En ce mardi soir, la carrière de Boulbon vibre de la présence de la foule de spectateurs qui attend l’heure où le spectacle va commencer et où les gradins seront accessibles. On accède ensuite à sa place dans la lumière très douce d’un couchant d’été : l’endroit est extraordinaire à tel point qu’on est chaque fois surpris par son caractère naturellement monumental.

Au cœur de cet écrin minéral, orné d’une végétation de garrigue, les équipes de Tiago Rodrigues ont installé un dispositif technique certes conséquent mais l’espace n’est pas sans rappeler les origines du théâtre et de la tragédie dans la Grèce ancienne. Depuis les gradins, on découvre un espace circulaire pour le jeu, comme une lointaine évocation de l’orchestra, réservé au chœur – le même chœur auquel plusieurs des comédiens diront appartenir un peu plus tard. De manière légèrement décentrée à jardin, on est frappé par ce qui semble être une statue assez imposante, en hauteur sur un socle et délicatement recouverte d’un voile noir transparent qui ne permet cependant pas de distinguer la forme exacte qui se trouve en-dessous. Un peu à l’avant de ce volume massif, sont alignées quatre tables en bois derrière lesquelles sont placées sept chaises. Sur les tables, des gourdes en métal, des brochures sur lesquelles sont posées des paires de lunettes. Au fond de l’espace, légèrement à cour, on perçoit presque la même disposition mais tous les meubles sont recouverts là, de housses claires. A côté, se trouve un portant auquel sont accrochés des vêtements – tuniques, manteaux – noirs. Et c’est alors que les célèbres trompettes de Maurice Jarre résonnent entre les parois de la carrière, signalant le début du spectacle, pour cette dernière à Avignon.

Les comédiens du Français font leur entrée, les uns après les autres. Ils s’installent à la table devant, devisent, plaisantent en regardant le public, sortent, reviennent, s’isolent, se rendent jusqu’au portant pour vérifier si leurs accessoires sont en place… On perçoit une certaine détente mais sans déconcentration, chacun, chacune le manifestant à sa façon. En outre, leurs costumes sont tous noirs, en tissu léger, ce qui tend à les uniformiser. Progressivement, ils s’installent sur les chaises face au public, et lunettes sur le nez, ils feuillettent leur brochure, comme à l’orée d’une répétition théâtrale à la table. Eric Génovèse se lève soudain et réclame le silence en criant, ce qui a pour effet de stopper toutes les conversations qui avaient repris dans les gradins. « Dans quelques minutes, notre troupe va terminer sa première lecture de la pièce Hécube d’Euripide… »
C’est donc bien une répétition à laquelle nous allons assister et cet avertissement nous positionne devant un basculement métathéâtral qui est sur le point de commencer. Elissa Aloula, Séphora Pondi, Gaël Kamilindi et Eric Génovèse disent à l’unisson « Nous sommes le chœur », ce qui ancre certes dans l’espace à l’apparence antique évoqué plus haut mais qui trouble déjà les repères : ils paraissent porter tous leur prénom et jouent des comédiens qui répètent Hécube. A l’exception d’Elsa Lepoivre dans le rôle de Nadia, comédienne qui joue le personnage d’Hécube chez Euripide mais qui doit partir car elle a un rendez-vous de première importance, semble-t-il. Rien de grave pour la répétition : « Ce n’est que le premier jour des répétitions », « on est large », « on a le temps » – ou pas ? La troupe semble unie, les tempéraments se dessinent : Loïc Corbery interprétant Polymestor est tempétueux ; Denis Podalydès, pointilleux sur le sens des phrases, est Agamemnon… Les comédiens déroulent le texte, veulent finir promptement – surtout Nadia qui exprime une forme d’urgence – même si Denis ne peut s’empêcher de gloser à propos des mots de l’auteur antique, sous les réprobations des autres et les rires du public, amusé.
Tout est alors empreint d’un profond réalisme : une répétition – en costumes – avec d’authentiques comédiens, les accessoires, le rythme, la nature des échanges… tout est parfaitement crédible. C’est que la pièce de Tiago Rodrigues crée un environnement propice à un choc : celui de Nadia avec le personnage qu’elle incarne littéralement. Comme elle, Hécube se dresse contre une injustice qui touche son fils. Comme elle, Hécube défend l’idée que « la loi et les valeurs d’humanité » sont indépassables et doivent rester le repère absolu. Nadia a un fils autiste : placé dans un institut, il a subi des mauvais traitements et elle demande réparation. Par souci de justice et d’humanité – voilà donc son urgence. Le remarquable travail des lumières de Rio Monteiro, oscillant entre « le jaune et le bleu-violet » – couleurs vues par la chienne qui sera à la fois l’animal dans lequel Héra transforme Hécube mais aussi le personnage d’une petite histoire que Nadia raconte à son fils jusqu’à la toute fin – dessine avec grâce les glissements au sein de la narration, renversant le monde de Nadia en celui de l’héroïne de la tragédie grecque dans un vertigineux tourbillon.
Il importe de souligner également l’importance de la musique : tandis qu’on attendait le début du spectacle, les enceintes installées autour de l’espace de jeu diffusent différents morceaux d’Otis Redding. Et cette atmosphère musicale discrète constitue déjà l’univers référentiel de la fable : le fils de Nadia s’appelle Otis et, comme sa famille, adore la musique du célèbre chanteur, musique qui le calme dans les moments de tensions qu’il traverse. On ne peut manquer d’évoquer ici la scène tout à fait bouleversante où les sept interprètes, casque sur la tête, entament les mouvements supposés être ceux du fils de Nadia sur Try a little tendreness, titre recouvrant dans ce moment un sens aussi limpide qu’émouvant. Le public est saisi devant cette humanité, ce collectif sans outrance ni artifices. La danse d’Otis, c’est celle des comédiens. La nôtre à tous également.
Inspiré d’un fait divers en Suisse qui a beaucoup intéressé Tiago Rodrigues, cette affaire de maltraitance dans un établissement pour jeunes handicapés prend ici les accents de la légende et devient une histoire tragique, quelque chose de plus grand – comme la statue de la chienne révélée au public, toujours avec cette puissance qui caractérise le jeu des acteurs.

Dans l’audition des témoins par le procureur – dont celle de Monsieur Bonnefoy (et cela ne s’invente pas !), coordonnateur de la maison d’accueil où était placé Otis, finement joué par Eric Génovèse, Denis Podalydès est toujours formidable, avec sa force élégante et sa justesse ; Elissa Alloula (Nérine, ancienne remplaçante de la maison d’accueil) Gaël Kamilindi (Dubois, ancien salarié de la maison d’accueil) et Séphora Pondi (Madame Loyal – et cela ne s’invente pas non plus, déploient tous les trois une énergie presque athlétique pour donner vie à leurs personnages, sans manichéisme excessif, soumis inexorablement à un déterminisme tragique qui les condamne à ne rien pouvoir faire d’autre, à ne pas protéger suffisamment les jeunes comme Otis, à leur nuire sans volonté réelle de le faire. Sans conscience de l’avoir fait non plus. La tragédie d’un système. Une autre machine infernale. Dans cette idée, le face-à-face tendu entre le procureur et le Secrétaire d’État interprété par Loïc Corbery est également particulièrement bien restitué – ce dernier revenant sur scène les yeux ensanglantés, superposant à son tour son personnage à celui de Polymestor dans le texte d’Euripide. Et la mise en abyme s’accentue. Le texte d’Euripide peut se mêler aux paroles des comédiens : tout s’imbrique, tout fait sens.

Il convient enfin de s’arrêter sur le jeu absolument prodigieux d’Elsa Lepoivre : captant et traduisant subtilement les moindres nuances dans ses deux personnages presque gémellaires, évoluant avec une forme de majesté, usant d’une diction claire et puissante à la fois, la comédienne occupe une place centrale, rayonnant dans l’espace scénique. Ce rôle de femme incandescente, brisée mais capable d’une robustesse hors du commun jusqu’au final poignant, fait d’elle sans nul doute un des visages marquants de cette édition du Festival.
« Câlin. Pas câlin. Couverture. Pas couverture. Musique. Pas Musique… » Le vocabulaire d’Otis révèle en fin de compte l’origine du titre et apporte, s’il en était besoin, l’ultime confirmation qu’Hécube, pas Hécube est un spectacle total où tout est soigneusement pensé, une mécanique impressionnante d’érudition et surtout d’humanité. Devant la standing ovation du public – très, très amplement méritée – le visage radieux de tous les comédiens et du metteur en scène témoigne de la joie qu’il y a à faire un théâtre comme celui-ci. Et c’est une joie qu’on a volontiers partagée avec eux pour ce dernier soir, avant le Festival d’Épidaure et une belle tournée qui s’achèvera à l’été 2025, à la salle Richelieu.
À voir sur France Télévisions et https://www.france.tv/spectacles-et-culture/theatre-et-danse/6152390-hecube-pas-hecube.html
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