C’est un plateau presque vide que frappe la lumière des projecteurs. Seule, une table se trouve au centre d’un rectangle blanc au sol. Un parti pris de simplicité comme donnée de départ, qui ne recherche résolument pas le raffinement des décors et l’élaboration complexe de certaines mises en espace. L’entrée du comédien-acteur – au sens racinien de « personnage » comme le précise François Gremaud en note dans son texte – est tout aussi sobre. Vêtu d’un jean et d’un t‑shirt blanc, Romain Daroles arrive à cour, d’un pas décidé, saluant le public, chaleureux et manifestement enthousiasmé de se trouver là. Un détail : il tient le livre censé contenir le texte de la pièce, comme la couverture le laisse percevoir immédiatement. Ce signe discret mais d’une grande ingéniosité nous fait d’emblée basculer dans la mise en abîme et on comprend alors que cette sobriété affichée jusque là n’est finalement qu’un trompe‑l’œil.
Dans une théâtralité revendiquée sans détour, le jeune homme annonce « une heure quarante précisément » de spectacle. Quelques précisions s’imposent pourtant sur le titre qui pourrait induire le public en erreur. Le point d’exclamation sur la couverture que le comédien dissimule ou révèle suivant la position de sa main est le moyen d’échapper à la confusion. « Phèdre ! (…) est une pièce contemporaine, prétextant parler justement de cette pièce – un petit peu, si vous voulez, comme je le fais en ce moment – finit par raconter (…) une autre pièce (…) je veux parler de Phèdre – sans point d’exclamation cette fois – Phèdre de Jean Racine ». Ce préambule métathéâtral absolument essentiel fait entrer de plain-pied dans le dédale du spectacle. Comme peut-être un reflet contemporain du labyrinthe du Minotaure, demi-frère de Phèdre.
La simplicité immédiate et apparente n’est décidément qu’un leurre. Pendant une heure quarante en effet, et seul en scène, Romain Daroles dans « une façon d’orateur » – autrement dit, dans un exercice de parole vivante – n’évite ni la digression didactique ni le bon mot. Avec son accent chantant, il rappelle l’ascendance de la femme de Thésée, glissant vers d’autres récits mythologiques avec brio et jubilation – par exemple, la naissance de Pasiphaé, fille d’Hélios résumée en un imparable Sea, sex and sun – il rappelle différents concepts comme la catharsis aristotélicienne, il indique la mesure de l’alexandrin – jusqu’à son évolution chez Hugo ayant « disloqué ce grand niais » – il souligne soigneusement la différence entre les rimes féminines et masculines, s’adressant au public toujours destinataire de son propos. Le texte de François Gremaud allie avec finesse souci de précision et effet de surprise. Comment ne pas sourire en entendant le jeune homme citer les paroles de « La Mamma » d’Aznavour ou encore celles de Claude François dans « Alexandrie, Alexandra » au fil de son discours ? La culture populaire s’invite ici sans fausse note. En effet, il y a quelque chose de foncièrement familier dans la manière que le jeune comédien a de s’adresser au public. Un naturel immédiat. Une aisance désarmante.
Il reste que le récit de la pièce de Racine constitue l’essentiel de son discours. Et par le détail. Acte par acte, il nous fait plonger dans la spirale tragique. A priori sans surprise puisque tout est joué d’avance. « C’est propre, la tragédie » lit-on sous la plume d’Anouilh. Les dieux, la fatalité, les lois du genre, tout concourt à l’issue attendue. La surprise se situe ici dans cette sublime gravité avec laquelle Romain Daroles joue sans relâche tantôt en faisant surgir de manière inattendue notre monde d’ultra-consommation en mentionnant Vénus, déesse de l’amour « avant d’être une marque de rasoirs » ; tantôt en usant de la plasticité de la langue avec l’holorime « Thésée, vous, taisez-vous » ; tantôt en célébrant toute la beauté du vers racinien, laissant ouvertement percevoir l’état jubilatoire dans lequel il se trouve alors.
Car Phèdre ! est aussi un spectacle sur la joie d’être comédien. Romain Daroles incarne à lui seul les huit personnages de la dramatis personae composée par Racine et c’est un authentique tour de force théâtral : avec cette spontanéité qui le caractérise dans la pièce, il incarne tour à tour le jeune Hippolyte, Phèdre, sa nourrice Œnone à qui il donne un accent méridional prononcé car elle lui rappellerait sa grand-mère marseillaise prénommée Léone, le gouverneur Théramène, Thésée chez qui on retrouve des inflexions de voix rappelant un certain Jean-Paul Belmondo… Tous jusqu’à Panope, ce personnage peu présent, suivante de Phèdre qui a « quand même l’avant-dernière réplique de la pièce » et à qui il prête une allure à la fois godiche et provocante. Entre des déplacements à grands pas à travers le plateau et des stations plus durables face au public, le comédien habité par son jeu semble se délecter de ces transitions souvent rapides, lui permettant de passer de l’un à l’autre – comme dans le remarquable face-à-face entre Thésée et sa prisonnière Aricie au début de l’acte V, alors que la destinée funeste des personnages s’accomplit sans que son cours en ait été infléchie.
La tragédie est certes un spectacle. Ici, elle en constitue un à part dans l’hyper-spectacle au point d’exclamation qui la recèle habilement et de manière essentielle. Peut-être Phèdre n’est-elle « ni tout à fait coupable ni tout à fait innocente ». Qu’importe car on nous ramène à la réalité de la représentation. Après une distribution du texte intégral dans la salle comme le montre la captation, la pièce se referme sur le public découvrant dans le livret les dernières paroles du comédien-personnage « qui porte, par ailleurs, le même nom que l’acteur qui le joue », découvrant le mot « Fin » écrit également sur une pancarte brandie par ce dernier. La boucle est bouclée, la mise en abîme totale se replie sur elle-même au moment de s’achever.
Grâce au formidable texte et à la mise en scène de François Gremaud, grâce aussi à l’extraordinaire travail scénique de Romain Daroles, « l’un des chef‑d’œuvres de la littérature classique » pulvérise en les dépassant les limites que « L’Illusion comique » toute baroque de Corneille s’était fixées. Un comble, tout de même !
Voilà en tout cas un piège joyeux dans lequel on se laisse volontiers prendre. Et comme il est heureux que la captation soit encore disponible, n’hésitez donc pas vous laisser attraper.
Captation à regarder sur le site de Vidy-Lausanne : https://vidy.ch/phedre‑1
ou sur France.tv
A noter que le spectacle devait être présenté au Théâtre de la Bastille à Paris, pendant le mois de mai et jusqu'au 6 juin…le virus en a décidé autrement…