Nikolaï Rimsky Korsakov (1844–1908)
Le Conte du tsar Saltan
 (Сказка о царе Салтане)(1900)
Opéra fantastique  en quatre actes avec un prologue et sept scènes.
Livret de Vladimir Bielski,  d'après le poème éponyme d'Alexandre Pouchkine (1831).
Création le 3 novembre 1900 au théâtre Solodovnikov (Moscou)

Direction musicale Aziz Shokhakimov
Mise en scène et décors Dmitri Tcherniakov

Costumes Elena Zaytseva

Direction artistique de la vidéo et des éclairages Gleb Filshtinsky

Responsable de la reprise Joël Lauwers

Le Tsar Saltane Ante Jerkunica
La Tsarine Militrissa Tatiana Pavlovskaya
Le Tsarévitch Gvidone Bogdan Volkov

La Tisserande Stine Marie Fischer

La Cuisinière Bernarda Bobro

Babarikha Carole Wilson

La Princesse-Cygne Julia Muzychenko

Le Vieil Homme, 1er Marin Evgeny Akimov

Le Messager, 2e Marin Ivan Thirion

Le Bouffon, 3e Marin Alexander Vassiliev

Chœur de l'Opéra national du Rhin
Chef des choeurs :
Hendrik Haas

Orchestre philharmonique de Strasbourg

Coproduction La Monnaie Bruxelles, Teatro Real Madrid
Dans le cadre du Festival Arsmondo Slave

 

Strasbourg, Opéra national du Rhin, mardi 9 mai 2023, 20h

Voilà un spectacle qui à sa présentation en 2019 à La Monnaie de Bruxelles, avait fait beaucoup de bruit, et il y sera repris à la fin de cette année, en décembre 2023. Entre temps, il passe à Strasbourg dans le cadre du Festival Arsmondo Slave (le festival annuel créé par Eva Kleinitz où l’Opéra s’ouvre à des cultures du monde). Le théâtre a affiché chaque soir complet et en fin de mois de mai on l’entendra à Mulhouse (hélas en version concertante, à cause des restrictions budgétaires).
Et c’est encore une fois un émerveillement devant une production bouleversante et si juste de Dmitri Tcherniakov (qu’il est revenu mettre en place) avec un public enthousiaste qui rappelle tous les artistes plusieurs minutes sans se lasser.

Particulièrement bien défendu par un ensemble de chanteurs pour partie déjà engagés à Bruxelles, avec en fosse le jeune chef Aziz Shokhakimov (35 ans), directeur musical et artistique de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg depuis septembre 2021 qui veille à rendre toutes les couleurs de cette partition luxuriante.
C’est un spectacle total, qui contribue à rappeler encore une fois comme Nikolaï Rimski Korsakov réussit à tresser les origines populaires de cette musique et son traitement à l’éclairage des évolutions de la musique occidentale qu’il connaissait aussi particulièrement bien, mais qui nous dit aussi bien des choses très actuelles sur les contes de fées.

 

L’écureuil magique aux noisettes d'or, Bogdan Volkov ( Gvidon)

Attention conte de fées

Comme son titre l’indique, Le conte du Tsar Saltan est un conte, cela semble un truisme et pourtant, c’est un des deux opéras de Rimski-Korsakov qui porte la nature du récit dans son titre avec La Légende de la ville invisible de Kitège et de la demoiselle Fevronia. Aussi bien en effet La fille de neige, La fiancée du tsar, Le Coq d’or, Sadko donnent seulement le nom du héros en titre. Et presque tous ont été mis en scène par Tcherniakov ici ou là.
En réalité, le mot сказка (skazka/conte) utilisé dans le titre pour le Tsar Saltan, et cказание (skasannie/légende) utilisé dans celui de Kitège dérivent du mot сказ (skas/récit poétique, mais aussi conte), lui-même dans la racine du verbe сказать (skastatj) en russe qui signifie simplement dire., comme si le dire était par essence poétique, sans doute aussi un rappel des origines orales de la tradition des contes populaires. Mais donner dans le titre la nature du récit, c’est prendre de la distance par rapport à lui et déjà le qualifier, c’est-à-dire nous positionner déjà face à cette histoire. Et utiliser la racine du verbe dire pour évoquer le conte, c’est donner à ce genre une place de racine, comme un big bang de notre humanité.
Quand on pense aussi que notre mot poésie vient du verbe grec ποιεῖν/poiein, on a l’impression que deux des activités de base qui font humanité, le dire et le faire appartiennent à la sphère poétique, que ce qui est littérature, conte, légende ou poésie, donne sens à toute notre vie.

Ainsi pour représenter l’opéra de Rimski-Korsakov a‑t‑on deux options, celle de la littéralité, le conte dans la linéarité de son récit, et fait pour émerveiller ses auditeurs directs, les premiers destinataires peut-être, les enfants. Et, pour les enfants, il suffirait peut-être de l’appeler Le Tsar Saltan.
La deuxième option c’est de l’insérer dans un processus théâtral qui place le spectateur adulte face à son double regard, celui de l’illusion et du réel, le mythe platonicien de la caverne dans sa splendeur, l’un des mythes fondateurs du baroque, de l’illusion théâtrale qui va alimenter la scène depuis les origines. Et alors écrire Le conte du Tsar Saltan sonne comme une sorte d’avertissement : « Attention Conte de fées ».

Le conte du Tsar Saltan, prod. Luca Ronconi, Teatro alla Scala, 1988 ©Lelli & Masotti : scène finale

Souvenirs…souvenirs
J’ai eu la chance extraordinaire de découvrir cette œuvre en 1988, à un moment où les scènes européennes représentaient peu ce répertoire-là – c’est moins vrai aujourd’hui, mais cela reste une rareté –. Et souvent l’amateur d’opéra devait visiter Moscou ou (l’alors) Leningrad pour avoir accès à ces œuvres. C’est Luca Ronconi qui mit en scène en mai 1988 pour le théâtre Romolo Valli de Reggio-Emilia, puis pour le Teatro alla Scala le même mois, cet opéra qui était à l’époque totalement inconnu. Si inconnu que la Scala dans sa prudence choisit de le représenter non dans la salle « noble », celle de Piermarini que tout le monde connaît, mais dans celle du Teatro Lirico (l’ex-Teatro della Cannobiana, ouvert un an après la Scala, où fut créé notamment L’Elisir d’amore di Donizetti…) la scène alternative de la Scala où souvent on représentait les créations contemporaines, ou les productions considérées comme secondaires, un Théâtre resté depuis longtemps fermé pour travaux et rouvert fin 2021.

Le conte du Tsar Saltan, prod. Luca Ronconi, Teatro alla Scala, 1988 ©Lelli & Masotti:L'arrivée sur l'île

La production de Ronconi dans des décors de Gae Aulenti (l’architecte du Musée d’Orsay) se déroulait sur deux axes, horizontal (la scène) et vertical : certaines scènes se déroulaient verticalement, comme si le spectateur voyait tout du dessus. Ainsi Ronconi reconstruisait une double illusion où se jouait une sorte de « fausse réalité » sur le plan horizontal et le rêve, le conte, l’imagerie sur le plan vertical. Ronconi, maître absolu d’un baroque moderne, adorait jouer sur les diverses illusions du théâtre et offrait une production (pour moi bouleversante et inoubliable) à double regard en jouant sur diverses illusions, celle du théâtre, de l’opéra, et celle du conte de fées. Un enchantement.

Le conte du Tsar Saltan, prod. Luca Ronconi, Teatro alla Scala, 1988 ©Lelli & Masotti : Le débarquement du tYsar

 

La question du conte au XXe siècle
La question du conte de fées est en effet complexe, multiple et a donné l’occasion tout au long du XXe à des interrogations et des réflexions qui ont structuré à la fois la narratologie et la psychanalyse, mais aussi le cinéma. Que serait Walt Disney sans le conte de fées ? Il l’a si bien utilisé (et raboté) que ses films sont le prisme à travers lesquels les enfants les connaissent le plus souvent.
Le conte de fées est un des fondamentaux pour accéder à la lecture, l’écriture et à l’illusion littéraire, mais il a en outre une fonction formatrice et structurante qui va encore bien plus loin. Il a aussi une fonction thérapeutique qui permet de réguler les peurs, un aspect développé par Bruno Bettelheim dans « Psychanalyse des contes de fées » (1976) – même si l’auteur a été accusé de plagiat : « "Ils (NdR : les contes) sont des traits d'union qui vont permettre à l'enfant de faire des apprentissages de la vie et d'apprivoiser et d'affronter toutes ses peurs, qui sont aussi vieilles que l'humanité ».
Parmi les intérêts de Bettelheim, l’autisme, avec ses effets sur les difficultés à établir des interactions sociales. Un handicap bien plus connu aujourd’hui qu’à l’époque, et qui va être au centre du travail de Tcherniakov.

Bogdan Volkov (Gvidon) et la poupée de la Princesse-cygne

Le travail de fouille à cœur de Tcherniakov
On a rappelé plus haut l’intérêt de Dmitry Tcherniakov sur les opéras tirés de contes russes. Faut-il rappeler que le conte est l’un des objets emblématiques de la réflexion du formalisme russe, notamment à travers du livre célébrissime de Vladimir Propp, Morphologie du conte (1928) prolongé par son ouvrage Les Racines historiques du conte merveilleux, paru en 1946 à Leningrad, qui cite d’ailleurs Le conte du Tsar Saltan.
Il est évidemment très difficile d’imaginer que l’ouvrage de Propp ne fasse pas partie de la culture de base de Dmitri Tcherniakov, d’autant que même les élèves français qui abordent le conte au collège ont intégré, digéré (trop) et appliqué (hélas) à tout ce qui est récit, roman etc… le fameux Schéma narratif de Greimas, spécifique au conte, qui vient en droite ligne de Vladimir Propp.

Carole Wilson (Babarikha), Stine Marie Fischer(La Tisserande), Bernarda Bobro (La-Cuisinière), Tatiana Pavlovskaya (La Tsarine Militrissa). Conte et réalité se mêlent

Le travail de Tcherniakov est d’abord une réflexion sur le conte, mais surtout un récit enchâssé (d’où mes considérations initiales sur le titre de l’opéra) où il insère l’histoire originale dans un autre récit.
On connaît la méthode de Dmitry Tcherniakov : faire sortir des vérités des personnages en les situant dans un contexte décalé par rapport à l’histoire originale. Ce n’est pas trahison comme le ressentent certains, c’est au contraire aller par ce moyen au noyau du récit, en le recentrant autour de la vérité du théâtre que sont les interactions de personnages entre eux. Il va donc ici utiliser le théâtre et les moyens du théâtre pour analyser l’œuvre à un autre niveau.

Bogdan Volkov (Gvidon), qui joue avec ses "trois merveilles" et Tatiana Pavlovskaia (La Tsarine Militrissa), seuls au monde

Dans la ligne évoquée plus haut du conte comme thérapie inspirée de Bettelheim, il inscrit Le Conte du Tsar Saltan dans une autre histoire, un autre récit, celui de l’effort d’une mère d’enfant autiste où pèse l’absence de père et l’hostilité familiale, d’utiliser le conte de fées comme thérapie pour faire sortir l’enfant de son angoisse structurelle et de sa peur du monde et lui raconter sa propre histoire. D’un conte de fées originel, Tcherniakov en construit un autre, et tout le spectacle est un tressage de l’un et de l’autre, puisque l’histoire du conte de Pouchkine repris par Rimski Korsakov et Vladimir Bielski est celle d’un père absent à la guerre (le Tsar Saltan) qui reçoit la nouvelle (fausse) que son fils est un monstre, et qui du coup rejette sa femme (la tsarine Militrissa) et son fils (le tsarevitch Gvidon) , ne les reconnaît plus et les condamne à la disparition (dans un tonneau abandonné aux flots).

Le tonneau

On comprend d’emblée les liens entre récit originel et récit enchâssé : dans le conte d’origine, le tsarevitch est un enfant ordinaire, mais tsarine et tsarevitch sont jalousés par les sœurs, qui profitent de la longue absence du Tsar (à la guerre) pour lui faire parvenir la fausse nouvelle et on comprend comment on passe si facilement de monstre à handicap, un topos de notre histoire humaine, hélas.

La princesse-cygne (Julia Muzychenko) Gvidon (Bogdan Volkov)

Mais le tonneau aborde sur une île, Bouïane, où le tsarevitch sauve un cygne des griffes d’un vautour – en réalité un sorcier. Le cygne qui se révèle être une fée, la princesse-cygne, qui va transformer l’île en île enchantée, un royaume paradisiaque « dont le Prince est l’enfant » et qui va épouser la princesse-cygne. Puissance et bonheur vont régner, jusqu’à ce que le Prince ait envie de connaître son père, qui lui-même a eu écho de ce royaume merveilleux qui semble si puissant, et a envie de le visiter : la rencontre aura lieu, et tout finira bien.

Comme on le voit, le conte de Pouchkine repris par Bielski est lui aussi une double histoire, celle de la mère et du fils abandonnés, et celle de l’île enchantée. Cette dernière s’achève par le mariage du fils et de la princesse-cygne ; « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants » ….
Mais non, elle se prolonge pour que le fils retrouve le père et que tout rentre dans l’ordre. Dans le monde des contes, l’ordre établi doit toujours être rétabli. Deux histoires enchâssées chez Pouchkine, et deux histoires chez Tcherniakov…
Chez Tcherniakov, la mère utilise donc ce conte pour préparer l’enfant à retrouver son histoire, et donc retrouver le monde et son père par la ,même occasion. C’est ce qu’elle explique dans le prologue parlé, où l’enfant (Tcherniakov joue d’ailleurs très habilement sur le physique juvénile et enfantin de Bogdan Volkov, entre grand enfant et très jeune adulte) joue avec des soldats de plomb, un écureuil en plastique et une poupée (la princesse-cygne) qui sont en réalité les trois merveilles du conte de Pouchkine, l’écureuil qui mange des noisettes à la coque d’or enfermant une émeraude, la princesse-cygne qui est une fée et les 33 gardes livrés chaque semaine par la mer pour défendre la ville : le jeune autiste ne cesse de se plonger dans ce conte-là, son histoire, son monde exclusif.
La mise en scène va utiliser les artifices du théâtre pour jouer sur tous les tableaux, travaillant à la fois sur la réalité et sur le monde de l’enfant, sur la superposition du récit, conte et thérapie, la mère jouant le rôle de la tsarine, tandis que l’enfant va rester dans son univers.

Puisque l’enfant ne s’exprime qu’à travers les contes de fées, il y aura deux espaces, séparés par un mur doré :

  • le proscenium, quelques chaises, et l’enfant perdu dans son monde de soldats de plomb, de poupées fétiches 

    L'île enchantée Gvidon (Bogdan Volkov)
  • puis quand le mur se lève, des projections vidéos qui sont les authentiques projections de la psychè de l’enfant sur un rideau de tulle, dont on perçoit au travers tous les rêves, et donc le déroulement du conte de Rimski-Korsakov dans un style d’illustrations de livres d’enfants, de dessins coloriés ou non, le tout fait avec une simplicité apparente, immédiatement perceptible au spectateur (le spectacle est d’une limpidité rare).

Le coup de génie de Tcherniakov est de jouer et de superposer différentes illusions, celles du personnage, avec ses espaces oniriques et dessinés (comme des dessins d’enfant qui réinterprètent la réalité), et celles du théâtre, double pour le spectateur qui embrasse la « réalité » au premier degré (la mère, le fils autiste) et la réalité du conte, parfaitement insérée dans un deuxième niveau, qui serait l’ombre de la réalité : Tcherniakov nous rejoue le mythe de la caverne, le regard distordu de la réalité, principe fondamental de l’illusion théâtrale depuis le baroque, – et l’on rejoint Ronconi qu’on évoquait plus haut.

En outre, racontant l’histoire sous le prisme du jeune autiste, il place le spectateur à ses côtés, qui prend part à cette découverte du monde et qui prend part à son émerveillement : Tcherniakov impose au spectateur un point de vue, celui du jeune fils, plus encore que celui de la mère. Il rend au spectateur des yeux d’enfant, bien mieux que si le conte se déroulait sans ce prisme, il lui rend un regard tendre sur ces dessins, sur cette princesse alanguie, sur ces voûtes ces dômes et ces tours, exactement comme l’enfant qui feuillète un livre de contes et se met à rêver et superposer sa réalité à celle du monde. C’est la magie d’une illusion théâtrale à double détente.

Tatiana Pavlovskaya (La Tsarine Militrissa) Evgeny Akimov (Le Vieil homme)

Et Tcherniakov joue aussi sur nos propres surprises. Car dès le début, dès les premières notes apparaissent sur le proscenium, celui « de la réalité » les personnages du conte, comme sortis de dessins en couleur (leurs costumes sont striés comme dessinés au crayon) des livres, comme « sortis de l’écran », les méchantes et le roi, personnages costumés convoqués pour lancer l’histoire, mise en scène de la mère et projection directe de la psyché du jeune fils.
Tous ces personnages ne viennent pas du théâtre, mais de la salle, de notre monde, comme se dressant du monde réel dans leurs costumes fantasmagoriques pour se jeter sur la scène, traversant en sens inverse le quatrième mur, mêlant réalité et illusion et laissant un instant le spectateur dans le doute que toute la soirée se déroule ainsi sur le proscenium, entre personnages du conte et enfant perdu au milieu d’eux.

Bernarda Bobro (La Cuisinière), Carole Wilson (Babarikha), Stine Marie Fischer (La Tisserande), Tatiana Pavlovskaya (La Tsarine Militrissa) et en arrière plan Bogdan Volkov (Gvidon entendant le plan diabolique de Babaricka)

On comprend d’ailleurs bientôt pourquoi. Cette arrivée des personnages du conte, c’est en fait l’arrivée de tous les personnages négatifs, distanciés par leurs maquillages et leurs costumes, qui vont bientôt rejeter la tsarine et son fils : le père qui va partir à la guerre, les sœurs et la nourrice jalouses, le bouffon et toute la cour, le monde « en trois dimensions » qui va condamner mère et fils et les enfermer dans le tonneau.  C’est, vu sur le mode décalé des livres d’enfants ou des dessins animés, le malheur qui a frappé. Tout est habillé comme dans le conte, et tout vient du monde extérieur (de la salle) et sonne comme cause et racine du mal. Apprendre comment naît le mal pour le conjurer par le Bien
À l’inverse, tout ce qui va ensuite se dérouler dans l’île est en quelque sorte les « plaisirs de l’île enchantée » du jeune Gvidon (j’emploie à dessein ce rappel de la plus grande fête baroque de Versailles). On retrouve donc ces différents niveaux d’illusion qui s’imposent au spectateur par différents procédés, car les personnages qui surgissent dans les premières scènes du proscenium, un peu « poupées d’enfant », éloignent de la réalité, mais en témoignent à la fois de la manière la plus crue : c’est une manière métaphorique de raconter le malheur originel réel qui a frappé l’enfant, le refus du père, parti sans doute par refus d’assumer un fils, et l’isolement de la mère et de l’enfant, souligné par leurs habits d’aujourd’hui au milieu de ces marionnettes vivantes et colorées.
La relation mère-enfant est ainsi soulignée, d’abord par l’évocation du bébé qu’elle porte dans ses bras, seule et abandonnée (le père est parti déjà, très vite, très tôt), puis par ses efforts pour tisser sans cesse le lien avec ce fils qui est à la fois ici et ailleurs, redoutant l’ici pour vouloir l’ailleurs et ne quittant jamais la scène, même lorsqu’il ne chante pas.
On voit comment Tcherniakov utilise tous les artifices de théâtre pour affronter/éviter la réalité, pour « l’euphémiser » tout en ne la fuyant pas. Il joue des détours dont on use pour éviter d’aller droit au but, pour préserver le futur. Il utilise aussi l’écriture, sur le mur doré, comme un mode de communication détourné, possible et en même temps cryptique, mettant le spectateur (non russophone) dans l’incapacité de déchiffrer, de lire de comprendre, comme un obstacle de plus, comme un autre mur invisible (même s’il y a des surtitres, le spectateur est toujours fasciné par une écriture qu’il ne domine pas : elle s’impose à lui)
Et évidemment, ce faisant il crée une nouvelle histoire qui va répondre à la question : la thérapie fonctionnera-t-elle ? Si le conte finit dans la liesse d’un festin collectif, l’autre histoire, l’autre conte où les deux fées sont la mère et l’assistante-soignante (sorte d’aide psychologique) se terminera-t-il en conte de fées ?

Caverne, Repas chez le tsar et bourdon… réalité du rêve et regards de Gvidon (Bogdan Volkov)

Ce jeu parallèle entre conte et réalité va forcément se rencontrer quand le conte fait se rencontrer le Tsar et son fils, d’abord quand le bourdon (en réalité le fils) intervient dans le repas au cours duquel les trois navigateurs de retour de l’île évoquent les trois merveilles, et que les trois vilaines sont piquées. Nous sommes encore dans le monde des contes, (on voit le repas en transparence autour d’une table, avec en projection le décor dessiné du palais, comme dans une grotte (toujours la caverne), c’est le dernier moment où le jeune projette ses rêves.

Retour à la réalité : Julia Muzychenko (la Princesse-cygne en assistante-psychologue), Tatiana Pavlovskaia (La tsarine Militrissa), Bogdan Volkov (Gvidon)

Le quatrième acte est conçu par Tcherniakov comme un retour à la réalité, en exact parallèle avec le premier acte, mêmes personnages, même cour, mais tous en costumes de ville, plus de conte, plus de poupées, plus de marionnettes, le mur doré est retombé, et surtout, plus de jouets-merveilles non plus. Rien de changé pour la mère et le fils, mais la princesse-cygne est l’assistante psychologue qui gère l’expérience. Beaucoup d’agitation, de joie, de confusion volontaire aussi où chacun en fait trop, le père trop intrusif, la mère un peu distraite ne se rend pas compte de l’évolution du fils, d’abord disponible à ce qu’il semble, mais vite étouffé, effrayé par le monde, la réalité brutale.

Tcherniakov réussit à rendre ce qui chez Rimski est joie et festin en une montée dramatique de l’angoisse qui rend tout ce monde insupportable et surtout d’une grande agressivité, l’agressivité du bonheur qui devient étouffement et donc agression. Et au moment où le chœur de tous chante « Les contes sont mensonges » et « Voilà, le conte s’achève ici, vous n’en saurez pas davantage », sorte de clôture brutale de l’histoire, du récit, du rêve, le jeune homme désespéré tape à la porte du mur comme à celle du rêve, mais le conte est fini, et il est seul, s’écroule, agressé par la foule, devant sa mère désespérée ainsi que sa soignante. On comprend que c’est irrémédiable.  La thérapie a échoué. Déchirant.

La foule, l'agression, l'échec :  Tatiana Pavlovskaia (La tsarine Militrissa), Bogdan Volkov (Gvidon), Julia Muzychenko (la Princesse-cygne en assistante-psychologue),

Comme nous l’avions évoqué plus haut, le titre annonçait le conte, et l’épilogue que constitue la fin du quatrième acte le clôt, il s’agit donc, même chez Rimski-Korsakov, d’une histoire à deux degrés, à deux niveaux. Tcherniakov n’invente pas la structure, il la prend en compte pour en tirer toute la moelle et tout ce que le conte susurre, l’abandon, la solitude, mais aussi la manière dont on peut considérer le handicap (« le monstre ») et ses conséquences familiales, il y a dans cette manière de traiter l’histoire quelque chose de profondément personnel, – il souligne dans l’interview qu’il donne dans le programme de salle l’importance des contes de Pouchkine et surtout celle du Conte du Tsar Saltan dans l’éducation des enfants russes, et on sent aussi une sorte de vibration personnelle, celle de l’enfant qui lisait cette histoire et son rapport au monde qui s’est transformé en vision théâtrale. Comme pour Guerre et paix à Munich, il y a dans ce travail quelque chose où se mêle à la fois une culture intellectuelle vive, mais aussi une sensibilité qui va aux tréfonds de racines ou d’histoires personnelles. Est-ce pour cela qu’il a lui-même dessiné les espaces rêvés du jeune Gvidon, qui ont ensuite été animés (magnifiquement) par une équipe orchestrée par son fidèle Gleb Filshtinsky… c’est ce ressenti assez intime au total qui rend ce spectacle encore plus bouleversant et en fait une œuvre d’art, plus qu’un spectacle.

Un spectacle où tout fait corps
Les voix
Comme toujours dans les spectacles qui sont des visions, ils sont un tissage d’éléments divers (Wagner dirait Gesamtkunstwerk) dont le travail sur les personnages et avec les chanteurs est un axe porteur irréductible, et comme toujours Tcherniakov se montre incroyable directeur d’acteurs. Mais il faut en même temps une disponibilité et une confiance mutuelles totales pour réussir ce tour de force.
Tcherniakov le dit dans l’interview citée, il a connu Bogdan Volkov quand celui-ci était en formation à Moscou et le connaît bien, il a senti en lui cette sensibilité qu’on perçoit dans tous les rôles qu’il aborde, en une sorte de présence-absence qui en fait un personnage particulier en scène. Son aspect physique, très juvénile participe de cette impression d’un personnage sans défenses (c’est tellement sensible dans son Lenski). Alors le rôle de Gvidon tel qu’il est voulu par Tcherniakov est évidemment presque construit à son image, avec cette timidité, cet aspect « farouche », ce refus de trop regarder les gens en face, ce corps à la fois grand et presque flasque, qui semble sans armature. On le remarque d’autant mieux que durant tout le prologue et le premier acte il est un témoin muet (mais pas inexpressif, notamment quand Babaricka donne aux vilaines sœurs son plan diabolique) de tout le récit, La composition d’acteur de Bogdan Volkov est absolument phénoménale, sans doute l’une de ses meilleures créations, avec un engagement, une vérité, un naturel qu’on voit rarement à l’opéra, et qu’on a même vu rarement dans ses autres rôles, offrant la vision d’un Gvidon sans âge, entre l’enfant, l’adolescent et le jeune adulte qui n’est pas « pensée » mais toute « sensibilité ».

Bogdan Volkov (Gvidon)

Volkov est aussi un chanteur exceptionnel, à la voix à la fois délicate et claire, toujours magnifiquement projetée, ce qui fait qu’elle porte même dans de grandes salles comme le Grosses Festspielhaus de Salzbourg (Ferrando de Cosi fan tutte) ou la Bayerische Staatsoper (Lenski d’Eugène Onéguine), avec ses qualités de diction – chaque mot est dit, sculpté, faisant ressortir l’extraordinaire beauté de la langue russe, notamment quand il évoque son rêve et la magie du cygne et de la princesse, avec un lyrisme appuyé, ébloui, céleste, mais en même temps, il a su exprimer à d’autres moments dans son chant quelque chose d’un peu sauvage, de presque rauque, ce qui est tout à fait inhabituel chez ce ténor lyriquissime, mais il y a dans son expression quelque chose d’un désespoir structurel qui est celui du personnage voulu par la mise en scène. Une performance absolument unique, évidemment indissociable de ce que veut de lui Tcherniakov et qui en dit long sur l’intériorisation du rôle.
Face à lui la Tsarine Militrissa de Tatiana Pavlovskaya, arrivée en cours de répétitions, qui a dû apprendre le rôle et surtout se glisser dans la mise en scène. La voix est forte, le timbre assez sombre, car elle chante les rôles de soprano dramatique (Isolde, Brünnhilde) et cela s’entend, notamment dans son premier air quand elle évoque la future naissance de son fils. Il reste qu’elle a répondu au défi avec beaucoup de cran, prêtant à ce rôle très lyrique une voix qu’on sent un peu bridée mais elle campe le personnage avec une vraie sensibilité et offre un profil particulièrement émouvant dans ce rôle de mère aimante exclusive et qui va tout droit à l’erreur.

En arrière plan les trois "vilaines", au premier plan Ante Jerkunica (le Tsar Saltan) et Bogdan Volkov (Gvidon)

Dans le rôle du Tsar, Ante Jerkunica prête une voix comme toujours très bien posée, à l’assise large et à la projection avantageuse. On connaît les qualités éminentes du chanteur, doué d’une belle diction, et d’une puissance marquée. Il nous a semblé un poil moins concerné avec une voix certes très présente mais manquant quelquefois de couleur. Notamment à la fin. Est-ce le rôle un peu ambigu que lui donne Tcherniakov, de père un peu gêné aux entournures et finalement dépassé par les événements qui ne sait pas vraiment comment se comporter face à son fils ? Il reste que la prestation est plus qu’honorable, d’autant qu’il avait été annoncé souffrant lors de la première.
Le cygne, puis la princesse-cygne, c’est la voix incroyablement lyrique de Julia Muzychenko, parfaitement contrôlée, au timbre d’une rare pureté, une ligne de chant sans failles, à la fois très présente et très lointaine, qui fait penser par le style de chant au rôle de la Tsaritsa de Shemakha (dans Le Coq d’or) qui requiert les mêmes qualités de contrôle et d’homogénéité. Du point de vue technique et strictement vocal, la performance est exceptionnelle, sans aucune scorie, avec une émission parfaite qui interagit avec l’orchestre d’une manière particulièrement réussie. Magnifique prestation.

Tatiana Pavlovskaya (La Tsarine Militrissa), Alexander Vassiliev (Le bouffon) Evgeny Akimov (Le Vieil homme)

Et comme souvent dans les belles réussites, toute la troupe et l’ensemble des rôles moins importants sont parfaitement tenus, d’abord scéniquement, ce sont des rôles de caractère, qui doivent tous dessiner des figures, pas forcément caricaturales, mais de celles qu’on verrait dans un film d’animation, ou un film pour enfants. Il faut donc que les traits en soient accentués, que la diction soit particulière, que l’on entende le caractère. Parmi cet ensemble un certain nombre étaient à Bruxelles en 2019 et y retourneront fin 2023, et ont donc complètement digéré ambiance et personnages. C’est le cas des vilaines sœurs, la tisserande Stine Marie Fischer et de la cuisinière Bernarda Bobro, qui doivent forcément jouer un duo très profilé, avec des voix différenciées (l’une est mezzo, l’autre soprano), mais à la couleur acidulée assez voisine, des voix qui portent parce qu’elles sont très expressives et aidées par le jeu, tiré au cordeau avec une émission quelquefois proche d’un style parlé. À ces vilaines s’ajoute la voix grave et caverneuse, puissante et expressive aussi de Carole Wilson en vieille Babaricka, celle qui va concevoir le plan diabolique qui éloignera Militrisa, la troisième sœur, très différente des autres (que Tcherniakov isole aussi par son costume moderne). Nous sommes évidemment proches de Cendrillon en ce début, puisque le roi qui a entendu les discours des deux vilaines sœurs, va choisir la troisième comme Tsarine, faisant des deux autres une tisserande et une cuisinière. Ainsi les trois méchantes sont-elles très différenciées par la voix (y compris le mezzo de Babaricka et celui de la Tisserande) donnant une couleur très particulière à l’ensemble avec un orchestre qui tisse ces voix avec une instrumentation très déliée, rappelant la musique folklorique, et les laissant au premier plan (accompagnées de pizzicati, quatrième voix…).

Les autres rôles (six au total) sont tenus par trois chanteurs, le ténor Evgueny Akimov (le vieil homme/premier navigateur) qu’on entend souvent sur les scènes est un vieil homme particulièrement bien dessiné, au timbre marquant et même émouvant,  le baryton Ivan Thirion (le messager/deuxième navigateur) est tout aussi intéressant dans un messager à la voix claire et stable, et  la basse Alexander Vassiliev (Le bouffon/troisième navigateur) campe un bouffon plein de relief, très expressif et énergique, jouant du caractère de bouffon non départi d’une certaine humanité.

Les forces chorales et orchestrales
Le chœur de L’Opéra national du Rhin, en nombre réduit par rapport à ce que réclame l’opéra dans une salle plus vaste (comme à Bruxelles) s’affirme avec une vraie présence, aussi bien quand il est en scène qu’en coulisses (notamment pendant les scènes de rêve de Gvidon), avec de jolies modulations entre les scènes de liesse (à la fin) et celles plus lyriques (la berceuse du premier acte).

Enfin, le tout est dirigé par Aziz Shokhakimov, le directeur musical du Philharmonique de Strasbourg qui a succédé la saison dernière à Marko Letonja. Ce jeune chef ouzbèque un peu plus que trentenaire est l’un des chefs les plus intéressants de la jeune génération, vainqueur de prix prestigieux, qu’on commence à voir dans plusieurs fosses d’opéra. On est frappé par la précision de l’approche, par la clarté du rendu qu’il obtient du Philharmonique de Strasbourg, dans une œuvre où l’importance des couleurs, les singularités de l’instrumentation sont essentiels. Rimski-Korsakov était considéré comme un orchestrateur hors pair, grand connaisseur des musiques traditionnelles de son pays, mais aussi de toute la musique produite en Europe occidentale dont on entend des échos ici (Wagner…) .
Et Shokhakimov emporte l’orchestre avec une grande sûreté, offrant l’exposition d’une palette sonore d’une richesse notable, d’une mosaïque de sons tantôt brillants tantôt mats,  avec des rythmes soutenus, couronnés par ce vrai morceau de bravoure et de dynamique que personne n’imagine faire partie de cette œuvre, le célébrissime vol du bourdon,  qui crée d’ailleurs de menues difficultés à l’orchestre, sans entacher aucunement la puissance de l’interprétation et la grande impression laissée par l’ensemble. 

Et cette merveille n’est pour le politique qu’une variable d’ajustement…
Chaque représentation d’un opéra de Rimski Korsakov soulève étonnements et enthousiasme, et on se demande bien pourquoi il n’est pas plus représenté dans nos contrées. C’est le cas de ce Conte du Tsar Saltan si populaire en Russie et si peu connu chez nous. On regrette d’autant plus que pour des « restrictions budgétaires » les deux représentations prévues à Mulhouse aient été réduites à une, et encore, en version concertante, qui aura lieu le 28 mai prochain.
Cet exemple de culture à la fois raffinée et populaire (le théâtre était plein chaque soir) qui pouvait irriguer un peu la région n’est visiblement pour certains édiles qu’une variable d’ajustement économique. On a honte pour eux.
Si vous en avez la possibilité, osez un petit tour en TGV ou en ICE pour aller voir la production à Bruxelles, qui la reprend au mois de décembre 2023. C’est une des productions les plus marquantes des dernières années, qui montre que l’opéra sait plonger au cœur de nos questions les plus humaines, et merci à l’Opéra national du Rhin d’avoir permis de l’accueillir en France.

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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2 Commentaires

  1. En effet le spectacle le plus émouvant jamais vu.
    Pour moi la caverne est l intérieur du crâne de Givdon, siège de ses rêves et de sa vie parallèle.

  2. Tcherniakov n'est jamais à son meilleur que lorsqu'il "revisite" le répertoire russe ! Je ne peux oublier ses Sadko / Bolchoi, Jeune Fille de neige / Bastille toutes deux heureusement immortalisées par le Blu-ray !
    Effectivement, ce Tsar Saltan me parait fascinant ! j'espère qu'une captation video a été préservée soit à Bruxelles en 19 soit sera chose faite en 23 !

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