Stanislavski disait de Tchekhov qu’il était « inépuisable. » C’est ce que le public du TNP a pu constater ce samedi soir. Dans les rangs, des lycéens, des gens moins jeunes : un public bigarré pour assister à une représentation manifestement attendue. Les programmes distribués à l’entrée sont parcourus avidement, les échanges traduisent cette impatience devant le rideau noir qui barre la vue sur la scène.
Dès son lever, les souffles sont coupés, l’attention est à son comble – une salle attentive est toujours perceptible. Dans la pénombre, à peine éclairé par la lumière blafarde d’une veilleuse, sous une structure à peine identifiable en raison de l’obscurité, un homme se lamente : il ne retrouve pas une clé et en informe d’autres personnages qu’on distingue mal. Le motif de l’égarement apparaît ainsi dès les premiers instants et ne cessera de ressurgir au fil du spectacle. La lumière monte peu à peu, dévoilant pièce après pièce. Et c’est une maison d’architecte en bois, aux formes modernes et raffinées qui apparaît progressivement sous l’effet des éclairages.
Le spectateur qui suit le travail de Simon Stone ne peut que penser à cette autre maison utilisée dans la cour du lycée Saint-Joseph à Avignon, lors du dernier festival, pour son Ibsen Huis déjà très remarqué. Le jeune metteur en scène australien qui revient ici au théâtre de Tchekhov après avoir précédemment monté La Cerisaie et Platonov, semble faire de ces bâtisses imposantes la marque distinctive de ses dispositifs scéniques. Pourtant, il assure au sujet des Trois Sœurs que ce décor n’a « aucune signification » qu’il l’utilise plutôt pour « développer un style de jeu. » Car Simon Stone repense surtout le travail de mise en scène : par ce vaste volume ajouré et tournant, il redimensionne le plateau et abolit la nécessité pour les acteurs d’avancer, de se placer « au premier plan. » De même, l’usage des micros HF les dispense de toute préoccupation concernant l’intensité de leur voix, ou l’orientation à prendre pour être entendu du public. L’essentiel ne se trouve assurément pas dans la technicité du spectacle, bien que singulière et notable.
Simon Stone prend quelque distance avec la Russie des années 1900. Ses Trois Sœurs sont un palimpseste même si on entrevoit souvent de façon nette le texte de Tchekhov à travers cette version remaniée et modernisée. Dans une esthétique très cinématographique, on perçoit par les multiples ouvertures, les personnages ayant pour la plupart conservé leur identité, qui vont, viennent, montent, descendent, s’arrêtent, occupent la maison, la quittent pour mieux y revenir. Par l’effet des micros, on les entend dans une légère résonance se parler, tenter de se parler, abordant des sujets futiles, enfermés dans un ordinaire qui semble les priver d’élan. Au début par exemple, alors qu’on s’agite pour préparer des mojitos, pour aller se baigner dans le lac, Irina reconnaît qu’elle se sent « comme un chien dans une roue ». Titulaire d’une licence de lettres, elle interroge : « À quoi ça mène ? » Sans vraiment obtenir de réponse. D’impasse en impasse, la communication entre eux devient chaotique, entrecoupée souvent par d’autres dialogues à un autre niveau de la maison. Chacun à sa manière est englué dans ses frustrations intimes, dans son désespoir : Irina, irrésolue jusque dans sa relation avec Nicolas, se demande pourquoi elle est « si heureuse aujourd’hui » ; André s’abrutissant dans la consommation de drogues et les jeux de hasard, engage une relation vaine avec la vénale Natacha ; Victor, est une âme solitaire qualifiée de « psychopathe » par Irina à qui il fait une déclaration d’amour par dépit ; Olga, authentique colosse aux pieds d’argile, se présente comme la colonne vertébrale de la famille mais dissimule une rancœur farouche à l’encontre du père défunt, qui la laisse profondément blessée ; Herbert mène une vie d’homosexuel faite de débauches entre rencontres « hard core » et consommation excessive d’alcool ; l’oncle Roman, nourri de ressentiments lui aussi, déclare à ses nièces en étouffant un sanglot qu’elles sont « ce qui donne un sens à la vie » ; Macha – Céline Sallette bouleversante – a épousé Théodore mais leur couple s’est délité et elle entame une relation adultère avec Alexandre – Assaad Bouab tout aussi bouleversant – lui-même égaré entre une famille à l’équilibre fragilisé par la santé mentale de sa femme et la troublante Macha, entre sa propre maison et celle des trois sœurs, ses voisines.
De fait, réactivant le motif évoqué dès le premier lever de rideau, tous sont constamment perdus dans un monde cruel et violent – le nôtre. L’usage de la parole est souvent entravé au sein de cette cage dorée qu’est la demeure dont la structure apparente n’est pas sans rappeler les barreaux d’une prison. Personne ne disposant des clés du langage, celui-ci tourne à vide : impossible de tout dire, de se révéler. Alors on s’enivre de bagatelles, de conversations frivoles. Jusqu’au dérapage, cette forme de point Godwin inévitablement atteinte, renvoyant chacun dans ses errances, le maintenant dans son instabilité, toujours dans la maison. Le poussant à l’irrémédiable même.
Tous comptent sur un après meilleur. L’un d’eux clame : « Ça fait du bien une nouvelle vie ! » Comme s’il suffisait d’un présent dans la phrase pour actualiser le changement tant espéré. Mais la vie est ailleurs, comme l’affirme Kundera dans le roman du même titre. Le temps passe et rien n’évolue. Aucun mouvement hormis celui de la maison qui poursuit sa rotation. Au deuxième acte, dans une chute très stylisée, s’ajoutent juste les flocons qui tourbillonnent. Presque insolemment. Au fil de la pièce, les personnages perdent peu à peu leurs dernières illusions, et sont étreints par le douloureux sentiment d’assister au crépuscule de leur univers. Leur demeure est vendue, les souvenirs qui l’emplissent s’évanouissent, rendus à l’état de cendres – comme celles du père conservées dans une urne plus grotesque que sacrée – tout doit en effet disparaître. Le bonheur a filé et, comme Simon Stone le rappelle, « Moscou est comme le paradis perdu. » Rien ne peut être comme avant.
Ainsi, tous se trouvent écartelés entre les deux bornes d’une temporalité aliénante : entre un âge d’or heureux mais révolu et un avenir plus qu’incertain avec l’espoir chimérique de retrouver ce temps béni, ils luttent pour se maintenir en vie. Encore un peu plus. Ce n’est pourtant qu’une forme de survie car il n’y a plus de bonheur et il n’y en aura plus : no future.
Outre l’utilisation audacieuse d’un langage très actuel, on retiendra l’expression résolument contemporaine du tragique de la condition humaine qui participe à l’originalité de ce spectacle. Chacun de nous, dans sa posture de spectateur-voyeur, est renvoyé à sa propre insatisfaction, à sa propre vanité. On pense bien sûr ici à Pascal qui, dans un dix-septième siècle rigoriste, disait déjà que « le présent d’ordinaire nous blesse (…) nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. »
En somme, le théâtre de Simon Stone parle toujours de nous. Comme avant le sien, celui de Tchékhov d’ailleurs, dont Vitez soulignait « la tentative de représenter la vie-de-tout-le-monde. » Avec cette réécriture des Trois Sœurs, le metteur en scène australien a bien retrouvé le désenchantement évoqué dans la version de son prédécesseur. Et même s’il l’a teintée d’une plus grande noirceur, il en rappelle l’extraordinaire modernité. Dans une célébration théâtrale toute fraternelle.