et une fosse capable d'en solliciter toutes les qualités pour faire oublier une scénographie au ras des pâquerettes et offrir au chant davantage qu'une simple mise en notes. Faisons le constat que Harry Bicket et son English Concert n'auront pas réussi à relever ce défi. Le premier, par l'atonie du geste et des accents qui n'ont eu pour résultat que de plomber l'interprétation et limiter les chanteurs dans de sages intentions – les seconds par la rugosité des timbres et la platitude des dynamiques expressives. A‑t‑on entendu bassons plus prosaïques dans Scherza infida ? des cordes à la fois imprécises et insignifiantes dans Con l'ali di costanza ? Refermons pudiquement cette description en souhaitant musicalement et scéniquement à Ariodante des cieux meilleurs…

Emily D'Angelo (Ariodante), Olga Kulchynska (Ginevra)

 

 

 

 

 

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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1 COMMENTAIRE

  1. Oui, je suis entièrement d'accord avec vous ! Il serait grand temps que Carsen parvienne à se renouveler ! Ses productions sont d'un systématisme et d'une esthétique qui ont fait long feu et ses productions recèlent désormais un profond ennui !… Personnellement – réaction probablement bête, je vous l'accorde – quand je vois Carsen à l'affiche, je ne vais pas au spectacle lyrrique proposé, et ce depuis une bonne décennie maintenant… Il aura fallu que j'emmène une de mes classes (d'histoire de la musique ) à Bastille, pour assister à des Contes d'Hoffmann d'un ennui incommensurable, (durant la période mouvementée des grèves et juste avant l'épisode covidien), pour me convaincre définitivement que j'avais parfaitement raison de m'être éloigné de cet univers !

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