Nikolaï Rimsky Korsakov (1844–1908)
Le Conte du tsar Saltan
 (Сказка о царе Салтане)(1900)
Opéra fantastique  en quatre actes avec un prologue et sept scènes.
Livret, de Vladimir Bielski,  d'après le poème éponyme d d'Alexandre Pouchkine (1831) .
Création le 3 novembre 1900 au théâtre Solodovnikov (Moscou)

Direction musicale : Tugan Sokhiev
Mise en scène : Alexei Frandetti
Décors : Zinovy Margolin
Costumes : Viktoria Sevryukova
Lumières : Ivan Vinogradov
Chorégraphie et mouvements : Irina Kashuba
Chef des chœurs : Valery Borisov
Mise en scène des numéros de cirque : Evgeny Shevtsov
Avec la participation d'artistes circassiens .
Voix récitante : Chulpan Khamatova (enregistrement).

Tsar Saltan : Denis Makarov
la plus jeune soeur (Tsaritsa Militrisa): Olga Seliverstova
La cadette (La tisserande): Yulia Mazurova
L'ainée (La cuisinière) : Ekaterina Shcherbachenko
La vieille mère Babarikha : Evgenia Segenyuk
Tsarevich Guidon : Ilya Selivanov
La Princesse-Cygne (d'abord le Cygne): Anna Aglatova
Le Messager : Andrei Grigoriev
Le bouffon : Nikolai Kazansky
Premier marin : Ivan Maximeyko
Second marin : Yuri Syrov
Troisième marin : Igor Podoplelov

Orchestre et chœurs du théâtre Bolchoï de Moscou

Moscou, Théâtre Bolchoï (Deuxième scène), 22 février 2020, 19h

La même semaine le Bolchoï présentait Sadko sur sa scène historique, et sur sa seconde scène l’autre nouvelle production de l’année Le Conte du Tsar Saltan, deux opéras de Rimsky-Korsakov mal connus en Europe occidentale.
Le Conte du Tsar Saltan est une production musicalement exceptionnelle, sous la direction du directeur musical du Bolshoï, Tugan Sokhiev, conçue et mise en scène dans esprit tout différent, celui du conte qui fait rêver et émerveille les enfants, avec acrobaties et artistes de cirque d’ailleurs remarquables, pour un public (en ce samedi soir) largement composé d’enfants séduits (et très sages). Ainsi, loin de la conception de Dmitry Tcherniakov pour Sadko, mais très loin aussi de sa propre production récente de Bruxelles de Tsar Saltan cette production joyeuse et luxueuse est une très grande réussite apte à amener à l’opéra tous les âges, tout en n’étant pas seulement un divertissement pour bambins.

Vol du bourdon

 

Un autre chef d’oeuvre


Quelques remarques préliminaires sur l’ambiance extraordinaire de la soirée. C’est samedi soir, il y a dans l’assistance beaucoup de jeunes, voire de très jeunes partout dans cette deuxième salle du Bolchoï, construite il y a moins de vingt ans dans le style des théâtres du XIXe siècle, aux dimensions plus réduites que la salle historique (environ 900 spectateurs) mais à l’appareil scénique performant. Le public se presse, dans une attente assez joyeuse, on voit les enfants circuler, aller voir la fosse d’orchestre, remonter les travées… Bref, une ambiance de matinée de période de fêtes de fin d’année (à la mi-février…). De fait, la production du Conte du Tsar Saltan, signée Alexey Frandetti, ne désemplit pas depuis qu’elle a été créée en tout début de saison, et elle est visiblement lue comme un conte pour enfants puisque le public est largement composé d’Under20, comme on dit (voire d’Under10) avec des réactions spontanées pendant la représentation, cris de joie, applaudissements devant les performances des artistes de cirque dirigés par Evgueny Shevtsov ou bien devant les décors très réussis de Zinovy Margolin.
C’est donc dans une ambiance joyeuse que toute la soirée s’est déroulée, et de fait la mise en scène d’Alexey Frandetti a un air de fable, décors inventifs, éclairages particulièrement soignés de Ivan Vinogradov, et costumes somptueux de Victoria Sevryukova.
Le conte du Tsar Saltan ne fait pas partie des moins représentés des opéras de Rimsky Korsakov, et dernièrement à Bruxelles Dmitry Tcherniakov et Alain Altinoglu en ont donné encore une magnifique preuve.

Scène finale de la production de Luca Ronconi (1988) dans les décors de Gae Aulenti (Reggio-Emilia, Teatro Romolo Valli, Teatro alla Scala)

J’ai pu découvrir l’œuvre il y a longtemps déjà, en Italie à Reggio Emilia (en 1988)  puis à la Scala dans une mise en scène inoubliable de Luca Ronconi et des décors de Gae Aulenti (architecte du Musée d’Orsay) qui avait résolument joué la carte du récit fantastique plus que du conte. Le titre complet souligne d’ailleurs l’aspect plus narratif que parabolique (qui existe évidemment, on va le voir) de l’œuvre : Le conte du Tsar Saltan, de son fils le glorieux et puissant héros (Bogatyr en russe)((Une figure héroïque des contes de fées russes)) , le prince Guidon Saltanovitch et de la fée la princesse-cygne, qui est le titre même de Pouchkine.  Luca Ronconi déclarait d’ailleurs à propos de cette production et de l’œuvre :

« Déjà Pouchkine est sophistiqué, mais Rimsky encore plus. Le jeu des prodiges et des inventions n’appartient pas au théâtre pour enfants. Que se passe-t-il ? En bref, dans le prologue, trois femmes se racontent ce qu’elles feraient si elles étaient tsarines. Le Tsar les entend et choisit celle qui dit qu’elle lui donnerait un fils qui serait un héros. Les deux autres et la nounou sont hostiles à l’élue et en font de toutes les couleurs. On arrive à la décision de faire jeter à la mer la jeune femme et le nouveau-né dans un tonneau. Ils arrivent sur une île puis dans une cité merveilleuse. A la fin, le Tsar Saltan regrette son geste, le fils qui a vite grandi va le chercher en se transformant en bourdon, il y aussi un cygne qui se transforme en princesse et entre enchantements divers et punition des méchants, on arrive à une fin heureuse. »
Ainsi Luca Ronconi résume-t-il l’œuvre d’où est tiré le fameux « Vol du Bourdon », seul extrait universellement connu de l’œuvre, une œuvre où voisine le monde des hommes et celui des animaux (et pas seulement le bourdon et le cygne), comme souvent dans les contes russes ainsi que le monde marin, comme souvent chez Rimsky-Korsakov

Ronconi pose le débat qui a un peu agité la critique après cette production moscovite : est-ce un conte pour enfants ou une histoire pour adultes. Parallèlement, Tcherniakov a fait de Sadko une histoire d’adultes, comme nous l’avons souligné.

 

Un récit lisible de 7 à 77 ans

Un récit fantastique : couverture de l'édition de 1905 du récit en vers de Pouchkine (Edition Bilibine)

Alexey Frandetti soutient que tout conte pour enfant est aussi fait pour les adultes, et de toute manière fait aussi de ce récit fantastique une parabole assez lisible au moins pour un public russe, qui va évidemment au-delà du conte. Il lui donne l’allure d’une sorte d’album, puisque les actes sont précédés de quelques extraits du texte de Pouchkine enregistrés par la très célèbre actrice Chulpan Khamatova, sur un fond qui rappelle la couverture de l’édition de Bilibine en 1905, quelques années après la création.
Mais il est tout aussi évident que l’intervention des artistes de cirque (avec l’amour que le public russe a pour le cirque et la tradition circassienne), la présence d’animaux fabuleux, le côté festif de toute la représentation sont des ingrédients qui en soi fascinent les enfants, et de fait la représentation avec ses couleurs, ses maquillages, ses personnages souvent à la limite de la caricature renvoie un peu au monde de la marionnette. Par ailleurs, c’est une situation qui au départ ressemble à Cendrillon, il y a une mauvaise mère qui préfère deux filles à la troisième, il y a un prince qui justement la choisit et la jalousie des autres. Mais d’une certaine manière, c’est d’une suite de Cendrillon qu’il s’agit, fondée sur le complot des méchantes contre la gentille, mais aussi sur la crédulité du Tsar, ensorcelé par la sorcière Babarikha, la vieille mère (la nounou chez Ronconi).

Un univers circassien

 

Il s’agit de donner au spectacle l’aspect d’un récit clair et lisible par tous, et le metteur en scène Alexey Frandetti choisit à la fois de rappeler le récit pouchkinien par les lectures, mais aussi en modifiant légèrement le déroulé, en trois actes et un prologue et non en quatre actes : il réunit les deux derniers actes en un seul, donnant à l’acte II (le plus beau le plus poétique) la valeur d’un pivot.
Mais, et c’est aussi ce que veut souligner Alexey Frandetti dans sa lecture, le Tsar Saltan chasse sa femme et son fils, à la suite d’une fausse dénonciation de Babahrika (sans la vérifier : peu après le mariage, il est parti à la guerre…). Jetés dans un tonneau, ceux-ci se retrouvent sur leur île de Buyan et bientôt projetés à la tête de la cité merveilleuse de Ledenets dont ils seront les maîtres, parce que Guidon le jeune fils (qui grandit vite) a sauvé les habitants d’un méchant sorcier qui voulait aussi couler le tonneau, mais aidé du cygne (qui a fait tout le boulot) le sorcier est vaincu.

La cité idéale de Ledenets ressemble furieusement à Saint Petersbourg

Comment représenter la cité « idéale » de Ledenets ?
Frandetti lui donne le profil de Saint Petersbourg, le décor magnifiquement éclairé fait voir notamment la vieille bourse, Saint Isaac, Saint Sauveur-sur-le-Sang-Versé et la forteresse Pierre-et-Paul. Décor accueilli par une ovation de la part du public, sur la merveilleuse musique de l’aube, l’un des moments les plus émouvants de l’opéra (dernière partie du deuxième acte) sur un fond bleu et avec des habitants habillés en costumes XVIIIe.

On comprend alors le sens que donne Frandetti à la parabole et qui fait de cette histoire non un simple conte pour enfant, mais la transfiguration en récit fantastique du rôle de Pierre-le-Grand. Ainsi Guidon le fils de la Tsarine devient modèle du bon gouvernement et du bonheur qui va finir par arriver aux oreilles du Tsar Saltan.

"L'ancien monde" , départ pour la guerre du Tsar Saltan

En même temps, si le fils est le réformateur-auteur de la plus merveilleuse des villes, le père qui l’a chassé se trouve rejeté dans les représentants de l’ancien monde, en habits XVe/XVIe avec broderies multicolores et fourrures, plus rude, qui n’a rien de l’élégance accomplie du nouveau. Ce monde ancien, c’est celui non de la civilisation mais de la guerre, et c’est celui qui désormais manque du discernement minimum
Ainsi la parabole voulue par Frandetti est claire : c’est Guidon qui montre le chemin et qui impose la modernité et le rêve, comme Pierre le Grand est le fondateur de la Russie moderne, et Saltan évidemment saisi de nostalgie et de remords d’avoir abandonné et sa femme et son fils comprend qu’il lui faut changer : il pardonne, retrouve sa femme, et pardonne même aux méchantes sœurs (comme toujours la clémence est l’apanage des grands souverains) : le pardon est le signe de la transformation du souverain qui de guerrier obtus devient souverain éclairé. De Saint Petersbourg est venue la lumière…
Cette lecture est ainsi à la fois faite pour les enfants et pour les adultes : il s’agit de montrer que la modernité (même au prisme d’un regard historique) finit par s’imposer, même sur la résistance des forces plus traditionnelles, et que l’histoire de la Russie a cette double postulation, une culture millénaire à fois fascinante et archaïque, et d’un basculement à la fin du XVIIe qui la projette au niveau des autres états européens. La musique de Rimsky elle-même est à l’image de cette parabole, elle tient profondément compte des évolutions musicales du siècle, et notamment Wagner, mais pas seulement, sa science de la couleur le rapprochant aussi beaucoup de la musique française, mais en même temps il se plonge dans la tradition et les mélodies anciennes : On a déjà vu dans Sadko cette allée et venue entre tradition et modernité, c’est même un peu le thème du travail de Tcherniakov.

Ancien et nouveau monde : père et fils, Tsar Saltan) et Guidon

Il est certain que cette production du Conte du Tsar Saltan est « traditionnelle » au sens où elle ne délivre pas de « lecture » d’un metteur en scène démiurge, mais qu’elle délivre un discours compréhensible de 7 à 77 ans et que chacun y prend son plaisir où il veut : la présence des circassiens est un émerveillement pour les enfants et les adultes, le décor qui n’est pas si complexe, est magnifiquement mis en valeur, les éléments culturels russes sont clairs, les influences « étrangères » très lisibles, c’est une petite leçon qui ravit tout le public : j’ai rarement entendu autant d’applaudissements à scène ouverte, de cris « bravo »  dans une représentation d’opéra pendant la représentation. Alexey Frandetti a produit un spectacle qui emporte tout le public, avec une conduite d’acteur correcte qui n’a rien de vieillot, que demander de mieux ?

 

La réalisation musicale

D’autant que la réalisation musicale de l’ensemble montre une fois de plus la solidité de la troupe et des forces du Bolchoï, dirigées par leur directeur musical, Tugan Sokhiev qui anime l’ensemble avec une vigueur et aussi une poésie qui jamais n’est oubliée, avec une distribution particulièrement solide, très homogène, où une fois encore personne ne dépare.
Notons enfin qu’en ce samedi 22 février, il y a deux représentations successives de la production (qui dure 3h30 au bas mot), l’une à 12h l’autre à 19h30, et que Sokhiev dirige les deux…
Il n’y a pas dans Le conte du Tsar Saltan de rôle écrasant comparable à celui de Sadko, ni même de rôle féminin comparable à Volkhova, même si le rôle de la princesse Cygne présente de notables difficultés, et même si Guidon et la tsarine Militrisa sont peut-être plus sollicités. Le rôle du Tsar Saltan par exemple est épisodique (prologue, fin de l’acte III, et deuxième partie de l’acte IV), les deux filles et la sorcière sont très présentes au prologue et à l’acte I (l’acte où se trame leurs méfaits en l’absence du tsar qui les croit sur parole sans laisser à sa femme la possibilité de se défendre), puis à l’acte IV.
L’écriture vocale de Rimsky-Korsakov n’est pas facile : elle demande des voix capables de jouer sur les deux bouts du spectre, avec des passages particulièrement ardus de l’un à l’autre. Dans Le Conte du Tsar Saltan le rôle de Saltan est moins sollicité, c’est sans doute aussi pour des raisons dramaturgiques : Saltan n’est pas vraiment le modèle du bon souverain, mais il est bien défendu par la basse Denis Makarov, arrivé assez récemment au Bolchoï où il chante Basilio, Colline, Pimen entre autres qui a ce léger aspect caricatural, comme sorti d’un album, et distancie la figure du tsar .

Olga Seliverstova (Tsarine Militrisa) et Denis Makarov (Tsar Saltan)

En revanche Guidon, son fils est un rôle assez redoutable pour un ténor : il doit avoir sans cesse une voix jeune, plutôt fragile (il est un enfant, puis rapidement devient adolescent et puis un jeune homme) : si la voix d’enfant n’est pas sollicitée, elle l’est pour les deux autres âges. Comme le dit le titre c’est un богатырь, un bogatyr, un héros bon et puissant qui réalise des prouesses comme combattre le sorcier qui veut l’empêcher d’aborder l’île salvatrice. Il lui faut donc une voix qui soit aussi celle du héros, large, assise, presque comme s’il devait chanter Alfredo avec des couleurs et la largeur d’un Siegmund en même temps. Et c’est bien la difficulté dont se sort avec les honneurs le jeune et valeureux Ilya Selivanov, tout jeune chanteur, entré dans la troupe du Bolchoï en 2018/19, un authentique ténor lyrique (il chante Alfredo, Lensky, mais aussi Almaviva du Barbier de Séville) : la voix est juvénile, claire, effectivement très lyrique, mais il tient aussi de beaux et larges aigus, et en plus, il a le physique du rôle.
La princesse-cygne, la bonne fée (avec des jolies transformations à vue du personnage) qui protège Guidon et qui se révèle être une merveilleuse princesse à la fin a sans doute le rôle vocalement le plus délicat. Mais comme pour Guidon, cette voix apparaît fragile et légère, et tout à coup demande une belle assise, une tenue de souffle éminente pour monter à l’aigu, et la performance e la jeune Anna Aglatova est vraiment réussie. Elle allie une sorte de fragilité et de jeunesse, avec un timbre charnu, et une voix quand même affirmée. Vraiment une très belle performance On va la voir à Zürich dans Corinna du Viaggio a Reims, c’est une Susanna des Nozze di Figaro (qu’on a vue avec Rhorer très récemment au TCE).
Olga Seliverstova a le rôle de la mère de Guidon, la Tsarine Militrisa, victime de ses deux autres sœurs. C’est à peu près la même voix que la princesse-cygne à ceci près qu’elle doit elle aussi devenir de fragile jeune fille (c’est la plus jeune des trois sœurs au début de l’opéra) une maman adulte, suffisamment encore jeune pour la scène finale où elle retrouve son mari. C’est en quelque sorte une Susanna qui finit Contessa (comme souvent les interprètes de Susanna. Olga Seliverstova est très musicale, avec une voix puissante, bien projetée, et une diction claire. Belle performance.

Les méchantes…

Les deux autres sœurs sont confiées ce soir à Yulia Mazurova (la tisserande) et Ekaterina Shcherbachenko (la cuisinière), très expressives dans leur rôle de caractère. Ekaterina Shcherbachenko, bien connue dans les théâtres européens où elle chante les grands rôles du répertoire se retrouve ici dans un rôle relativement réduit, joies du théâtre de répertoire (remplaçant sans doute l’une des titulaires parce qu’elle n’est pas affichée dans la distribution indiquée dans le programme. La sorcière Babarikha c’est Evgenia Segenyuk, voix à l’assise charnue, une voix de mezzo dramatique et imposante, qui sait varier les couleurs de ce rôle, dans une mise en scène où les trois méchantes sont caractérisées de manière presque indistincte scéniquement.
Sans vouloir faire de méchant jeu de mot, la force de ces distributions (on l’avait déjà constaté dans Sadko) c’est qu’elles n’ont aucune faiblesse, c’est leur haute qualité uniforme et leur homogénéité. Une troupe au sommet. La distribution est complétée par le messager du baryton Andrey Grigoriev au timbre sombre et séduisant et le bouffon de Nikolai Kazansky à la voix de basse veloutée et particulièrement profonde, sans oublier les trois marins (qui semblent sortis d’un tableau hollandais du XVIIe) d’Ivan Maximeyko, Youri Syrov et Igor Podoplelov.
L’ensemble de la distribution non seulement défend musicalement l’œuvre, mais s’implique si fortement dans le jeu que le public exprime aussi souvent sa satisfaction pour la performance et pas seulement pour les artistes de cirque ou la production.

La musique composée quelques années après Sadko pour marquer le 100ème anniversaire de Pouchkine contient des moments à la fois spectaculaires avec sonneries au cuivres dès le départ (il n’y a pas de prélude, mais le prologue tombe in medias res après quelques mesures aux cuivres), elle alterne conversation, scènes d’ensemble, et moments notamment symphoniques d’une grande poésie ( début du deuxième et lever de soleil sur la ville merveilleuse de Ledenets), le deuxième acte est sans doute le plus émouvant et pour moi le plus réussi. Toutes les parties symphoniques sont dans les intermèdes entre les actes, et elles se développent de manière fascinante. Et Rimsky-Korsakov donne des couleurs très différentes à chaque acte, change fréquemment le tempo, passe subitement du lyrisme à la pompe un peu ironique, avec une instrumentation qui varie, laissant les cordes dominer avec des moirures particulières puis des cuivres plus heurtés, quelquefois même à la limite de la tonalité. Il y a des moments presque debussystes, d’autres au bord de Wagner (à la fin notamment), puis on passerait presque à Strauss voire à Schönberg et enfin toujours en filigrane, ces mélodies et danses populaires russes. Les changements sont brutaux, au gré d’une histoire elle-même un peu heurtée : il est clair que les parties initiales avec les deux filles et la sorcière, face à celles de Guidon, sa mère et de la princesse-cygne sont de couleurs radicalement différentes. Ainsi l’œuvre est-elle presque stylistiquement insaisissable, tant elle est habile, tant elle colle aux moments très différents de ce récit avec néanmoins, – et c’est ce qui frappe- une vraie couleur d’ensemble qui ne laisse jamais l’impression d’hétérogénéité.
Tugan Sokhiev est l’artisan de cette réussite musicale éclatante, dans un théâtre aux dimensions relativement réduites où les variations de style et de volume pourraient bien vite saturer. Il ne couvre jamais les voix, tout en conduisant l’orchestre avec un relief tout particulier et une belle énergie. L’orchestre du Bolchoï déploie une palette de couleurs assez incroyable (fabuleux début du deuxième acte, avec son (tout) petit air de Götterdämmerung) avec des parties solistes magnifiquement dominées – pas une scorie certes, mais aussi un allant, un rythme, comme une joie de jouer qui se communique à l’auditeur comblé. Une direction musicale qui réussit à être grandiose à certains moments, à d’autre plutôt intimiste, qui réussit aussi à être dramatique, mais aussi ironique, avec un sens aigu des variations d’équilibres instrumentaux, c’est ce que les italiens appellent concertazione, manière de mettre ensemble le groupe en n’oubliant jamais de faire de la musique et non pas de jouer seulement les notes. C’est un moment fascinant pour l’auditeur parce que cette musique si souvent sinon décriée sinon ignorée par nos contrées déploie ici d’ineffables beautés sonores. Et la confrontation avec Sadko à trois jours de distance nous confirme la richesse d’invention mélodique de Rimsky-Korsakov.Une soirée merveilleuse, où l’auditeur se laisse aller à la pure joie de l’écoute et du spectacle, bercé par les cris de joie du public, les yeux écarquillés des enfants, et qui finit par sortir dans la nuit moscovite (pas si froide) requinqué et heureux.

 

Mémoire de l'opéra : Autre image de la production Ronconi : l'arrivée de Saltan à Ledenets

 

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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