
Sur le papier faire de Turandot une odyssée high tech où les codes de la Chine impériale sont remplacés par ceux des jeux vidéo pouvait faire craindre le pire. C’est pourtant le défi que s’est fixé Franc Aleu, ex vidéaste du fameux collectif catalan La fura dels Baus auteur, entre autres, d’une inoubliable Damnation de Faust présentée à Salzbourg en 1999, pour sa première mise en scène en collaboration avec Susanna Gomez. Transposée dans une galaxie lointaine à une époque indéterminée, l’intrigue de Gozzi que l’on croyait liée à la seule imagerie chinoise, subit une nouvelle jeunesse. Epaulé par de fidèles acolytes Carles Nerga à la scénographie, Chu Uroz aux costumes, Marco Filibeck aux lumières et José Vaaliña pour la partie multimédia, Franc Aleu ne recule devant aucun des procédés techniques aujourd’hui disponibles sur la scène internationale. Si au premier acte le peuple en combinaisons et lunettes futuristes, protège la Princesse sanguinaire en occupant un immense escalier-amphithéâtre sur tournette qui protège en son centre l’entrée du palais, le second plus onirique diffuse d’étonnantes projections vidéos, corps en lévitation, hologrammes poétiques ou effets de bulles de savon qui enserrent Ping, Pang, Pong, le dernier faisant la synthèse des deux précédents en privilégiant les scènes de foule toujours plus imposantes. La direction d’acteur n’a rien de révolutionnaire, de facture classique lorsqu’il s’agit de fournir aux personnages principaux quelques rudiments essentiels, mais la réalisation confiée au français Benoit Toulemonde, permet de saisir l’essentiel de cette lecture qui regorge de remarquables éléments visuels, sans doute excessifs en direct, mais bluffant à l’image. L’apparition de Turandot au milieu du 1er acte en image virtuelle géante et inaccessible – en hommage au Métropolis de Fritz Lang – renforce son immatérialité, le trône doré de l’Empereur flottant au centre d’une coupole kaléidoscopique, ou la mort de Liù électrocutée en place publique (et non plus vouée au suicide), constituent les moments forts de cette production pleine d’imagination.

Puccinien convaincu, Josep Pons dirige la partition en esthète, soulignant la modernité de l’écriture et réussissant à trouver un équilibre parfait entre l’épure poétique et les outrances hollywoodiennes de certaines pages. Titulaire indétrônable, Iréne Theorin demeure la Turandot de sa génération, présence hiératique, organe surhumain, elle tétanise, intrigue, subjugue avant de surprendre lorsqu’elle baisse la garde et s’avoue vaincue, amoureuse enfin dès lors que le Prince inconnu lui a retiré son diadème-lunette (symbole de sa puissance) qui la séparait du monde sensible. Face à cette force de la nature, Jorge de Leon ne se laisse pas impressionner. Son Calaf ne possède pas un timbre inoubliable, mais le ténor a du coffre et une technique aguerrie pour venir à bout de ce rôle redouté.

Musicienne accomplie, Ermonela Jaho compose une Liù idéalement chantante, expressive et vibrante qui se distingue à chacune de ses apparitions par des aigus opalescents qu’elle file avec bonheur. Alexander Vinogradov est un excellent Timur, Chris Merritt un honorable Altoum, le trio Ping, Pang, Pong étant brillamment interprété par Toni Marsol, Francisco Vas et Mikkeli Atxalandabaso, les membres du Chœur du Gran Teatre del Liceu complétant somptueusement cette soirée anniversaire.
