"Paradise Lost"
Anna Prohaska, soprano, Julius Drake, piano

Maurice Ravel, « Trois beaux oiseaux du Paradis » (Trois chansons)
Leonard Bernstein, « Sihouette (Galilee) »
Olivier Messiaen, « Bonjour toi, colombe verte » (Harawi)
Gabriel Fauré, « Paradis » (La Chanson d’Eve)
Claude Debussy, « Apparition »
Daniel Lesur, « Ce qu’Adam dit à Eve » (Clair comme le jour)
Hugo Wolf, « Die Spröde », « Die Bekehrte » (Goethe Lieder)
Johannes Brahms, « Salamander » (5 Lieder)
Aribert Reimann, « Gib mi den Apfel » (Kinderlieder)
Benjamin Britten, « A Poison Tree »
Hans Pfitzner, « Röschen biß den Apfel an » (Alte Weisen)
Maurice Ravel, Air du Feu (L’Enfant et les sortilèges)
Serguei Rachmaninov, A‑ou (6 Romances)
Charles Ives, « Evening » (114 Songs)
Henry Purcell, « Sleep, Adam, sleep »
Franz Schubert, « Auflösung », « Abendstern »
Robert Schumann,
« Jetzt sank des Abends goldner Schein » (Paradies und die Peri),
« Warte, warte wilder Schiffmann » (Liederkreis)

Enregistré en juillet 2019 au Studio 2, Bayerischer Rundfunk, Munich

1 CD ALPHA581. 64 minutes

Enregistré en juillet 2019 au Studio 2, Bayerischer Rundfunk, Munich

Pour son cinquième récital au disque, Anna Prohaska propose un bouquet de mélodies des XIXe et XXe siècles autour du personnage d’Eve, de la tentation et de l'expulsion avec Adam du paradis terrestre. Le programme est habilement composé et inclut quelques intéressantes raretés. Si le premier groupe de mélodies françaises risque de laisser l’auditeur sur sa faim, la partie Lieder et Songs permet en revanche de retrouver la soprano autrichienne sur ses terres d’élection, accompagnée avec virtuosité par le pianiste Julius Drake.

Anna Prohaska est une artiste que l’on entend peu en France. Un remplacement au pied levé dans Dido and Aeneas dirigé par Currentzis à la Philharmonie en février 2014, Blonde dans L’Enlèvement au sérail à Garnier quelques mois plus tard, Morgana d’Alcina à Aix-en-Provence en 2015, un concert Shakespeare au Théâtre des Champs-Elysées en juin 2018, et c’est à  peu près tout. L’été 2020 aurait dû voir son retour au festival d’Aix pour Innocence, le nouvel opéra de Kaija Saariaho, retour pour l'instant compromis par un virus importun et suspendu à la décision d'une captation vidéo. Sa carrière, le soprano autrichienne la passe en majeure partie à Berlin (Staatsoper), où elle est Poppée, Pamina, Zerline, Ännchen ou Suzanne ; pour le reste, Munich, Hambourg, Vienne et Salzbourg principalement, plus quelques échappées à Londres ou Amsterdam. Néanmoins, pour être rare sur les scènes de l’hexagone, Anna Prohaska est très présente au disque. Depuis Sirène sorti en 2011 chez Deutsche Grammophon, elle revient régulièrement avec un nouveau récital thématique : Enchanted Forest en 2013 était consacré à Purcell et ses contemporains ; centenaire du premier conflit mondial oblige, Behind the Lines en 2014 réunissait des mélodies autour du thème de la guerre ; puis, chez Alpha, Serpent & Fire en 2016 associait les figures de Didon et de Cléopâtre dans l’opéra baroque.

Petite-fille du chef d’orchestre Felix Prohaska, Anna Prohaska n’est pas de ces chanteuses qui redoutent la musique de notre temps : Berg et Henze figurent dans sa discographie, elle a participé à  la « ritualisation » du Grand Macabre par Peter Sellars, et tenait l’un des rôles principaux lors de la création mondiale de Babylon, de Jörg Widmann, en 2012. Germanophone mais de mère anglaise, elle est aussi à l’aise dans les deux langues, comme le prouvent ses incursions régulières dans la musique britannique.

Pour Paradise Lost, la soprano a choisi de s’intéresser plus particulièrement à des mélodies des XIXe et XXe siècles (avec tout de même un air de Purcell), le fil directeur étant le personnage d’Eve, la tentation d'Adam et leur expulsion du paradis terrestre. Les compositeurs convoqués parlent essentiellement trois langues : l’allemand, très majoritairement, des premiers romantiques jusqu’à Aribert Reimann en passant par Pfitzner ou Hanns Eisler ; l’anglais, britannique de Britten ou américain de Charles Ives ou George Crumb ; et le français, celui de Debussy, Ravel et Messiaen (plus un détour par le russe de Rachmaninov).

Réglons tout de suite le sort de la partie française, qui risque fort de décevoir l’auditeur dont c’est la langue maternelle. En effet, par trop attentive à la limpidité du son, Anna Prohaska commet l’erreur d’y négliger le sens : si chaque son individuel est correctement articulé, il manque le phrasé qui rendrait chaque poème plus intelligible (même si le Mallarmé d’ « Apparition » ne l’aide guère sur ce plan, il faut le reconnaître). Si l’air du Feu, extrait de L’Enfant et les sortilèges, tombe à plat, sans menace ni danger, on est en revanche ravi d’entendre un extrait d’Harawi ou de découvrir un extrait de Clair comme le jour, recueil de Daniel-Lesur sur des poèmes de Claude Roy, créé en 1945 par Gérard Souzay.

Dès que l’on passe aux lieder, la soprano redevient diseuse et parvient à mieux doser l’équilibre entre beauté sonore et valeur des mots, elle sait colorer son discours de manière plus variée, comme pour « Der Salamander » de Brahms ou dans l’extrait du Liederkreis. Si Schubert, Schumann, Hugo Wolf et Mahler sont familiers des mélomanes, le Pfitzner relève bien davantage de la rareté (et le compositeur s’y montre inventif), et les Kinderlieder composés en 1961 par Reimann ne font pas forcément partie du plus connu. Quant au dramatisme de l’extrait du Knaben Wunderhorn, on se demande d’abord si cette voix essentiellement légère s’y épanouira vraiment, mais Anna Prohaska relève le défi avec panache.

En anglais, on retrouve l’interprète d’exception de Purcell dans « Sleep, Adam, sleep », drame miniature, hélas trop court. La mélodie de George Crumb étonne presque par sa sagesse, mais il s’agit d’une œuvre de jeunesse, composée à 18 ans. Britten mettant en musique William Blake à 22 ans paraît autrement plus téméraire.

Dans un tel programme, on devine aisément que le pianiste ne saurait être un simple comparse qui s’efface derrière la chanteuse. Tous les compositeurs ici convoqués ont eu à cœur d’écrire une partie de piano exigeante (« Auflösung » n’est pas « Erlkönig » mais n’a rien d’une promenade de santé pour l’accompagnateur). Par sa virtuosité comme par la profondeur de son jeu, Julius Drake se montre constamment à la hauteur. C’est également à lui qu’on doit l’arrangement de la plage supplémentaire figurant à la fin du programme, « I will give my love an apple », chant traditionnel pour lequel Britten avait en son temps proposé un accompagnement plus audacieux, dont les harmonies s’éloignaient davantage de celles de la ligne de chant.

 

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Harald Hoffmann

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