Elisabeth Costello,
Sept leçons et cinq contes moraux
D’après l’œuvre de J.M. Coetzee

Texte d’après Elizabeth Costello, L’Homme ralenti, L’Abattoir de verre de J. M. Coetzee
Collaboration au texte Łukasz Chotkowski, Mateusz Górniak, Anna Lewandowska
Scénario Piotr Gruszczyński, Krzysztof Warlikowski

Mise en scène
Krzysztof Warlikowski
Dramaturgie Piotr Gruszczyński
Collaboration artistique Claude Bardouil
Musique Paweł Mykietyn
Lumière Felice Ross
Vidéo Kamil Polak
Costumes et décors Małgorzata Szczęśniak

Mariusz Bonaszewski : J.M. Coetzee ; Paul Rayment
Andrzej Chyra : Chimpanzé ; Paul West, Mephistopheles ; Elizabeth Costello
Magdalena Cielecka : Chanteuse russe ; Marianna
Ewa Dałkowska : Elizabeth Costello
Bartosz Gelner : John Bernard
Małgorzata Hajewska-Krzysztofik : Elizabeth Costello ; Hannah Arendt
Jadwiga Jankowska-Cieślak : Elizabeth Costello ; Lilian Stern
Maja Komorowska : Elizabeth Costello
Hiroaki Murakami : Raj ; Dean Garrard ; Propriétaire du chien ; Toshiro Mifune ; Henk Badings ; Petit fils
Maja Ostaszewska : Elizabeth Costello : Faust ; Helen
Ewelina Pankowska : Carrol Clarkson ; Femme de l’assistance ; Maid ; Hôtesse de l’air ; propriétaire du chien ; Mikaela ; Olivia Garrard ; Fille dans les toilettes ; Petite fille
Jacek Poniedziałek : Robert Wunderlich ; John Bernard
Magdalena Popławska : Susan Moebius ; Norma Bernard

Traduction pour le surtitrage Margot Carlier (français), Artur Zapałowski (anglais)
Assistanat à la mise en scène Jeremi Pedowicz
Régie générale Paweł Kamionka
Régie plateau Łukasz Jóźków
Régie vidéo Tomasz Jóźwin
Régie Lumière Dariusz Adamski
Régie son Mirosław Burkot
Captation vidéo Bartłomiej Zawiła
Surtitrage Zofia Szymanowska
Machinerie Wojciech Sadowski, Łukasz Żukowski
Accessoires Tomasz Laskowski
Habillage Kajetan Korcz, Sylwia Szefer
Maquillage Joanna Chudyk, Monika Kaleta

Production

Production Nowy Teatr (Varsovie)
Coproduction Schauspiel Stuttgart, Festival d’Avignon, Théâtre de Liège, La Colline – Théâtre national (Paris), Athens Epidaurus Festival, Les Théâtres de la Ville de Luxembourg, Malta Festival Poznań 2024
Avec le soutien de Ministry of Culture and National Heritage (Pologne)
Avec l’aide de Kinoteka (Varsovie), Institut français de Pologne

 

Varsovie, Nowy Teatr, Samedi 13 avril 2024, 16h, Dimanche 14 avril, 18h/ Avignon, Cour d'honneur du Palais des papes, Mardi 16 juillet, 22h

L’univers de Krzysztof Warlikowski est fait d’une constellation de références, essentiellement littéraires ou cinématographiques. Ses mises en scène sont des parcours où se repèrent çà et là des films (Par exemple L’Année dernière à Marienbad dans sa géniale Frau ohne Schatten à Munich ou En présence d'un clown (Larmar och gör sig till) de Bergman dans son récent et passionnant Hamlet parisien) ou des lectures qui élargissent évidemment l’espace de l’œuvre présentée, la contextualisent, et montrent au spectateur qu’une œuvre n’est jamais seule, mais toujours une source et un résultat, toujours à la fois un amont et un aval. C’est d’ailleurs ce que toute mise en scène digne de ce nom essaie de montrer d’une œuvre, à savoir ses multiples possibles.

Cet univers culturel reste néanmoins à l’opéra bridé par les conditions fermées de la représentation, coincée entre un livret, un orchestre, un chef, un chœur, des chanteurs qui ne sont pas forcément des comédiens etc… et un public récalcitrant à la mise en scène dans bien des salles.
Au théâtre, les choses sont différentes.
Warlikowski a travaillé en France notamment avec Isabelle Huppert
Un tramway, d’après Tennessee Williams en 2010, et dans Phèdre(s) très mal accueilli par la critique comme toujours quand on touche à Saint Racine (voir l’accueil réservé à Castellucci récemment) (Fabienne Pascaud : « Malgré une Isabelle Huppert radieuse, un “Phèdre(s)” incompréhensible et prétentieux »). C’est la relation de la France au théâtre qui en fait est devenue incompréhensible tant elle est devenue conformiste, renfermée.

Ces dernières années, essentiellement depuis (A)pollonia (2009) il a choisi de proposer dans son théâtre à Varsovie, le Nowy Teatr, des spectacles originaux qu’il a scénarisés avec ses partenaires habituels, notamment Piotr Gruszczyński. Son espace de liberté est donc totalement différent et il compose le fil de son texte à partir de ses lectures et de ses envies. Enfin, ayant à disposition sa troupe de comédiens, il a le plein choix de la distribution. En bref, il est maître chez lui.
Parmi ses écrivains favoris, il y a John Maxwell Coetzee, qu’il citait déjà dans
(A)pollonia ou Phèdre(s), et même bien avant et qui est la source essentielle de ce dernier spectacle, Elizabeth Costello, une sorte d’Odyssée dans la fiction quand sa précédente production L’Odyssée, une histoire pour Hollywood, se fondait sur une histoire vraie et une héroïne de la réalité, Odyssée fictionnelle dans la réalité
Réalité, fiction, c’est l’un des nombreux horizons de ce spectacle vertigineux en forme de conte moral, créé dans son théâtre à Varsovie le 11 avril dernier, et qui vient de passer à Avignon (Cour d’honneur) dans le cadre d’un tour européen qui passe par Athènes, Barcelone, Avignon, Liège et se poursuivra la saison prochaine à Paris et ailleurs.

 

Cliquer sur ce lien pour le teaser :
https://festival-avignon.com/fr/audiovisuel/teaser-de-elizabeth-costello-sept-lecons-et-cinq-contes-moraux-de-krzysztof-warlikowski-349608

Si l’on considère le parcours théâtral de Warlikowski, on remarque très tôt son goût
pour l’adaptation d’œuvres littéraires au théâtre, que ce soit Auto da fé de Canetti ou Les nuits blanches d’après Dostoïevski, mais d’autres encore, tout en travaillant à des masses de granit du théâtre mondial, Shakespeare (Le marchand de Venise, Hamlet, Périclès, Le Conte d’hiver), les auteurs antiques, Sophocle (Electre), Euripide (Les Bacchantes, Les phéniciennes), et des phares d’aujourd’hui comme Angels in America de Tony Kushner…
À partir de 2009, son théâtre prend une autre couleur avec l’un de ses plus grands spectacles, (A)pollonia, à partir de textes d’Hanna Krall (Apolonia), d’Eschyle (Orestie), d’Euripide (Alceste, Iphigénie à Aulis), mais aussi d’autres textes dont Jonathan Littell ou J.M. Coetzee.
À partir d’(A)pollonia, Krzysztof Warlikowski accentue sa manière d’être un compositeur de spectacle-textes, un (re) compositeur d’images et d’histoires, et tous ses spectacles de théâtre deviennent des sortes de variations scénarisées sur un thème, une figure, un personnage de roman ou de théâtre, un mythe. Il travaille sur ses chocs littéraires, ses rencontres de textes divers, mais aussi de genres, avec des apparentements attendus ou étonnants, dans une démarche qui peut désarçonner, voire égarer dans la mesure où son immense culture et sa soif permanente de fouiller plus loin les univers et leurs possibles devient labyrinthe d’une mémoire littéraire.

Sa démarche n’est jamais extensive, c’est celle d’un archéologue de la littérature et plus généralement de toutes les formes d’expression artistique, qui cherche en fouillant à révéler des strates d’humanité, mais aussi à en rappeler les couches les plus enfouies et les plus profondes, y compris en puisant dans sa propre histoire et sa propre « identité ». C’est la singularité de ce théâtre exigeant pour le spectateur qui quelquefois préfèrerait la facilité de l’hic et nunc dont l’évidence sauterait aux yeux.
Warlikowski, c’est toujours un Hic(ici) et un Nunc (maintenant) qui se confronte à un maintenant qui peut être hier, demain, jamais, un espace temporel multiple et divers. Le travail de Warlikowski est toujours un hic et nunc vu de diverses focales, et donc jamais hic et jamais nunc. Et c’est ce qui rend cet univers fascinant.

 

L’affinité entre Coetzee et Warlikowski

Ainsi y‑a‑t-il une profonde affinité depuis des années entre son univers et celui de John Maxwell Coetzee, l’écrivain sud-africain prix Nobel de littérature en 2003. Et les spectacles qui citent ou évoquent son œuvre, au détour d’une ou plusieurs scènes traduisent cet intérêt à commencer par (A)pollonia (qui devait d’ailleurs être présenté en Avignon cette année en sus d’Elizabeth Costello et qui ne put l’être pour des raisons techniques), régulièrement repris à Varsovie dans son théâtre, le Nowy Teatr. On retrouve Coetzee dans la plupart de ses productions théâtrales depuis, tout comme Kafka, Thomas Mann ou Marcel Proust.

  • La Fin (Koniec) d'après Nickel Stuff de Bernard-Marie Koltès, Le Procès et Le Chasseur Gracchus de Franz Kafka, Elizabeth Costello de John Maxwell Coetzee, en 2011
  • Contes africains d'après Shakespeare d'après Othello, Le Marchand de Venise, Le Roi Lear de William Shakespeare et d'après des écrits de J. M. Coetzee (2011)
  • Phèdre(s), textes de Wajdi Mouawad, Sarah Kane et J.M. Coetzee (2016)
  • L’Odyssée, une histoire pour Hollywood (2021)

Chacun de ces spectacles cite, ou exploite des textes de Coetzee, et Warlikowski lui-même s’en est expliqué dans un très beau texte de 2015, écrit à l’occasion de la journée mondiale du théâtre, qui est pour moi si important que je l’ai aussi cité dans mon article sur le récent Grand Macabre à l’opéra de Munich.

Les véritables maîtres du théâtre se trouvent le plus souvent loin de la scène. Et ils ne s'intéressent généralement pas au théâtre en tant que machine à reproduire les conventions et les clichés. Ils recherchent la source palpitante, les courants vivants qui tendent à contourner les salles de spectacle et les foules de gens qui s'acharnent à copier un monde ou un autre. Nous copions au lieu de créer des mondes qui se concentrent ou même dépendent du débat avec un public, des émotions qui gonflent sous la surface. Or, il n'y a rien de mieux que le théâtre pour révéler les passions cachées.

Le plus souvent, je me tourne vers la prose pour me guider. Jour après jour, je pense à des écrivains qui, il y a près de cent ans, ont décrit de manière prophétique, mais aussi avec retenue, le déclin des dieux européens, le crépuscule qui a plongé notre civilisation dans une obscurité qui n'a pas encore été éclairée. Je pense à Franz Kafka, Thomas Mann et Marcel Proust. Aujourd'hui, je compterais également John Maxwell Coetzee parmi ce groupe de prophètes.

 

Elizabeth Costello

Pour Coetzee Elizabeth Costello est un personnage fétiche, comme une forme, un moule qui permet de travailler à tant de situations diverses dans ses écrits, tantôt nommément citée, tantôt anonyme selon les récits comme une ombre chinoise. On comprend à le lire que le personnage est là, témoin multiforme d’histoires tout aussi multiples et de situations qui paradoxalement peuvent apparaître banales, des conférences universitaires, des relations familiales, des protestations vigoureuses contre le massacre des animaux, l’assistance à un handicapé vieillissant et seul etc… qui chacune en réalité cachent des questions fondamentales de notre humanité.

Coetzee fait de ces situations souvent banales en surface des éléments qui nous fouillent avec acuité, voire cruauté, et à la fin le roi est nu. C’est ainsi que pour la première fois Krzysztof Warlikowski aborde Elizabeth Costello, non plus comme un texte parmi d’autres au service d’autre chose, comme dans son dernier spectacle L’Odyssée, une histoire pour Hollywood par exemple, mais comme un récit de vie, une biographie, ou du moins une succession de tranches de vie d’un personnage qui fait dans les romans de Coetzee un tel effet de réalité qu’il est arrivé que des universités invitent et l’auteur, Coetzee, et Costello, le personnage, comme si elle était réelle.
Ainsi Warlikowski se saisit de cette illusion fondatrice qui fait d’une fiction une réalité en travaillant en quelque sorte à l’inverse de sa précédent travail théâtral. L’Odyssée, une histoire pour Hollywood était l’histoire réelle et tellement incroyable d’Izolda, juive polonaise qui a traversé les années de guerre en frôlant sans cesse la catastrophe et en échappant aux camps, aux nazis, à la mort, à la recherche de son mari prisonnier. Une histoire si introuvable qu’elle en devenait matériel de fiction pour Hollywood.
Avec Elizabeth Costello, on inverse le miroir fictionnel où un personnage de fiction, Elizabeth Costello, devient pour certains un personnage pétri de réalité invité à discourir dans des universités.
Ce jeu de la fiction et du réel est vertigineux, à partir duquel tout le travail de Warlikowski va se construire, faisant aussi de Coetzee un des personnages de la pièce et se permettant même de faire de Costello une fiction augmentée (comme la réalité augmentée) au-delà de Coetzee, une Costello que Coetzee n’a pas écrit, et faisant de Costello une figure de son propre univers, comme s’il la partageait avec Coetzee.

Cette Costello polymorphe est attestée par l’incarnation de comédiennes différentes (et un comédien) pour chaque situation, chaque histoire, chaque conte. À chaque fois, Costello n’est ni tout à fait elle-même ni tout à fait une autre, elle est différente et en même temps la même, par la magie de l’illusion théâtrale qui fait qu’on croit à toutes les Costello parce qu’on croit à Elizabeth Costello comme figure, cette femme qui pourrait être à la fois extraordinaire et ordinaire, vieille romancière qui vit de ses rentes et qui passe de conférence en conférence, devenue non pas modèle, mais figure de l’humain, vous et moi devenue emblème, une image en creux que nous remplirions avec ses pleins et ses déliés , ses faiblesses et ses forces, avec ses roueries et ses béances affectives. Costello comme lieu géométrique de l’humanité.

Pour jouer de la réalité et de la fiction, pour théâtraliser au mieux le/les récits de Coetzee (et les autres (Kafka, Sophie Calle, Goethe…), l’espace scénique est vaste et relativement vide, conçu comme toujours par Małgorzata Szczęśniak. Il faut un espace assez vide pour le remplir au plus vite et au mieux selon les moments, d’éléments de décor évocateurs, complétés par les vidéos de Kamil Polak, autre habituel complice. À jardin des toilettes, un lavabo et des WC, qui seront masquées selon les moments par un rideau vert. J’entends ici l’ironie de certains lecteurs pour qui « Warlikowski = lavabos ou salles de bains », ces lieux où personne ne peut se mentir à soi-même, ces lieux de l’intime absolu. Mais, ne leur en déplaise, les toilettes apparaissent aussi dans le roman de Coetzee, à des moments clés, et donc elles ont aussi leur fonction dans le récit, indépendamment de Warlikowski.
Un long mur qui court toute la largeur de la scène sur lequel seront projetées les vidéos et qui sera quelquefois couvert d’un rideau coulissant, tandis qu’à cour, une cage de verre, avec montants de bois ferme l’espace : pas de métal ici contrairement à d’autres décors de Małgorzata Szczęśniak, et une élégance discrète.
Entre ces trois murs, un espace vide où viendront tantôt des tables, tantôt un lit, tantôt quelques fauteuils ou des pupitres d’orateur (les fameuses conférences) : pas grand-chose en fait, ce qui a fait dire à certains présents à Avignon qu’il n’y avait pas de théâtralité. Mais nous reviendrons en apostille sur la première avignonnaise.
En fait, cet espace est d’abord un espace d’accueil, comme le moule qui va accueillir les diverses formes de Costello qui vont se présenter au public, un espace complètement modelable, une pâte à modeler théâtrale.

Un moule creux qui ne cherche à se remplir : Vertigo.

C’est pourquoi tout commence (et doit commencer) par Ann Lee… un personnage de fiction numérique inventé par Philippe Parreno dans Anywhere out of the world (2000)[1].

Ann Lee (Philippe Parenno, Pierre Huyghe, Anywhere out of the world, 2000.)

Philippe Parreno propose cette figure qu’il a achetée à une société japonaise. Elle lui a fourni un dessin en deux dimensions avec profil psychologique destiné à l’industrie du manga, comme une sorte d’allégorie de la représentation, un moule vide, qu’il transforme avec Pierre Huyghe en un « produit » artistique en 3D, une sorte de coquille vide qui ne demande qu’à être remplie et qui n’est qu’une enveloppe commerciale en attente d’identité biographique ou scénaristique. Une forme à substantialiser moyennant tous les jeux commerciaux de l’industrie de l’image.

Ouvrant le spectacle ainsi, Warlikowski pose la question de la nature de la fiction, de ce qu’est un personnage de fiction que nous remplissons de nos désirs et de notre imaginaire, avec l’ironie cinglante de commencer une représentation théâtrale par un personnage qui n’existe qu’en image pixellisée, posant inévitablement la question d’Elisabeth Costello, elle aussi naviguant entre la fiction créée par Coetzee et la réalité tangible de sa présence théâtrale, à trois dimensions, visible et touchable, et en même temps inexistante. Elizabeth Costello est d’ailleurs l’habit fictionnel dont se revêt Coetzee depuis 1999 pour affirmer des idées, se heurter au monde, poser des questions fondamentales sur notre humanité : c’est notamment un animaliste convaincu et il fait porter ces idées par son personnage de discussions en discussions et de récit en récit.
Ann Lee est un produit, qui n’a ni histoire ni avenir sinon celui qu’on lui trouvera à l’occasion, et déjà le passage de cette figure inexistante diffuse une certaine mélancolie. Elle existerait donc ? Elle vivrait donc, en quelque sorte, et dans quelle dimension ? Question à relier à la première apparition de Costello Intitulée « réalisme ».

Réalisme
La scène princeps pose le cadre du récit, comme on dit. Une universitaire du Cap, Carrol, amie de Coetzee, l’a invité à l’Université du Cap à lire son roman Elizabeth Costello, avec un dialogue discrètement ironique sur le style universitaire, les paroles-obligées de remerciement, les gloussements de flatteries etc… qui a assisté à un colloque universitaire notamment littéraire connaît ce ballet obligé de marionnettes qui jouent un canevas totalement dessiné à l’avance et qui se répète à l’infini ; Warlikowski, qui connaît ce théâtre des pratiques universitaires, va d’ailleurs en jouer plusieurs fois dans ce spectacle.

Coetzee dans cette scène aborde alors la question centrale, qui est le rapport du romancier à son personnage, du réel à la fiction et la manière dont la fiction joue des coudes pour s’imposer au réel, ce que Coetzee appelle comment passer de là où nous sommes, pour le moment de nulle part.
Tout le spectacle va jouer sur le réel et le nulle part, sans distinguer l’un de l’autre sinon par des jeux vertigineux où la vidéo et les pixels à la Ann Lee vont jouer un rôle déterminant jusqu’à nous brouiller même dans notre rapport à ce que nous voyons.

Ce jeu avec le réel, c’est d’abord évidemment en première scène de faire de John Maxwell Coetzee, né en 1940 et encore vivant, un personnage de théâtre et donc de représentation et de fiction. Ce Coetzee fictionnel qui dit des choses réelles, qu’il a déjà dites à propos de son personnage, va commencer à lire des extraits de son roman Elizabeth Costello, qui seront théâtralement représentés dès la scène suivante, et on va le revoir de temps à autre commentant les comportements des personnages. Lecteur et commentateur d’une histoire qu’il a créée ; il est lui qui se regarde être lui.
Mais en même temps, il ne sera pas le seul à commenter les scènes, le fils d’Elizabeth Costello, John, lui aussi quelquefois commentera et Warlikowski va jouer de la confusion énonciative : qui parle ? l’auteur Coetzee ? Le personnage de fiction John ? jeu sur l’illusion puisque Coetzee ici, est un personnage de théâtre dans les mains de Warlikowski, modelé par Warlikowski, une fiction de premier degré où John serait une fiction de second degré…
Les premiers moments de la représentation sont donc déjà une pure construction en abyme sans en avoir vraiment l’air : Ann Lee est cette coquille vide à remplir et d’une certaine manière, nous allons remplir nous aussi la coquille vide du théâtre, par un Coetzee fiction théâtrale, mais qui flirte avec le réel, et qui va parler de Costello fictionnelle qui ne cesse d’avoir effet de réel. Nous sommes déjà en un troisième degré de la fiction (Ann Lee, Coetzee, Costello), partis dans le labyrinthe des représentations et ce que nous verrons de Costello est censé être le roman de Coetzee, mais visualisé et augmenté par Warlikowski, quatrième degré de l’abyme …

Alors, pour bien nous plonger dans ce labyrinthe d’illusions, dans ce théâtre d’ombres platoniciennes, et pour faire saisir au lecteur les vertiges qui l’attendent, nous partirons d’un exercice visuel, donné par une photo du spectacle de la photographe Magda Hückel qui à mon sens traduit parfaitement ce théâtre vertigineux entre réel et illusion, et qui restitue à chaque fois un pan de réalité.

Au premier plan, les personnages du théâtre, Elizabeth Costello endormie et devant le chimpanzé qu’elle a évoquée dans sa première conférence, allusion à un court texte puissant de Kafka, Rapport à une Académie, publié en 1917 qui traite de ka question de l’identité, et de l’intégration : un singe éduqué remercie d’être admis dans une Académie savante et pose tour à tour toutes les questions d’intégration, d’assimilation, de culture, innée et acquise. Un texte profondément anticolonialiste, profondément humaniste, qui tirait de l’exploitation d’humains choisis dans les colonies comme curiosité zoologiques (la Vénus hottentote par exemple) une leçon de tolérance et d’universalisme. Ainsi le chimpanzé (joué par l’acteur Andrzej Chyra) va-t-il hanter l’ensemble du spectacle : sommes-nous le singe ? le singe est-il l’autre et l’autre est-il moi ? Qui sommes-nous, sinon tous des singes savants.

Dans sa première conférence à Williamstown aux États-Unis (troisième scène) Elisabeth Costello évoque ce texte de Kafka (un Kafka qui aujourd’hui est moins lu – comment s’en étonner dans un monde qui n’aime pas trop se regarder dans ce miroir-là), non sans ironie car sans cesse elle garde sa distance (comme Coetzee) avec un milieu universitaire assez simiesque, assez animalier avec ses rites de dressage mondain et son étiquette.

Observons la photo pour comprendre comment fonctionne le spectacle

Jadwiga Jankowska-Cieślak (Elizabeth Costello) , Andrzej Chyra (Chimpanzé)

Au premier plan les personnages du théâtre, Costello qui dort et le Chimpanzé installé sur le lit. Devant le chimpanzé une caméra dont l’image est reproduite sur un écran à Led en arrière-plan, qui projette la tête du chimpanzé et non l’ensemble. Mais au fond, sur le mur est projetée aussi la même image mais vue de profil, qui reproduit une vision latérale de la scène qu’aucun spectateur ne peut ainsi embrasser avec les personnages présents.
Sans cesse dans bien des scènes la vidéo va jouer sur les personnages en direct, leur image de face ou de profil ou en gros plan avec des effets d’illusion, assez simples au demeurant mais qui donnent le vertige parce qu’on ne sait plus qui est qui, qui est où et où est le réel et où est l’image, si bien que le spectateur ne sait qui ou quoi regarder.
Un seul autre exemple pour clore, la large table d’universitaires vue de face à l’écran, dans la cinquième scène dont le thème est « Manger des animaux » projetée contre le mur, alors que les acteurs en chair et os sont disposés derrière ladite table à jardin le long du décor latéral (les toilettes), perpendiculaire au public. Tous les spectateurs regardent le fond, comme si c’était là la réalité théâtrale qui est en fait à gauche. On va ainsi préférer l’image au réel alors que le réel est visible en direct mais plus difficilement saisissable … Un travail sur les vertiges de la représentation un travail sur la construction en abyme, sur les ombres de la réalité, un travail encore une fois sur Platon et sa caverne.

Williamstown, Prix Stowe Jadwiga Jankowska-Cieślak (Elizabeth Costello), Magdalena Popławska (Susan Moebius), Bartosz Gelner (John )

Ce vertige, Elizabeth Costello dans son premier discours au « Prix Stowe » de Williamstown le pose comme structurel de notre monde. Quand Kafka pose un singe comme discourant devant des académiciens, il pose peut-être un singe qui parle aux hommes, ou un homme déguisé en singe (comme nous allons en voir un sur le théâtre), ou qui croit être un singe, qui s‘adresse à un auditoire d’hommes, ou peut-être un auditoire de singes dressés et éduqués. Le texte de Kafka laisse les choses ouvertes et Costello médite alors sur ce que nous appelons réalisme (mais aussi identité).

C’est la question de la littérature qui est posée, comme agencement de mots renvoyant à une réalité, le mot et la chose…
Le mot écrit désignait la chose, sans autre forme de procès et nous l’avons toujours admis. Mais aujourd’hui, Le code a changé. Et les repères, mots, identité, sont perdus, nous les avons perdus. C’est un peu le fameux Ceci n’est pas une pipe de Magritte.
Voilà le vertige initial dans lequel nous plonge le théâtre, une perte de repères visuels entre le réel et le représenté, identitaire entre le singe éduqué, assimilé, intégré et l’homme, et qui pose le rôle de l’écrivain et de l’artiste comme l’errant du monde entre identités diverses et mots polysémiques au code de plus en plus indécodable. Mais si le singe éduqué de Kafka était un Singe « vrai » en quelque sorte, le singe théâtral de Warli, est un homme dissimulé sous un costume de singe, un acteur, qui singe le singe, nous le savons, mais il est quand même Singe pour nous… Par sa présence en scène, il embrasse toute l’ambiguïté du discours de Kafka.

La question de l’identité est déjà posée dans l’interview qu’Elizabeth Costello donne à Susan, qui l’interroge sur son dernier livre, où elle, femme, écrit du point de vue d’un homme, elle se poursuit donc dans le discours de réception du prix, en réfléchissant sur le mot et la chose « Le miroir des mots a été brisé, semble-t-il, de manière irréversible.  Les mots ne peuvent plus se dresser fièrement en proclamant : « Je signifie ce que je signifie ! ».
La scène, essentielle, s’intitule « réalisme », et c’est tout notre rapport au monde, par le mot et les images, qui est posé : c’est une des lignes de force du spectacle.

À l’opposé de ces questions très cérébrales, très habilement, à la manière de Coetzee, Warlikowski va opposer le quotidien ordinaire, presque vulgaire des animaux humains. Susan, l’intervieweuse intellectuelle d’Elizabeth commence un dialogue avec le fils John, qui accompagne sa mère à Williamstown, et qui va se terminer en attouchements, où le discours chic et choc de John se délite en halètement et soupirs de plaisir. Homme-animal, mais aussi vie, quotidien ordinaire et jeux ordinaires du désir qui finissent au lit. Une lecture de David Lodge nous a depuis longtemps édifié sur les nocturnes très « lecticales » des colloques les plus élevés intellectuellement. Ni plus, ni moins.

Mais on évoque aussi les relations privilégiées et œdipiennes entre John et sa mère, mises en évidence par la manière dont, dans un avion, il attache la ceinture de sa mère dans une position presque fœtale, en disant entre autres :  Je me penche et j’attache sa ceinture. Je vois ses narines, je regarde dans sa bouche, à l’intérieur de sa gorge. (…) Non, je ne suis pas sorti de là, certainement pas.
On pourrait aussi analyser longuement la différence entre la manière dont John et sa sœur Helen s’adressent à Costello dans la deuxième partie.

En effet, au-delà des questions abyssales posées par les conférences de la première partie, le réalisme, le désir, le mal, les animaux etc… il y a aussi un récit de vie, d’une vie de femme qui arrive de la maturité à la vieillesse et au seuil de la mort, face au monde, et notamment le monde universitaire, vu avec distance par Coetzee et par Warlikowski, non sans humour mais aussi la vie de l’écrivaine qui ne produit plus beaucoup mais qui ne cesse de défendre ce qu’elle a écrit y compris par la provocation, face aux critiques et aux objections diverses et en même temps qui se pose comme singularité et résistance fa aux autres, face à sa famille, avec sa famille et dans sa famille.

C’est tout ce jeu entre succession de conférences (en première partie) et scènes de la vie privée (« l’anniversaire » en deuxième partie), entre scènes en direct et commentaires, du fils quelquefois, mais aussi de Coetzee à d’autres moments avec des variations sur ces diverses Elizabeth interprétées par diverses actrices et un acteur, qui fait ici théâtre et théâtralité. Une théâtralité en abyme totalement baroque.

Nous sommes au cœur du théâtre et nous comprenons pourquoi la dimension théâtrale est la seule qui puisse rendre  dans sa multiplicité un grand moment de la littérature mondiale.
Une des nombreuses questions que pose Warlikowski, c’est celle de la fonction du théâtre en tant que chemin ; Les véritables maîtres du théâtre se trouvent le plus souvent loin de la scène, disait Warlikowski en 2015, comme je le rappelais au début de ce texte, le théâtre a un pouvoir tribunicien, qui met en voix et en voir la littérature et en montre les différents possibles et ramifications. Ce que Warlikowski nous confirme, c’est la puissance labyrinthique de la littérature, et des mots dans leur apparente solidité et leur réelle fragilité, comme le rappelle Costello (et Coetzee) dans la première scène où elle intervient, à Williamstown, véritable racine de tout le spectacle.
Le théâtre peut-il parler de littérature, de philosophie, d’existence, c’est-à-dire de ce qui fait l’humain ? Poser la question, c’est proposer ce spectacle en réponse, entreprise vertigineuse, faussement linéaire : la succession de conférences en première partie n’a rien de linéaire, tout au contraire, chacune met en scène une Costello différente, des personnages différents, qui sont par rapport à Costello, les marionnettes différentes et semblables du théâtre du monde. Des marionnettes qu’on a envie, parce qu’elles sont marionnettes, de provoquer. Et il n’y a pas de hasard, Warlikowski utilise le singe comme véhicule de ce théâtre : le singe évoqué par le Rapport à une Académie dont il était question plus haut, et qui siège aussi entre autres, dans l’aréopage universitaire qui la reçoit quand elle défend le monde animal où siège aussi le professeur Arendt, une parmi d’autres, dans le même costume et la même allure et coiffure que dans la scène finale de la première partie de L’Odyssée, une histoire pour Hollywood, où elle dialoguait avec Heidegger. Hannah Arendt est ici une parmi d’autres, voisine du singe, et donc comme les autres, contaminée par la « chimpanzite suraiguë », trait d’humour discret de Warlikowski qui ainsi jette quelques cailloux pour que le chemin théâtral warlikowskien se reconstitue dans la mémoire du spectateur fidèle mais aussi quelques cailloux dans nos regards sur les monuments de la pensée.
Ainsi dans chaque épisode de  la première partie, faussement plus théorique et « intellectuelle », assiste-t-on à des « scènes de genre » qui seraient, après Costello à Williamstown, Costello en croisière (en Antarctique), Costello à l’université d’Appleton (la ville où travaille son fils et sa bru, Norma – qui s’oppose à ses théories-), et enfin Costello à Amsterdam, où elle croise un écrivain qu’elle a attaqué, Paul West avec qui elle entame une sorte de « dialogue monologué » sur le mal, ce qui peut s’écrire et la puissance du mot, sur l’holocauste, rien moins et qui dans la mise en scène navigue entre le premier niveau du récit, puis un deuxième niveau, une sorte de voyage dans l’âme de Costello qui se termine en fantasme faustien, trois niveaux de regards (et trois Costello en une) dans cette scène, la plus forte sans doute de la première partie.

Et dans chaque épisode, nous avons thème (Costello-Coetzee) et variations (Costello-Warlikowski ) autour de thèmes récurrents, soit aveuglants, soit plus discrets, un tissage qu’au retour de la représentation il faut démêler, qui semble à première « vue » linéaire et continu, alors que le paysage n’est qu’accidenté.

 

Désir-Eros

Croisière en Antarctique

Ainsi, après le réalisme dont nous avons souligné l’importance, le désir et l’Eros, est-il abordé sur une croisière en Antarctique, où Costello est invitée à donner des conférences animées par un anthropologue, Robert Wunderlich, qui comme son nom ne l’indique pas (illusion ?) est britannique. L’Éros est posé de manière provocatrice par les relations de désir entre les hommes et les dieux, déjà abordé dans une scène entre Pénélope et Ulysse dans L’Odyssée, une histoire pour Hollywood, avec l’interrogation légitime de ce que peut-être la relation physique du divin et d’un/une mortelle, Leda et le Cygne, Anchise et Vénus etc… mais aussi Marie et le Saint Esprit… tout cela vu avec une distance et un humour discrets, mais qui ne détourne pas de la question du désir, déjà abordée (effleurée et plus) dans la scène entre Susan et John à Williamstown, mais abordée en première personne par Costello elle-même à propos de son désir et de ce qu’elle dit du désir, en passant par son roman essentiel, La maison de la rue Eccles, allusion aveuglante au 7, Eccles Street, maison du héros Leonard Bloom et de sa femme Molly dans l’Ulysse de Joyce. En écrivant sur Molly, la femme de Bloom, Costello s’introduit dans un roman pré-existant, un autre monstre de la littérature écrit à peu près à la même période que le Rapport pour une Académie de Kafka. Ainsi se rejoignent les références-racines… thème et variations au second degré, littérature en abyme.

Mais en même temps, interrogation sur le désir, et sur la différence de nature entre les dieux et l’humain, et donc interrogation sur l’humain plus que sur les dieux dont au fond on n’a rien à faire.
Dans ce paysage de croisière, cette nouvelle Costello (l’actrice Małgorzata Hajewska-Krzysztofik) est plus agressive, plus directe, moins policée qu’à Williamstown. L’interrogation prend corps dans un univers à la fois fascinant et comme en cours de destruction, devant des glaciers dont des pans tombent dans la mer. Ce combat de désir entre les hommes et les dieux, mais aussi de son propre désir, prend place dans une sorte de fin de monde aux confins du monde, neige, glace et albatros.

Conférence en croisière en Antarctique : Le singe en hiver…

Dans cet univers de violence « élémentaire » (= des éléments), Costello est plus directe, mais est aussi l’objet d’agression d’un chien (épisode repris du premier chapitre de L’ Abattoir de verre et transcrit ici dans l’univers de la croisière, un chien aboie sur Costello à son passage devant la table de ses propriétaires (dans le roman, elle passe chaque jour devant leur maison et finit par sonner à leur porte). Violence élémentaire d’un animal, de ces animaux dont Costello a fait une cause de vie et dont un au moins ne lui est visiblement pas reconnaissant. C’est un chien, mais il pourrait être aussi le singe des universitaires qui la critiquent par ailleurs, il est ici la voix de « l’opposition », du contraste, du non humain.
Violence également mais remplie d’ironie dans la manière dont elle se définit au détour d’une annonce matrimoniale, « Femme blanche divorcée, la soixantaine, taille 1m 60, yeux bleus, cherche un immortel, apparence terrestre immatérielle, à des fins qu’aucune parole ne peut exprimer. »
Dans la dernière expression à des fins qu’aucune parole ne peut exprimer ce n’est évidemment pas ce que la « rédaction » percevrait de l’annonce un « désir inavouable » dont il est question, mais de celle d’un désir impossible à décrire, une sorte de fin de la littérature, là où le mot est impuissant, un peu à l’inverse de ces phrases de Sade purement faites de mots impossibles à retranscrire en forme ou dessin, ou si l’on cherche moins provocateur, comme la pension Vauquer de Balzac ou la casquette de Charles Bovary de Flaubert. Comme il y a des mots qui décrivent dans la littérature une réalité impossible à reproduire, il y a des réalités impossibles à transcrire en mots. Nous retournons à la question de Kafka sur la puissance du mot, sa limitation et ses possibles dans un au-delà du mot. C’est le théâtre qui prend alors le relais.
À chaque moment, un vertige nouveau. Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau disait Pascal dans son fameux texte sur la disproportion de l’homme. Il y a quelque chose de l’infini pascalien dans cette démarche théâtrale, à la différence que l’infini qui embrasse cette totalité impossible à appréhender, c’est Warlikowski ici qui l’organise et qui nous en étourdit. Mais pas plus que Kafka, Pascal n’est plus à la mode ni à l’école, ni chez les profs alors que c’est un regardeur formidable du Monde.
La fonction de l’art c’est de nous faire voir ce qu’il y a derrière les yeux, et celle de la littérature, de nous ouvrir le bloc noir dont parlait Duras, l’au-delà du mot ordinaire qui ouvre sur le bloc noir, qui nous aimante comme un noyau de vérité.

Dans Elizabeth Costello, Warlikowski nous y invite sans cesse, offrant à voir le singulier et le multiple, et essayant de faire percevoir par ses jeux optiques une sorte d’invisible, de caché, où l’abondance de mots (et le discours ne cesse de se mettre en spectacle ici) fonctionne comme masque.  Et Warlikowski joue avec nous, à ce jeu du chat et de la souris, mettant à l’épreuve aussi nos propres références et notre goût de l’enquête. Il faut aimer ce jeu qui est la suite logique du spectacle, d’un spectacle sur lequel on revient sans cesse pour qu’il se révèle peu à peu dans ses mécanismes et ses secrets, pour qu’on entre dans son bloc noir…

Il est intéressant d’ailleurs de constater comment Warlikowski « monte » la scène de la croisière, qui dans le roman de Coetzee traite d’un tout autre thème, « le roman en Afrique », en utilisant le contexte et les personnages au service d’autre chose, à son service, au service de sa Costello en quelque sorte…Il y a par exemple dans le roman la chanteuse russe, qui fait partie de l’équipage d’animation, entièrement russe, il y a la rencontre avec l’albatros et son oisillon, mais il y a aussi une colonie de pingouins qu’on croise, et c’est dans ce contexte que Warlikowski insère les réflexions sur Éros et les Dieux, une réflexion assez incongrue dans une croisière un peu chic, mais pas si incongrue dans un remake intello de Love Boat où chacun cherche son Dieu et son désir et où l’un des animateurs porte le nom de Toshiro Mifune, gros clin d’œil au cinéma japonais et petite note d’humour toujours entre les interstices. De l’histoire de Coetzee, il fait sa propre histoire, comme nous le montre l’usage très fin de Sophie Calle.

Magdalena Cielecka (Chanteuse russe),Małgorzata Hajewska-Krzysztofik(Elizabeth Costello)

L’épisode de la « chanteuse russe » fonctionne ainsi, faisant suite à la conférence de Costello avec Wunderlich, sur ce bateau qui navigue au bout de la planète, aux confins des terres de vie. Warlikowski est Costello mais pas Coetzee. Il est Sophie Calle, elle-même maîtresse ès art autofictionnel, en passage du biographique-réel au représenté-fiction, maîtresse du derrière les yeux.

Sophie Calle : North Pole (2009)

Sophie Calle, qui joue sans cesse entre le réel et la fiction, avait dans son projet intitulé North Pole (2009) créé une installation autour d’un voyage au Pôle Nord organisé pour des artistes et des intellectuels autour de la question du changement climatique. Du Pôle Nord, sa mère en rêvait mais elle mourut deux ans auparavant, alors Sophie Calle emmena des objets lui appartenant pour les enfouir dans une cavité, sorte de signe de présence, par-delà la mort.

Sophie Calle : North Pole (2009)

Warlikowski reprend cet épisode appelé ici « La chanteuse russe », et le transforme : les glaciers sont là, ils fondent, mais nous sommes en Antarctique et Costello recueille ce récit de vie, après avoir recueilli aussi d’autres confidences sur la vie de la « chanteuse russe », toujours extraits de Sophie Calle[2] dont on voulait refaire le physique à 14 ans par chirurgie esthétique. Derrière la chirurgie esthétique, c’est toujours la question de l’identité et du masque qui se pose (de ces masques de chirurgie esthétique qu’Amando et Amanda portent dans « Le Grand Macabre » à Munich). Le masque qui une fois ôté, vous fait découvrir autre… Warlikowski quitte Coetzee, mais traite encore une fois de vie réelles/représentées, réelles, fictionnelles, et de masques. Et Sophie Calle qui travaille sur de multiples supports (photos, objets etc…) dans ses installations travaille aussi beaucoup sur le mot, sur des textes tout petits quelquefois réunis dans un livre comme dans Des histoires vraies ou consignés sur des post-it pour être ensuite exposés. Réel, fiction, vie, intimité, mise en scène, représentation, public, mais aussi et surtout, au centre, le mot dans sa fonction d’ouverture vers le Bloc noir

Magdalena Cielecka (Chanteuse russe), Małgorzata Hajewska-Krzysztofik (Elizabeth Costello) et…Albatros

La question du mot est au centre de la question du Mal, thématique de l’épisode d’Amsterdam.

Le mot et le mal : Amsterdam

L’épisode reprend un chapitre d’Elizabeth Costello intitulé « Le problème du Mal » dont le traitement par Warlikowski est particulièrement emblématique.  D’abord, conformément à ce que nous disions du « Nunc » plus haut, après avoir proposé une Elizabeth Costello vieillie et distanciée, confiée à la remarquable Ewa Dalkowska (qui interprètera la scène de l’anniversaire, l’essentiel de la deuxième partie), dans l’épisode précédent, celui d’Appleton qui traite de la question animale (Manger des animaux) .
On passe cette fois à une Costello plus jeune, plus vive, plus « engagée », la plus jeune des toutes les Costello, Maja Ostaszewska, celle qui n’est pas encore « revenue » de tout, qui lutte et qui affronte encore.
Costello a attaqué dans sa communication le romancier Paul West (joué ici par Andrzej Chyra) qui dans un roman « Les Très Riches Heures du comte von Stauffenberg » a décrit par le menu le supplice de Stauffenberg (un des auteurs de la tentative d’assassinat d’Hitler le 20 juillet 1944). Elle l’attaque au nom de la morale, au nom d’une mort qui n’appartient qu’aux suppliciés, et en fait, au nom des mots dont la puissance va bien au-delà d’une image.
Pour elle, le Mal s’est emparé de Paul West, comme le Mal l’a frappé elle, quand , à 19 ans, elle a été violentée par un jeune docker inconnu à qui elle voulait s’offrir, puis s’était ravisée.

Face à face, des visions différentes du Mal, et de son expression littéraire.
On aborde ici frontalement la question de la deuxième guerre mondiale, et de ce qu’est le Mal dans cette perspective. C’est une question centrale qui traverse le théâtre et la réflexion de Warlikowski. Alors à partir de ce chapitre de Coetzee, il va développer en plusieurs scènes d’une puissance singulière les hésitations, les contradictions, les attaques de Costello.

Elle est donc à Amsterdam, où elle a été invitée justement parce qu’elle a comparé (à Appleton) le massacre des animaux destinés à l’abattoir à un « Holocauste », ce qui a fait polémique. Et sans qu’elle n’en ait été avertie, Paul West est présent.

Quatre phases dans cette scène :

  • D’abord, ses hésitations, parler ? ne pas parler ? aborder Paul West ? partir ? Puis la scène se concentre autour de son effort pour avertir Paul West qu’elle parlera de son livre dans sa communication, un dialogue qui n’est que monologue, Paul West ne répondant au mieux que par des toux ou des borborygmes, selon la construction scénique vue précédemment, le théâtre « réel » à jardin, et le théâtre « projeté » de face sur le mur aux spectateurs, avec des gros plans sur West, impassible et agacé (magnifique Andzej Chyra)
  • Le discours, qui commence par l’évocation de sa visite d’Amsterdam, comme par hasard la maison d’Anne Frank, et comme par hasard la visite de collections Royales d’animaux empaillés et notamment d’albatros, en vitrine à cour dans la cage de verre, un des animaux fétiches de cette première partie. C’est Warlikowski et non Coetzee qui rajoute ces détails. Le discours accuse Paul West d’outrepasser les droits de l’écrivain. Au nom de l’éthique de l’artiste et de ce que l’art peut – ou non-représenter. Il n’est pas bon de lire ou d’écrire certaines choses. Mais Costello s’interrompt rapidement pour éviter la polémique directe avec Paul West et s’enferme dans les toilettes.
  • Suit un monologue très torturé de Costello, qui évoque son aventure de jeunesse, la violence qu’elle a subie et qu’elle assimile au Mal, bientôt interrompu par une petite fille qui veut aller aux toilettes et qui affirme (en néerlandais) qu’il y a quelqu’une dedans. Une petite fille qui passe devant les troupeaux à massacrer puis interroge en néerlandais au moment où Costello se torture sur le Mal, comment ne pas penser à Anne Frank ?
  • Quatrième moment là encore tissé par Warlikowski, une sorte de rêve faustien où Méphistophélès-Paul West enlace doucement Faust-Costello dans un extrait de Goethe, et où vont finir par défiler toute une série d’artistes compromis dans le Mal nazi et leur fin tragique ou banale, l’interprète de Méphisto Gustav Gründgens, puis Heinz Rühmann, acteur préféré d’Anne Frank, et deux protagonistes du Juif Süss, Veit Harlan, réalisateur et Ferdinand Marian, acteur, qui posent tous la question de l’artiste et de sa responsabilité face au Mal, ce qu’il en fait notamment quand 500 prisonniers de Dachau sont massacrés après la projection du Juif Süss. Méphisto-Paul West insiste sur l’ambiguïté de la responsabilité de l’artiste, sur la question de l’absolu du Mal, et tout se termine par l’interrogation phare, devant une vidéo impressionnante de bétail (bovins d’abord, ovins ensuite) dans de vastes salles en attente de massacre qui pose la simple question : peut-on comparer ce massacre à l’Holocauste, au Mal absolu. La question est de savoir si Costello ne relativise pas l’Holocauste (la Shoah) en lui comparant le massacre des animaux. Certes en commençant à massacrer les animaux, on se donne en quelque sorte licence pour massacrer les hommes, mais l’Holocauste nazi est d’une autre nature, et ici Costello fait preuve d’une certaine confusion, sinon d’une coupable inconscience. Refuser que le Mal ne soit écrit-décrit comme le fait West dans son roman, n’est-ce pas le relativiser, le masquer, l’éviter ? Et Costello-Faust ne signe-t-elle pas un pacte avec le Diable et en mélangeant dicible et indicible. 

    Andrzej Chyra (Paul West), Maja Ostaszewska (Elizabeth Costello) devant le troupeau à abattre

La question du rapport à l’animal pose par ricochet la question de l’Humain. On en revient à Kafka et au singe, et on comprend que ce n’est pas un hasard si Warlikowski a mis dans la bouche de Costello dans la première conférence (décidément fondatrice) la comparaison (qui n’est pas dans Coetzee) du singe qui s’adresse aux humains comme un juif à des goys…
La littérature et le mot qui s’emparent du Mal et le décrivent, c’est une problématique de la représentation : le mot peut-il tout décrire, y‑a‑t-il un au-delà du mot ? et le geste artistique est-il absolument libre dans un espace infini. Encore des questions abyssales, qui restent sans réponse. En littérature la question est celle du mot, plus forte encore ce soir, dans un théâtre si discursif.
Il y a des images qu’on supporte, y compris des images « insupportables » mais il y a des textes insupportables qu’on n’arrive pas à terminer, je pense par exemple aux Cent-vingt journées de Sodome, du marquis de Sade. Le mot est plus fort que l’image, comme l’attestent les plaintes de certains parents contre certains textes étudiés à l’école. Et c’est bien l’objet du débat. On se place aussi dans une perspective plus générale du représentable ou du non-représentable qui est une question de l’art…

L’art est une question. Si l’art devient réponse, il n’y plus d’art et donc plus d’humanité.

La pensée de Costello ne serait-elle pas une pensée dirait-on conservatrice ?

Pour terminer notre regard sur cette première partie, la plus longue, et sans respecter l’ordre des scènes, se pose la question, qui court toute la pièce, de l’animal.

 

Appleton :  Manger des animaux et plus généralement, la question animale.

L’épisode et la conférence sont peut-être la scène la plus « légère » et distanciée de cette première partie et celle qui pose les questions plus délicates.

Les animaux traversent la représentation, d’abord le Chimpanzé, une figure que nous avons développée, et qui fermera le spectacle avec une Costello qu’il accompagnera aux confins de l’au-delà, de l’autre côté Est-ce que je peux voir ce qui se trouve là-bas, de l’autre côté ?

Ensuite le Chien, qu’on ne voit pas mais qui aboie dans la croisière en Antarctique, que Costello essaie en vain d’affronter et de calmer/faire calmer, élément perturbateur de son discours, mais aussi emblème de son impossibilité à communiquer avec qui elle défend.
Puis l’Albatros qui apparaît plusieurs fois, d’abord dans l’épisode de la croisière en Antarctique, elle en croise un, et il est sur le théâtre, dans la vitrine, pendant la prestation et la scène de la « chanteuse russe » qui va dissimuler sous une pierre les objets de sa mère (voir le projet North Pole de Sophie Calle).
Difficile de ne pas associer, depuis Baudelaire, l’Albatros à l’artiste, au poète, exilé sur le sol, comme dit le poème, et Elizabeth va le rencontrer encore, à Amsterdam, empaillé (de nouveau deux albatros empaillés dans la vitrine), comme pétrifié donc, naturalisé, hors vie, muséifié en quelque sorte un peu comme elle qui se promène de conférence en conférence comme une bête de zoo. Le Chimpanzé de Kafka transformé en Albatros empaillé, la mort, toujours la mort
Enfin, le Poussin, dernière image animale très puissante du spectacle de celui qu’on emmène à la mort sans qu’il le sache parce qu’il n’est pas bon pour la vie ou pour le service, nous reviendrons sur cette image de tri qui évidemment renvoie à d’autre tri, plus humains et tout aussi mortels et définitifs.
Justement, l’épisode d’Appleton est une scène traitée assez légèrement sur un problème polémique qui est la comparaison du massacre des animaux avec l’Holocauste, et le choix de la part de Costello d’être végétarienne (« Mme Costello, qu’est-ce qui vous a amenée à devenir végétarienne ? »). Passons rapidement sur le fait qu’à Appleton enseignent Norma, la bru de Costello et aussi son fils John, intrusion d’es affaires de famille (traitées en deuxième partie) mais, derrière leur longue table, par ces universitaires qui dînent (avec de vraies Fettucine) Warlikowski nous montre une brochette, un raccourci d’humanité universitaire, avec des typologies, des jeunes, des vieux et vieilles, des célèbres (Arendt) et des anonymes et toujours le singe, spécimen désormais inscrit officiellement dans le monde académique. Ça discute, ça pépie, c’est agressif, c’est effectivement un tout petit monde à la David Lodge – difficile de ne pas y repenser.
Dans cette vision très ironique, les débats portent sur des questions qui semblent banales notamment sur le végétarisme de Costello, traité légèrement, style conversation entre poire et fromage, notamment quand à un convive asiatique (l‘acteur d’origine japonaise Hiroshi Murakami, un des piliers de la troupe du Nowy Teatr) une convive dit « En Chine la notion de dégoût n’existe pas » (à propos des interdits alimentaires ou des traditions alimentaires) tout en précisant « je suis navrée » en le regardant comme pour s’excuser,  le dit convive asiatique rétorque « je ne suis pas chinois », manière de dire que pour cet aréopage de savants, ce qui est jaune avec des yeux bridés est forcément chinois (rires en salle), sorte d’altérisation globale de tout ce qui n’est pas MOI, toujours cette question de l’autre, qui est aussi le centre de la discussion, l’autre animal comme l’autre humain.
Les questions abordent nos manières de manger certaines viandes (le porc) et pas d’autres (le chien, le serpent, le lézard) du moins chez les occidentaux, sur la manière dont les grecs mangeaient la viande aux sacrifices, de manières ritualisée, et donc bénie des dieux.
Costello décrit comment on mastique de la viande d’une manière à dégoûter l’assistance : « Pour ma part, je m’étonne que l’on puisse mettre la carcasse 

d’un animal dans sa bouche, mastiquer sans dégoût le corps haché, avaler les jus 

qui coulent des plaies mortelles… » dont la crudité n’est pas sans rappeler ce qu’elle reprochera plus tard à Paul West sur les mots qui décrivent le supplice des conjurés autour de Stauffenberg dont il était question plus haut. Les mots et les choses… toujours…

Arendt, la professeure de philosophie, pose la question d’une morale de Costello que les animaux ignorent eux-mêmes

« Le végétarisme, si l’on y réfléchit bien, est donc un arrangement curieux où les bénéficiaires ignorent totalement qu’ils en bénéficient. ».
Derrière cette discussion il y a le point fondamental et qui fait polémique, que toute violence sur un animal est un début de possible violence à l’humain, et qu’il faut fermer les élevages industriels et les expériences de laboratoire, car si l’animal est autre, cela ne nous donne aucun droit de le tuer.

Appleton, brochette d'universitaires

Et c’est évidemment la question de l’Holocauste qui est sous-jacente, avec le rapprochement avec le massacre des animaux en abattoir. Impossible d’expliquer autrement la vision de ces immenses hangars à bovins/ovins dont il a été question précédemment et qui sont projetés sur le mur au moment où Paul West et Costello polémiquaient. PauL West refuse de mettre un signe « = » entre abattage animal et Holocauste… C’est une discussion d’aujourd’hui, encore très vive.
Plus généralement et au-delà de la scène qui a été représentée fondamentale et volontairement traitée plus « légèrement » (toujours ce rapport au réel et au masque), c’est la question du statut de l’animal dans notre monde, entre l’anthropocentrisme grec, la thèse des animaux-machines (Descartes), et de l’autre côté la vision d’un François d’Assise, qui s’oppose à l’anthropocentrisme… Débats profonds sur la question de l’Humain. Parler de l’animal c’est parler de l’homme, évidemment.

Dernier élément sur ce thème animalier qui traverse largement le spectacle et le livre de Coetzee, la question de l’Abattoir de verre dernière scène de la deuxième partie, où Elizabeth Costello, au seuil de la mort, pense à installer des abattoirs au centre des villes, pour montrer ce qu’est tuer, seulement avec quelques animaux pour l’exemple qui pourraient nourrir le quartier et les restaurants alentour (éloge du « local » comme dirait l’autre). Elle s’en ouvre à son fils via Skype, à distance et en pleine nuit, qui lui rétorque de manière réaliste que les abattoirs sont aux confins des villes, à l’extérieur, cachés aux yeux des hommes, volontairement. Répondant à sa mère que jamais son idée ne pourrait trouver preneur. Mais la mort cachée de l’animal, n’est-ce pas aussi le centre du problème et la donnée fondamentale : on ne peut que cacher l’abattage, la mort, le sang, car ce que mangent les hommes ce ne sont plus des animaux, mais des « morceaux », des « choses » en quelque sorte, désanimalisées, comme on a déshumanisé les morts dans les chambres à gaz en leur prenant cheveux et dents en or, ou peau… c’est là la question fondamentale ; la fin de l’Humain commence-t-elle aux animaux… ?

Ainsi la question du Poussin, rendue extraordinairement vibrante par l’actrice phénoménale Maja Komorowska. Le poussin, dans notre imaginaire, c’est presque un dessin de bande dessiné, un titi gentil, duveteux, et innocent. Au centre de la question, il y a le début de l’œuvre, où on interroge Costello sur la difficulté qu’il y a pour une femme à écrire à la place d’un homme.
Ici l’exercice, le même, c’est écrire à la place du poussin, se mettre à la place de…, lui donner par l’écriture et le récit une existence, et non le statut d’une petite boule duveteuse et chosifiée. C’est d’abord une formidable leçon de littérature qu’elle donne, l’écrivain est celui qui va donner un statut à un poussin, qui va le faire exister.
Je suis l’unique être, à part Dieu, qui se souvient encore d’eux.
Derrière le poussin, il y a l’artiste créateur, celui qui de rien fait quelque chose ou quelqu’un. Tous les auditeurs du Nowy Teatr (et d’Avignon et d’ailleurs) se souviendront du petit poussin sur son tapis roulant, victime d’un tri dont il ne sait rien et qui va partir soit vers la vie soit vers la mort (qui est ici réduction effective en bouillie) parce qu’il aura été décrit par l’extraordinaire Maja Komorowska, parce qu’il aura surgi dans notre imaginaire qu’il ne quittera plus. L’art, c’est cela, faire surgir, faire voir, et faire entrer en imaginaire.
L’histoire du poussin en soi est devenue une histoire triste d’une innocence trompée, et elle rejoint évidemment celle des tris aux entrées de Birkenau ou d’ailleurs où l’on allait au gaz ou à la vie, sans savoir, en toute innocence.
Le poussin, fin de Costello, fin du monde, fin de l’Humanité.

 

Au terme de cette première partie, on peut bien percevoir comme un tragique du spectateur, qui perçoit de ce spectacle sans cesse des abîmes nouveaux comme dirait Blaise Pascal, et son incapacité à les embrasser, mais aussi à les retenir au passage, à les digérer, tant ils sont nombreux et tant ils génèrent eux-mêmes des questions sans réponse qui sont les questions posées par l’Humain et par l’art, et donc par le théâtre. La théâtralité ici, sert à évoquer ce gouffre où nous nous penchons, ce gouffre sans fond de l’Humain : Je suis le regardeur formidable du puits disait Hugo ajoutant quelques vers plus loin Je suis l’anxiété lugubre et grandissante.
Ne pas saisir la totalité de ce théâtre, mais en sortir étourdi, éberlué de ce questionnement dantesque, c’est évidemment voulu : il y a là un appel au spectateur pensant qui fait de ce théâtre et de ce spectacle un défi aujourd’hui.

 


La seconde partie

Alors, dans cette perspective, la seconde partie, plus courte, plus, ramassée, apparemment plus quotidienne, plus familiale (l’essentiel est une scène d’anniversaire où Costello avec son fils, sa fille, sa bru et ses petits-enfants fête son anniversaire et ses soixante-dix ou quatre-vingts ans.
la scène n’est pas sur le théâtre, mais dans la vitrine où étaient les Albatros, comme enfermée dans un bocal, comme une scène presque « empaillée » par son conformisme, il y a une table, on trinque, il y a un gâteau, des bougies, bref, l’attirail de la scène familiale banale.
Pourtant, la plupart du temps, les enfants sont à l’extérieur de la vitrine, masqués, plus enfants-de-théâtre que nature, des faux enfants et de vrais adultes, mais « qui font croire à » avec leur ballon en forme de Mickey, l’attirail de l’enfant caricature.
La Bru est présente mais va bientôt sortir avec les enfants laissant dans la cage de verre John et Helen entourant leur mère. John a vieilli, ce n’est plus Bartosz Gelner qui l’interprète, mais le plus mur Jacek Poniedziałek. Le temps a passé, pour tous. Et le temps, c’est un des axes de cette deuxième partie.
Cela commence par une sorte de danse-défilé d’une dame en perruque, bas rouges et robe en lamé, qui est Elizabeth Costello, déguisée, qui a un petit air de la « chanteuse russe » de la première partie. Le masque encore une fois, le déguisement pour tromper l’âge, pour défier l’apparence, avec cette outrance du déguisement, qui fait de ce pari sur le temps un pari perdu.

« Nouveau look » qui trompe le vieillissement et la mort que les enfants hésitent à approuver et hésitent à critiquer, mais Elizabeth, fine plume et donc fine mouche, les démasque :

Tu penses qu’on va me lancer un regard horrifié, comme on regarde un cadavre déguisé pour le bal ? Tu trouves cela extravagant ? 

Et l’Elizabeth new-look va disparaître quelques instants, laissant les enfants discuter de son avenir et de ses vieux jours et de ce regard « inapproprié » qu’on va jeter sur elle parce qu’elle refuserait son âge. En fait, les enfants représentent ici une sorte de raison conforme ou conformiste du monde que justement par son geste Elizabeth refuse, toujours l’artiste, toujours l’albatros, exilé sur le sol.
Elle revient, avec le gâteau, les bougies, et tout le cérémonial derrière lequel une mise en scène a été conçue pour laisser seuls les deux enfants pendant que la bru Norma sort avec les deux petits-enfants. La discussion va porter sur la mise en cage de l’albatros, c’est à dire le rapprochement de Costello (qui vit en Australie) de sa fille (qui vit à Nice) ou de son fils (qui vit aux USA), c’est-à-dire sa dépendance. La mise en cage de l’albatros, c’est sa mort. Costello veut mourir seule, indépendante, libre et loin.
La discussion évidemment peu banale, porte sur le masque, le refus de vieillir, le refus de la réalité par exemple chez Tchékhov, et sur le rapport à la fiction, c’est-à-dire sur bien des thèmes qui sont les supports de tout le spectacle.
Elizabeth utilise sur la question de la fin, de la mort et du suicide, des aphorismes qui font sourire le public :
Tu te tues à 20 ans,
c’est une disparition tragique.
Tu te tues à 40 ans,
cela donne à réfléchir.
Mais se tuer à 70 ans,
et les gens diront
« comme c’est triste,
elle devait avoir un cancer ».

Le thème central de la fête anniversaire, c’est l’Art de bien mourir, et Elizabeth affirme son art à elle, qui est de toujours être dans la fiction et l’irréel (ce que lui reprochent les enfants) : nous sommes donc encore et toujours dans cette question centrale des frontières de la fiction et du réel, centrale chez Coetzee, Costello, Sophie Calle… malgré l’apparente discussion très « réaliste » de la fête anniversaire.
C’est alors que, comme la bonne grand-mère qui raconte une belle histoire, Costello va raconter pour ses petits-enfants qui vont la commenter, une belle histoire, un conte qui commence par « Il était une fois ». Pour la première fois, à la fin du spectacle, l’écrivaine Costello raconte, et ne commente pas : elle entre dans la fiction, elle va même se mettre en scène, une Costello puissance 2, une Costello fictionnelle racontée par une Costello encagée dans le verre, tout aussi fictionnelle, qui en l’occurrence prend la place de Coetzee, puisque l’histoire est issue de son roman L’homme ralenti.

 

Le conte de l’homme ralenti

Quand on vous parle d’abyme nouveau…
Les personnages encagés dans la vitrine et les petits-enfants commentateurs vont écouter l’histoire que nous voyons, nous spectateurs, se dérouler, visualisée, projection du récit de Costello qui va raconter Costello.
L’homme ralenti, c’est un roman de J.M.Coetzee paru en 2005 qui raconte l’histoire de Paul Rayment, victime d’un accident où il a perdu une jambe. Refusant une prothèse, il est aidé par une infirmière à domicile Marijana avec qui se construit une relation ambiguë. C’est alors que venue de nulle part, sonne à la porte Elizabeth Costello, qui fait de Paul Rayment en s’installant chez lui un sujet de réalité-fiction, elle devient sa conscience, une sorte de Jiminy-Cricket un peu encombrant qui va guider son pas et ses actions.
De cette histoire, Warlikowski fait un conte noir, où Paul Rayment, isolé reçoit la visite à l’improviste d’une Elizabeth Costello décatie, en tailleur défraichi, en chaussure et chaussettes violettes, une Elizabeth Costello qui tranche avec toutes celles traversées jusqu’alors, une version décatie et vieillie, mais toujours énergique, qui va faire fonction de fée un peu carabosse, jouée par l’acteur polymorphe Andrzej Chyra.

Magdalena Cielecka (Marianna), Mariusz Bonaszewsk (Paul Rayment), l'aveugle et le paralytique 

Revenant sur la question du désir, elle analyse la situation de Paul Rayment, qui désire son infirmière Marijana, avec toute sa frustration d’homme « ralenti », et de celle de Marianna (et non Marijana) rendue aveugle par un accident, elle aussi frustrée de désir. Elle va en « bonne fée », organiser la rencontre tarifée entre les deux, avec l’obligation pour Rayment de s’aveugler pour ne pas voir la jeune femme aveugle. Une version délétère et sinistrée de la parabole de l’aveugle et du paralytique à laquelle Costello prend part, seule « voyante » de la scène, avant d’enlever rapidement la jeune femme à Paul Rayment.

Mariusz Bonaszewsk (Paul Rayment), Andrzej Chyra (Elizabeth Costello)

L’histoire, qui n’est pas vraiment un conte pour les enfants, est sans cesse interrompue par les commentaires des enfants qui semblent assister à un feuilleton de série B, est en fait un conte sur la permanence des désirs et des souffles de vie quand on glisse vers la fin et la mort. Elle est aussi la visualisation d’une construction fictionnelle d’une Costello vive et qui sait encore inventer qui raconte une Costello-fée Carabosse, comme Coetzee la fait intervenir, dans un roman où elle construit une vie entre réalité et fiction, Coetzee dont, « comme par hasard » l’interprète Mariusz Bonaszewski en première partie se retrouve à interpréter Paul Rayment l’amputé en deuxième partie. Fin de Costello ? Fin de Coetzee ? Vertige encore ?

Vous inventez des histoires et nous obligez à les interpréter.Vous n’avez qu’à ouvrir un théâtre de marionnettes ou un zoo.
Encore le même problème de la question des mots (Costello :

Je m’exprime avec des mots, et aujourd’hui les mots nous rendent malades ) et surtout de la fiction et du réel : l’accident des deux a eu le lieu à la même date, le 9 juin de la même année 2008 et sur la même route Magill Road, comme si c’était l’accident-emblème de deux figures qui ne font qu’une comme dans le ballet sexuel construit à deux autour du déambulateur…
Et une fois encore, une histoire vraie-fausse de Costello… au milieu d’un anniversaire de la vraie Costello, héroïne fictionnelle d’un vrai Coetzee devenu sur le théâtre un personnage de fiction.
Vertigo.
Les enfants (à propos de Paul Rayment) : Il n’a jamais eu affaire à des écrivains, il ne connaît pas leurs ruses.
La vérité de la soirée sort de la bouche des enfants. Qu’est-ce qu’écrire ? qu’est-ce que le mot ? à quoi se réfère-t-il ?
Vertigo.
La scène se termine par un Assez !

 

L’image finale
Nous avons déjà évoqué assez longuement la toute dernière scène qui a pour centre la lumineuse et magique Maja Komorowska, dernière Costello, la Costello pour l’éternité à qui échoit de dire la dernière parole : J’aimerais voir ce qui se trouve là-bas, de l’autre côté. Nous ne reviendrons ni sur l’abattoir de verre, modèle d’abattoir de centre-ville, ni sur le destin du petit poussin que nous avons longuement évoqué qui sont deux questions au centre des idées de Costello sur les animaux, mais la scène est une scène de transmission à son fils, de papiers, de textes inachevés, de projets, qui sont des traces qui restent d’une créativité qui s’éteint, transmettre la vie par-delà la mort.
Je n’ai pas été capable de poursuivre, c’est pareil avec tout ce que je t’envoie. À croire qu’il manque quelque chose à l’intérieur de moi. Les lumières s’éteignent.

C’est la fin, avec ce dernier clin d’œil d’un fils qui appelle Maman, et d’une maman qui comme Dieu crée et écrit pour que soient gardés en mémoire les poussins triés par leur sexe sur le tapis roulant qui envoie ceux qui sont du mauvais côté vers la mort. Le tri vers la mort, dernière évocation après tout le reste, avant la dernière curiosité de l’artiste, voir l’au-delà, que Costello-Komorowska dans la cage de verre va chercher, accompagnée du Singe qui ainsi ferme lui aussi le spectacle. Tout est là, en deux silhouettes, même la mort est curiosité d’artiste.
Donner le dernier mot à Maja Komorowska, entrevue dans une vidéo dans L’Odyssée, Une Histoire pour Hollywood, où elle était déjà marquante, émouvante, déchirante même, c’est fermer le mythe Costello si multipolaire par un mythe de la scène polonaise. Komorowska, 86 ans, interprète de Wajda, Zanussi, mais aussi de Grotowski, c’est-à-dire la compagne emblématique de ce qui a fait la scène et le cinéma polonais depuis des dizaines d’années. L’icône. Et son débit, haletant, son regard éperdu, sa simplicité d’élocution, vont droit au cœur de l’émotion et bouleversent. Un de ces moments de théâtre qui se fixent dans l’inoubliable.

 

Apostille sur Avignon, en guise de conclusion.

Kafka n’écrivait pas sur les gens qui se curent le nez.
Il y a dans ce spectacle une exigence intrinsèque qu’il serait absurde de nier, un spectacle complexe, dont on tire sans cesse les fils, de cette complexité qui pousse sans cesse à aller plus loin, à chercher, à fouiller, à dégager un abyme après l’autre, une merveille après l’autre. À Avignon, je le voyais pour la troisième fois et n’aurais pas voulu écrire une critique même positive qui n’aille qu’à la surface de la vague : c’est là la limite de l’exercice. J’ai donc, pour rendre justice à ce spectacle abyssal et fascinant à la fois lu les textes de référence (j’avais déjà lu Elizabeth Costello que j’ai reparcouru) et demandé au Nowy Teatr le texte du scénario, pour voir comment s’est tissée la dentelle Warlikowskienne, entre Coetzee et les autres, entre Coetzee et l’univers intellectuel de Warlikowski.
Je suis bien conscient que cette « Wanderung » intellectuelle ne peut être exigée de tous les spectateurs, et que tous les spectateurs ne se donnent pas pour mission de rendre compte par le menu d’émotions esthétiques et théâtrales et de problématiques qui remuent notre humanité. Mais en parler, évoquer l’abyssal spectacle de la manière la plus complète possible et la plus incomplète en même temps, dans la conscience du Je sais que je ne sais rien platonicien s’est imposé à moi, depuis ces deux soirées d’avril qui m’ont poursuivi.
Il était difficile aussi de ne pas rendre hommage par cet effort-là à la performance de toute l’équipe de comédiens qui ont fait le spectacle, qui le font respirer, et vibrer bien au-delà de la langue, la langue polonaise ici traversée par la vie, bien au-delà du sens, bien au-delà de ces mots qui font l’une des lignes directrices de ce spectacle, certes éminemment discursif, mais le discours en est transcendé, il va au-delà du sens. Ainsi l’on se prend quelquefois à se bercer de ces respirations expressives, en écoutant les rythmes, la langue, sans regarder les surtitres : se laisser pénétrer par le chant du théâtre, le chant le plus exigeant tout en étant le plus charmeur et le plus fascinant. Car ce texte, éminemment difficile, ils le mâchent, le digèrent, le jettent à notre face et rendent ce son et cette musique, un kaléidoscope de couleurs et d’humanité, accentué par le travail musical éminent du fidèle Pawel Mikietyn qui accompagne toute la pièce par une musique discrète et singulière, sauf lorsque Paul Rayment utilise ses bras pour diriger dans le vide une symphonie que Mikietyn a composées, seule manière de faire exister son corps, en faisant revibrer la musique.

L’humanité. Ce qui caractérise le théâtre de Warlikowski, c’est la confiance en l’humain, en l’humanité, en la puissance de sa pensée. Cette confiance, c’est ce qui lui fait croire que ce théâtre est capable d’atteindre le public, un public pensant, ressentant, disponible, ouvert, et ouvert à tout. Un public étourdi et émerveillé par la multiplicité de ces mots, et en même temps sans aucune frustration de ne pas tout saisir peut-être, de ce gouffre insondable de pensée humaine, de contradictions, de problèmes petits et grands et de problématiques qui font le monde, d’hier comme d’aujourd’hui. Si le monde n’a qu’un sens, l’humanité est prise entre le blanc et le noir, le j’aime et j’aime pas, à quoi sert le théâtre et plus généralement l’art qui est infini questionnement sans jamais savoir la réponse, qui comme l’anguille, échappe sans cesse quand nous croyons la saisir.

 

Alors, le retour de Warlikowski à Avignon, c’était bien sûr un événement. Depuis 2001 (Hamlet) il y fut régulièrement présent, mais pas depuis 2013 (Cabaret Varsovie) et auparavant 2009 (A)pollonia. Depuis 11 ans, ce maître du théâtre avait été ignoré d’Avignon. Une reprise d’(A)pollonia était prévue cette année avec Elizabeth Costello et aurait sans doute permis de voir, en plus de 15 ans, le chemin théâtral parcouru d’un artiste qui ne cesse de se renouveler. Ça n’a pas été possible. Et Elizabeth Costello prévue dans un autre lieu, s’est retrouvée dans la Cour d’honneur. Alors peut-être la rencontre de la Cour d’honneur et de ce spectacle qui demande une concentration forte, qui demande peut-être aussi une proximité avec les comédiens pour pénétrer au plus profond l’art de l’acteur (le Nowy Teatr a 400 places) ne convenait-il pas tout à fait ? On sait que le théâtre est une alchimie, que le rapport à l’espace, à la salle, dépend de détails infinitésimaux. Et peut-être les spectateurs des derniers rangs ont-ils été frustrés ou perdus… Peut-être.

Était-ce cependant une raison pour quitter bruyamment les gradins, par groupes, par grappes, gênant et dérangeant la concentration des autres spectateurs, était-ce même une raison pour quitter les gradins tout simplement ? Je pensais que le public d’Avignon était un public ouvert à toutes les formes, disponible à tous les théâtres, et surtout disponible à un théâtre exigeant et qui fasse appel à ce qui est la singularité de l’humain, sa pensée.
Ces gens partis bruyamment m’ont interpellé.
Ils sont une insulte à ce lieu, à son passé, à Warlikowski qui vient ici depuis plus de deux décennies. Ils sont une insulte à la pensée, et au théâtre, dont ils ne défendent pas les valeurs.
Je disais plus haut que ce qui caractérise le théâtre de Warlikowski, c’est la confiance en l’humain, en l’humanité, en la puissance de sa pensée et j’ajouterai à la puissance de la culture dans sa multiplicité, sa contradiction, ses heurts.

En partant bruyamment avec leurs pieds, on voit où se situe leur pensée…

Si le théâtre doit être exclusivement un théâtre des émotions directes, ou de la simplicité, qui a sa place, certes, mais pas seulement, si le théâtre ne peut plus être aussi le lieu des complexités, et des abysses, alors, le théâtre est mort. Comme si la tragédie grecque ou la tragédie classique étaient des lieux des émotions simples !! Comme si Kafka, ou Proust, ou Joyce, ou Coetzee évidemment étaient simples !!

Ces gens qui partaient me faisaient penser à la mort de la pensée, du théâtre, la mort de ce qui vaut la peine d’être vécu. Une trahison.

Oui, un théâtre de complexité peut-être aussi, comme l’exprimait Simon McBurney, complicité. Soyons tous complices.
Elizabeth Costello va visiter la Colline à Paris en février prochain, du 5 février au 16 février 2025. Je vous invite à ce vertige qui vous réveillera et vous stimulera, vous éloignera de ce monde traversé par le simplisme et la médiocrité, hélas – nous venons d’en vivre des mois politiquement emblématiques.

 

[1] Philippe PARRENO, Anywhere out of the world, 2000.
Installation vidéo 3D sur DVD 4'.
Affiches, moquette, ampli, caisson de basses, 5 enceintes.
Acquisition 2000 | à la galerie Air de Paris, Paris

[2] Sophie Calles, Des histoires vraies, le nez, Actes Sud, p. 11

Avatar photo
Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici