Odyseja. Historia dla Hollywoodu (L'Odyssée, une histoire pour Hollywood)
Scénario et script : Krzysztof Warlikowski, Piotr Gruszczyński, et Adam Radecki,
d'après l'Odyssée d'Homère et deux romans de Hanna Krall, Le roi de coeur (Gallimard 2008) et Story for Hollywood.
Mise en scène : Krzysztof Warlikowski,
Collaboration artistique : Claude Bardouil
Dramaturgie : Piotr Gruszczyński,
Collaboration : Anna Lewandowska
Décors et costumes : Małgorzata Szczęśniak
Musique : Paweł Mykietyn
Lumières : Felice Ross
Vidéo et animations : Kamil Polak
Directeur de la photographie de la scène de l' "Interrogatoire": Paweł Edelman

SHAYEK Mariusz Bonaszewski
ULYSSE Stanisław Brudny
MARTIN HEIDEGGER Andrzej Chyra
ELIZABETH TAYLOR Magdalena Cielecka
IZOLDA, LE DIBBOUK Ewa Dałkowska
L’OFFICIER SS, TÉLÉGONOS, L’HOMME DANS LE TRAIN, LE CLIENT DU MAGASIN DES PANTALONS Bartosz Gelner
ROMA, HANNAH ARENDT Małgorzata Hajewska-Krzysztofik
PÉNÉLOPE Jadwiga Jankowska-Cieślak
CLAUDE LANZMANN Wojciech Kalarus
ROBERT EVANS Marek Kalita
MOINE BOUDDHISTE, COIFFEUR Hiroaki Murakami
IZOLDA JEUNE Maja Ostaszewska
LA TRADUCTRICE, FRAU RUTH, CALYPSO Jaśmina Polak
ROMAN POLAŃSKI Piotr Polak
MAREK HŁASKO, TÉLÉMAQUE Jacek Poniedziałek
BARBARA WALTERS Magdalena Popławska
et Claude Bardouil (Sisyphe, Hadès)
Dans la vidéo :
LA DAME AU TÉLÉPHONE (Fille du directeur d'école): Maja Komorowska
LA MÈRE Krystyna Zachwatowicz-Wajda

Production : Nowy Teatr, Varsovie Coproduction : Comédie de Clermont-Ferrand ; Athens-Epidaurus Festival, Athens ; La Colline – théâtre national, Paris ; Printemps des Comédiens, Montpellier, Schauspiel Stuttgart

Athènes, Festival d'Athènes et d'Epidaure, Pireos260, 17 et 19 septembre 2021, 20h

On verra en France très bientôt ce dernier spectacle théâtral de Krzysztof Warlikowski, né à Varsovie en juin dernier et invité en septembre dernier au festival d’Athènes-Epidaure, la grande manifestation culturelle grecque qui court de juin à octobre chaque année. Pour cette Odyssée moderne qui part d’Homère et y mêle pour l’essentiel l’histoire d’Izolda Regensberg, juive polonaise à la vie étonnante qui a cherché son mari jusqu’à Mauthausen en traversant miraculeusement la guerre et les camps. Représenté à Athènes à Pireos260, une friche industrielle située dans un quelque part assez sinistre entre Athènes et Le Pirée, ce spectacle fascinant a trouvé un lieu qui lui correspond, lui conférant une poésie inoubliable. Porté par une troupe d’acteurs exceptionnels, cette Odyssée, une histoire pour Hollywood, est une méditation sur la survie et surtout l’immortalité, prenant appui sur certains épisodes homériques, mais montrant surtout que chacun porte en soi son Odyssée. Prochaine représentation en France : Comédie de Clermont-Ferrand, 17 et 18 mars 2022 à 19h30   

Il y a des spectacles qui ne vous quittent pas parce qu’ils ouvrent en vous « un abîme nouveau », comme l’infini pascalien. Ainsi, depuis septembre dernier, pas un jour ne se passe sans qu’une image (fugace ou non) de ce spectacle hors normes ne me caresse, au détour d’une lecture, de l’écriture d’un article ou de mon souvenir. L’Odyssée, une histoire pour Hollywood, projet singulier à la fois fascinant et fort, dramatique et déchirant (l’acteur prévu pour jouer Ulysse est mort pendant les répétitions), ce projet de théâtre et donc de vie est venu heurter de plein fouet quelque chose de mon histoire personnelle. Sans doute le fait de l’avoir découvert en Grèce, une Grèce tant aimée que je n’avais pas revue depuis une vingtaine d’année entrait-il dans cette émotion, peut-être aussi les surtitres en grec moderne (et en anglais) participaient-ils aussi de ce moment exceptionnel où je voyais en quelque sorte une image de grécité (je pense à Yannis Ritsos) se superposer à ce projet né en Pologne, joué en polonais, qui racontait une/des histoires de nos racines, de notre culture commune et de nos hontes communes aussi.

Alors, j’ai commencé à écrire, à doses régulières, et homéopathiques, pour que finisse par prendre forme un texte que je fais volontairement paraître en ce début d’année 2022, puisque nous aurons en cette nouvelle année la chance immense de voir ce spectacle en France, à Clermont-Ferrand, à Paris (à la Colline), et à Montpellier. Je ne considère pas ce texte comme « une critique », ce serait bien trop réducteur, ni comme un « guide d’écoute », ce serait présomptueux et hasardeux. Pour moi, c’est d’abord un témoignage de spectateur, avec ses émotions diverses, d’un spectateur qui a quelque chose à voir avec le texte d’Homère, avec la Grèce, avec la Shoah aussi, et avec toutes les ondes de culture que dégage ce projet et avec mes expériences personnelles théâtrales, amicales et intellectuelles.

Le théâtre est un des lieux où les gens de toutes origines, de toutes cultures, se rassemblent pour vivre un moment en commun. Ils partagent ce moment, avec les autres, mais aussi avec eux-mêmes et avec leur histoire, leurs soucis petits et grands, leurs Odyssées en quelque sorte et tout se croise dans ce lieu singulier où l’on voit une vie prendre forme, se développer puis disparaître pour devenir mémoire dans l’âme des spectateurs, que chacun va façonner en fonction de sa propre vie, sa propre histoire, sa propre Odyssée.
Il y a quelque chose d’un « Théâtre mode d’emploi » dans ce projet, comme Pérec écrivit jadis « La vie Mode d’emploi ».
Il me fallait transmettre cette expérience . Mon regard et ma mémoire vont chercher bien maladroitement à rappeler des moments qui m’ont frappé, ce sera à la fois partiel et complet. Partiel parce que l’on ne peut rendre compte d’une totalité, complet parce que chaque moment porte en lui tous les autres, se relie au reste par des tissages infinis de références, de souvenirs, de regards, de sourires, de larmes. Sans respecter l’ordre des scènes, mais bien plutôt l’ordre du cœur. Un texte est toujours métonymique, une petite partie d’où on espère faire entrevoir un tout. Si cette toute petite partie qui lève un coin du voile peut amener le lecteur à devenir spectateur de ce spectacle lorsqu’il viendra en France, alors ce texte aura peut-être eu son utilité. Peut-on résumer un spectacle qui mêle Odyssée et Shoah, Heidegger, Hannah Arendt et Elisabeth Taylor, où l’Hadès et les Enfers sont figurés par un magasin de jeans qui ressemble à une installation de Christian Boltanski, le tout traversé un instant par Confucius, qui s’ouvre par Sisyphe et se ferme par un Dibbouk (esprit maléfique juif) ? Et pourtant, tout se tient et on ne perd pas un instant le fil de cette/ces histoires, on se laisse porter par ce rêve sur l’errance . Krzysztof Warlikowski touche donc à nos Odyssées, à nos vies, à nos quêtes, à nos amours, à nos déceptions, il touche à nos voyages intérieurs et donc à nos fantômes, et voir ce spectacle en Grèce, au pays d’Homère, mais aussi de Théo Angelopoulos auteur des films Le regard d’Ulysse (Το Βλέμμα του Οδυσσέα, 1995), et Le voyage des comédiens (Ο Θίασος, 1975) dont le titre, lié à une religiosité dionysiaque (le thiase), colle si bien à la performance des acteurs du Nowy Teatr, est une joie personnelle particulière et une chance exceptionnelle.

Qu’est-ce que l’Odyssée, et qu’est-ce que le retour à la maison ? Qu’est-ce que le retour dans la famille quand on a vieilli et qu’on n’est évidemment plus le même, et que les autres, qu’on avait quittés jeunes, ont aussi vieilli, et quelle quête cache le mot Odyssée ? Qu’est-ce que l’Odyssée qui naît parce qu’il y a guerre, la guerre de Troie pour Ulysse, une des premières guerres légendaires, une sorte de Ur-Guerre, et la deuxième guerre mondiale pour Izolda Regensberg, l’autre héroïne racontée notamment par le livre d’Hanna Krall, Le Roi de cœur (( Hanna Krall, Le roi de cœur, Gallimard 2008)), qui raconte l’histoire d’Izolda et qui par chance est traduit en français.
Hanna Krall est une journaliste et écrivaine polonaise, d’origine juive, née en 1935, elle s’est notamment intéressée à la Pologne occupée de la deuxième guerre mondiale, à l’antisémitisme et au monde juif polonais décimé par la guerre. Elle est aussi scénariste et a travaillé notamment avec le grand Krzysztof Kieślowski. Le Roi de cœur est un roman, construit à partir de cette vie étonnante d’Izolda, du moment où elle épouse Shayek et qu’elle le perd presque aussitôt, lorsqu’il est pris dans les rafles et envoyé au Ghetto de Varsovie dont elle réussit à échapper. Commence alors de sa part une quête où elle traversera la guerre en des aventures extraordinaires, une Odyssée moderne. C’est ce que racontent Le Roi de cœur et son "esquisse" en quelque sorte Un roman pour Hollywood. ((On trouve "Un roman pour Hollywood" dans Les retours de la mémoire paru en 1993 chez Albin Michel, encore repérable aujourd'hui.)) Il y a dans ce choix tout l’espace intérieur de Krzysztof Warlikowski, sa confrontation permanente en tant que polonais avec la Shoah et le rôle de son pays, cette irréparable perte d’un pan de culture et d’histoire, son goût pour les mythes et leur constitution, et sa créativité qui va consister à mettre tout sur le métier pour créer un tissu cohérent, surprenant, d’une humanité profonde. Cette phrase si puissante de Léon Blum face à Marek Edelman, l'un des instigateurs de l'insurrection du Ghetto de Varsovie ((Cela a fait l'objet d'un livre, écrit par Marek Edelman et justement Hanna Krall que nous venons d'évoquer, préfacé par Pierre Vidal-Naquet, Mémoires du Ghetto de Varsovie, un dirigeant de l'insurrection raconte )), citée par Jerzy Grotowski, autre polonais, autre homme de théâtre, et rapportée par Georges Banu dans son récent livre ((Les récits d’Horatio, Le temps du théâtre, Actes Sud p.67)) éclaire les arrière-plans de cette entreprise : « Ce ne sont pas les Allemands qui font ça, ce sont les humains. »

Le spectacle essaie donc de répondre à toutes ces questions, ou d’en poser d’autres. Construit en épisodes mêlant des Odyssées différentes, liés entre eux par l’œuvre originale d’Homère et sa signification pour nous, ce spectacle est un reflet de nos complexités : Ulysse veut rentrer chez lui et revoir Pénélope, Izolda cherche son mari et finit par le retrouver et le sauver, au prix de compromis et compromissions, au prix de tortures, au prix de son corps, de drames intérieurs et extérieurs en affrontant l’Histoire, la violence, la guerre.

Un soldat (Bartosz Gelner), Izolda jeune (Maja Ostaszewska): au prix de son corps

Ulysse parti à la guerre de Troie en revient sans trop savoir finalement pourquoi il y est allé, et Izolda fait de la recherche de son mari une idée fixe, comme l’Ithaque d’Ulysse. Elle traverse l’Histoire en une épopée qui mérite pour elle d’être inscrite dans les mémoires, voire le mythe, ce qui la mène aux portes d’Hollywood. Ulysse accède à l’immortalité par l’œuvre d’Homère, Izolda désire la conquérir via Hollywood.

Un élève français rencontre l’Odyssée très tôt dans son parcours, en 6ème, classé parmi les textes fondateurs. Si un texte fondateur est un texte qu’il faut avoir lu sans autre forme de procès, c’est inutile et ne mérite que de prendre la poussière dans un rayon de bibliothèque. Un texte fondateur, comme l’Odyssée, ou la Bible, ou le Coran, est un texte qui a irrigué la pensée, qui la nourrit, et qui ne cesse de l’enrichir. En ce sens, ce sont des textes non fondateurs mais formateurs, qui nous enseignent quelque chose de la vie et du monde, qui laissent des traces, des formes, des souvenirs dans nos vies. Chaque épisode de l’Odyssée est ainsi un moment qui laisse un goût spécifique et une trace singulière. Un seul exemple, le nom « Personne » qu’Ulysse lance au Cyclope. Comment situer Personne, qui par étrange analogie désigne aussi quelqu’un (« Une personne »). Voilà un quelqu’un qui est « personne », voilà un joli paradoxe pour nos chasseurs modernes d’identité à tout prix.
Ce fut dans les années 1970 un film produit par Sergio Leone, « Mon nom est personne » (Mio nome è nessuno) qui mêla une forme, le western, à un mythe né d’Homère. L’Odyssée est remplie de ces formes qui donnent sens au mythe et qui alimentent notre imaginaire, mais aussi nos vies et c’est ce que montre Krzysztof Warlikowski dans son spectacle, dont il a écrit le scénario avec Piotr Gruszczyński.

C’est un scénario fait de scènes, sans liens apparents de l’une à l’autre avec des ellipses temporelles, des passages d’une œuvre à l’autre, qui rappelle le récit d’Hanna Krall fait de courts chapitres pas toujours reliés, comme à sauts et à gambades, mais extraordinairement construit si bien que le sens est toujours sous-jacent, tragique, dérisoire, quelquefois léger, comme la vie qui n’est jamais uniforme. C'est une sorte de prodigieux montage au sens cinématographique du terme.
Ulysse en est la figure-racine, Izolda la figure moderne, figure rameau, figure obstinée qui émeut et fait quelquefois sourire, mais une troisième Odyssée s’y greffe, celle de Warlikowski lui-même, avec ses propres mythes, ses propres fantômes, ses regards.
Tel Œdipe au carrefour d’un destin qui lui montre trois routes, le spectateur se trouve au carrefour de trois Odyssées, mais il n’a point besoin de choisir, le spectacle est une route à trois voies qui s’entremêlent à l’infini.

Comment l’œuvre d’Homère nourrit-elle le spectacle et ses multiples entrées ? On sait que la question des mythes antiques et modernes nourrit l’œuvre de Krzysztof Warlikowski, il suffit de rappeler comment il a fait de son Isolde à Munich une sorte de Maria Callas (voir nos analyses) et sa passion pour les mythes grecs ; et par un hasard « bien tombé » son héroïne ici se nomme Izolda.
Il fouille aussi le mythe d’Elizabeth Taylor, elle-même interprète de femmes mythiques (on la voit en Hélène de Troie dans un extrait de Doctor Faustus, le film de Richard Burton en 1967) mais surtout, il recherche dans l’Odyssée des épisodes qu’il peut réinterpréter à l’aune de notre histoire d’aujourd’hui et qui donc font sens dans sa propre Odyssée, mais aussi dans les nôtres.
L’Odyssée une forme originelle dans laquelle on va faire entrer des récits qui s’y adaptent, s'y insèrent et s'y lovent.

Ainsi, et pour comprendre le sens de l’approche, arrêtons-nous en guise de prélude sur la dernière scène de la première partie, sans doute la plus forte et la plus étonnante du spectacle, une scène complètement écrite par Warlikowski, mais qui a eu lieu, en 1950, quand Hannah Arendt revient en Allemagne après 17 ans d’exil aux USA, depuis 1933. Elle y rencontre son ancien amour, Martin Heidegger : comme Ulysse revenant au pays après des années qui retrouve sa Pénélope… Heidegger en Pénélope, c’est hardi… Arendt, c’est la juive exilée qui rencontre celui qui s’est compromis avec les nazis, et elle lui demande des comptes. C’est l’une des manières qu’a Warlikowski d’évoquer le retour d’Ulysse. Dans cette scène se mêle donc l’Odyssée, car c’est une situation odysséenne, et aussi l’Odyssée d’Izolda, liée à la deuxième guerre mondiale et aux persécutions des juifs, et c’est aussi l’un des axes fondamentaux de l’Odyssée du polonais Warlikowski, la Shoah, la compromission, les non-dits : situation à la fois historique et imaginaire où deux personnages qui apparemment ne sont pas concernés par le récit,  vivent une situation qui donne sens à l’ensemble de la soirée, éclairante, logique et passée au crible de la méditation poétique.

 

Heimat : retour à Ithaque

« En 1950, dans les montagnes de la Forêt-Noire, eut lieu la rencontre historique entre Hannah Arendt et Martin Heidegger, qui ne s’étaient pas revus depuis vingt ans. Le temps fut clément. » Arendt et Heidegger sont assis au sommet d’une montagne. Une journée ensoleillée de juillet, les oiseaux chantent. Sur l’écran, en toile de fond, de nombreuses vues de la fameuse « Hütte » de Heidegger.

Hannah Arendt (Małgorzata Hajewska-Krzysztofik) Heidegger (Andrzej Chyra)

La première réflexion d’Hannah Arendt (impressionnante Małgorzata Hajewska-Krzysztofik) concerne la métaphore homérique (dont elle donne un exemple) qui fait voir et le visible et l’invisible. Le rôle du poète est de faire surgir l’invisible, en l’occurrence les larmes qui coulent comme la neige qui fond, signe de l’hiver glacial de l’exil. À cette évocation Heidegger (Andrzej Chyra) semble à la fois esquiver, et aussi offenser, en offrant à Hannah des myrtilles de la forêt noire, au goût incomparable du Heimat (le pays natal) retrouvé. Les myrtilles ont évidemment un goût inimitable et d'autant plus amer pour Arendt pourqui s'ajoute le fait qu'elles ont été cueillies par l'épouse d'Heidegger.
À partir de cette amertume va se développer un dialogue très serré, très dur, où l’on évoque le passé, son maître Karl Jaspers avec qui elle rédige sa thèse « le concept d’amour chez Augustin », Augustin cité à un moment dans le dialogue avec Heidegger et son mari Günther Anders.  Et Hannah Arendt de rappeler à Heidegger son jeu trouble avec les nazis, ses déclarations, ses esquives, ses lâchetés. Tout ce dialogue où leurs deux vies intellectuelles sont passées au crible va se développer entre ambiguïtés et philosophie.
C’est un moine bouddhiste qui passait par là du nom de Kong-fu-zi (!!) qui va exacerber les non-dits de la rencontre et sortir de scène en faisant l’éloge de la clarté. Ainsi la scène (extraordinaire) se terminera en tempête de neige dans un ciel d’été, traduction visuelle de la métaphore initiale à la fois merveilleusement poétique et terrible par la cruauté qu’elle induit de cette impossible rencontre estivale troublée d’une tempête traversée de froid intérieur.

Hannah Arendt (Małgorzata Hajewska-Krzysztofik) Heidegger (Andrzej Chyra)

Tout retour est un moment de vérité : l’intimité du dialogue, son intensité, sa force, mais aussi l’amertume et la gêne, dont l’intensité est partagée par le spectateur, font toute la scène, parce que le théâtre est pour Warlikowski d’abord le lieu de l’intime et du vrai. ((Dans la « vraie » vie, Arendt ne cessera de défendre Heidegger et elle témoignera en sa faveur au procès en dénazification)).
On le verra plus loin, entre la vie transfigurée par l’art (le théâtre en l’occurrence) et la « vraie vie », il y a l’espace d’une vérité lisible transmise par « l’œuvre », et paradoxalement, les vérités toutes relatives et souvent illisibles de la vie.
Cette question de la relation entre vie et « récit » de vie, entre vie et « stylisation » littéraire ou artistique est aussi déterminante dans le spectacle, à commencer par le roman d’Hanna Krall lui-même, qui est récit de vie, histoire « vraie », passée au tamis de la forme et de la création littéraire. Voilà en quoi l’Odyssée est un motif qui fonde nos existences : Warlikowski montre le « vrai » retour à Ithaque d’Ulysse, face à Pénélope, presque en ouverture du spectacle, mais il se prête en sus à cette translation, à cette métaphore qui fait d’Hannah Arendt revenue en Allemagne l’Ulysse qui revient à la maison. Et ce faisant il nous donne la vérité cachée du sens d’un retour face à une étrange Pénélope du nom de Martin Heidegger (!).
Le retour, en effet, c’est aussi présenter l’addition. D’un côté ou de l’autre, de celui qui revient ou de celui qui a attendu.

Voilà pourquoi je commence étrangement à évoquer ce spectacle par cette scène qui en conclut la première partie , sans doute l’une des traces indélébiles d’un souvenir de spectateur. C’est une vraie scène de théâtre, presque une scène de théâtre grec, un « agôn » (ἀγών) débat mis en scène par le théâtre grec. Il commence par une situation banale (une promenade, un pique-nique avec serviette étendue, picnic-basket et œuf dur) qui se termine par un débat d’une âpreté inouïe. Souvenir du théâtre grec, ce débat sérieux et lourd est aussi interrompu par une sorte de scène de comédie en faux décalage (le moine bouddhiste, l’acteur japonais installé en Pologne Hiroaki Murakami) qui prend des photos, dont on sent confu(ciu)sément qu’il est aussi élément de résolution ou de révélation et qui donne la leçon finale. Tragédie grecque, mais aussi comédie, philosophie allemande, religion orientale… une Odyssée de la pensée.

La rencontre avec un espace

L'espace (Partie II)

La première rencontre avec ce spectacle est la rencontre avec un espace. Un espace double. Celui qui accueille le spectacle et le décor proprement dit. Quel décor pour l’Odyssée, pour les Odyssées, pour nos Odyssées ?
Pireos260 où se déroule la soirée est une friche industrielle, composée de différents hangars ou anciens ateliers, et celui réservé à la pièce est l’espace « Delta » (Δ) : piliers métalliques, larges baies ouvrant sur des arbres dans le soleil couchant et le jour déclinant. Si bien qu’on a l’impression que tout est décor ; il est même au départ difficile de distinguer ce qui est décor de ce qui est cadre d’accueil, de distinguer le réel du théâtre, grâce à l’art de la décoratrice  Małgorzata Szczęśniak qui saisit immédiatement l’esprit du lieu, et ainsi le théâtre est partout, devant nous, autour de nous et aussi en nous. Ceux qui connaissent l’esthétique de Małgorzata Szczęśniak savent son utilisation du métal qui ici correspond totalement au lieu : l’espace est donc vide, simplement délimité par une cage métallique dans le style du décor du Château de Barbe Bleue (Opéra de Paris), avec à l’intérieur un banc typique des vieilles salles d’attente de gare. Sur les parois à jardin des espaliers de gymnastique, et à cour une série de lavabos, ce lieu typiquement warlikowskien irréductible de l’intime devant lequel on n’est que soi. Au fond un mur opaque qui est en fait un écran, le tout entouré de baies vitrées où le jour pâlit rapidement, laissant apercevoir des arbres vaguement éclairés et un espace où passeront des ombres.
Détail supplémentaire, qui frappe, une horloge électronique à jardin qui fait courir le temps – réel‑, et à cour, deux inscriptions lumineuses de même facture que l’horloge, « Arrivals » « Departures » : nous ne sommes jamais qu’en transit.
Pour le reste, à chaque scène ses objets spécifiques, une table familiale et des chaises, une chaise longue, un tronc d’arbre au pied duquel Hannah et Martin essaieront de se parler, un bureau métallique, peu d’objets en somme pour éviter d’encombrer le récit d’éléments anecdotiques, mais des objets « évocatoires » comme cette chaise longue au milieu de l’espace scénique qui fait immédiatement penser à une large plage de sable, plus nordique que grecque d’ailleurs… Le décor de l’essentiel pour ces oiseaux de passages que nous sommes, et qu’est Ulysse, éclairé comme toujours par les lueurs changeantes de Felice Ross.
À Athènes L’Odyssée de Krzysztof Warlikowski a en quelque sorte trouvé son Ithaque.
Comment rendra ou a rendu le décor dans un véritable espace de théâtre, sur une scène ? Question dont les spectateurs de La Colline auront la réponse, comme l’ont eue celle du Nowy Teatr, mais pour moi, nous étions à Athènes dans l’espace idéal, à la fois fantomatique, réel et irréel, au milieu d’un nulle part qui nous donnait l’idée d’un partout.


Tout commence par Sisyphe

Dans le silence et l’obscurité, un corps nu s’approche, traverse la scène et commence à pousser de jardin à cour le lourd chariot qui porte la cage métallique (salle d’attente) dont nous parlions plus haut. Comme Sisyphe poussant son rocher, cette « cage » va passer tout au long de la soirée de jardin à cour et de cour à jardin. Symbole ? Plutôt l’emblème de nos vies, de ces Odyssées toujours recommencées, de ce théâtre qui à peine terminé un soir recommence le lendemain, de notre statut de conquérants de l’inutile, qui met en place et qui détruit, qui met en place ce qui se détruit, de cette course à l’immortalité dont nous allons voir des épisodes, vouée quelquefois à l’échec, de la chasse au bonheur finissant en réunion de famille tragique comme ce retour d’Ulysse dans sa famille, ou de cette course éperdue pour sauver un mari qui donne à Izolda le sens de sa vie, dans un monde hostile qui considère le juif comme une marchandise carnée, et qui doit être détruite comme viande avariée.
Doit-on souligner combien le mythe de Sisyphe s’applique d’ailleurs à l’antisémitisme, cette pierre qu’on essaie de bouger en vain, et qui sans cesse nous retombe entre les pattes, comme on le vit fortement en France aujourd’hui.
Tout coûte un effort intense et tout est inutile, mais on continue d’y croire, comme on croit au théâtre, à l’art, à l’humanité. Cet homme qui dans le silence pousse ce lourd dispositif, c’est peut-être d’abord notre espoir…

Le récit d’Hanna Krall dédié à Izolda Regensberg est un authentique récit de vie, d’une vie étonnante, et donc aisément transformable en roman, et si étonnante même qu’Izolda voulait qu’Hollywood en fasse un film, d’où le titre « A story for Hollywood », parce qu’elle voulait être immortalisée. Ainsi l’immortalité est-elle l’axe principal de ce spectacle, l’immortalité par l’art d’abord. Comme je l’ai déjà souligné, c’est une question qui court toute la soirée que celle de la transfiguration artistique de la réalité. Dès le départ, on voit à la fois Izolda, l'extraordinaire Ewa Dałkowska, à la fois naïve, rouée, souriante, obstinée, vive, jamais abattue, rappeler par bribes des épisodes de jeunesse, puis discuter avec l’écrivain Marek Hłasko (Jacek Poniedziałek) d’un contrat pour « scénariser » son histoire, c’est à dire lui donner une forme qui soit acceptable pour le cinéma. Il y a la vie, et puis il y a les formes qui vont en quelque sorte « lisser » la vie pour la rendre « œuvre » pour la rendre transmissible.
La question se pose toute la soirée, par la soirée elle-même d’une part bien sûr, stylisation mêlée de l’Odyssée d’Homère et de la vie d’Izolda et adaptation du roman d’Hanna Krall, mais aussi par notre rapport à l’image cinématographique, par le récit cinématographique et son rapport au réel y compris posé par le film Shoah de Claude Lanzmann, un des personnages de la pièce (Wojciech Kalarus) qui pose lui-même, on le verra, la question de la mise en scène d’un récit documentaire.
Il est donc question de modalités  de transmission, de vérité et de réalité, ce qui n’est pas évidemment pas la même chose. Il est question de la fonction de l’art, de l’écriture, mais aussi de réception et d’interprétation : problèmes complexes d’herméneutique.  La conquête de l’immortalité par l’art suppose bien des complexités. On se pose sans cesse la question de la vie et de la mise en scène de la vie. Spectacle sur la mise en scène, littéraire, théâtrale, cinématographique.

 

L’autre l’immortalité, c’est celle (peut-être plus directe, plus « ordinaire ») promise à Ulysse par Calypso. On connaît l’histoire. Ulysse aborde l’île de Calypso, la belle nymphe qui tombe immédiatement amoureuse de lui. Elle le retient sept ans (sur les vingt que dure le retour d’Ulysse) et à la fin, les Dieux décident que c’est un peu long et lui enjoignent de le laisser partir. Elle tente alors le tout pour le tout et lui fait miroiter l’immortalité s’il reste. (( εἴ γε μὲν εἰδείης σῆισι φρεσὶν ὅσσα τοι αἶσα κήδε᾽ ἀναπλῆσαι, πρὶν πατρίδα γαῖαν ἱκέσθαι, ἐνθάδε κ᾽ αὖθι μένων σὺν ἐμοὶ τόδε δῶμα φυλάσσοις ἀθάνατός τ᾽ εἴης, ἱμειρόμενός περ ἰδέσθαι σὴν ἄλοχον,/ mais si tu savais en ton esprit de quelles peines le sort doit te combler avant d’atteindre la terre de tes pères, tu resterais avec moi à garder cette demeure et tu serais immortel, malgré ton désir de revoir ton épouse… Odyssée, V, 206–210, Traduction Médéric Dufour et Jeanne Raison, Garnier Flammarion)) L’immortalité, ce spectacle en parcourt les formes diverses, en suivant aussi les propres fantômes de Warlikowski dont le fameux Dibbouk juif. L’Odyssée d’Homère évoque la nymphe Calypso superbement personnifiée par l’actrice Jaśmina Polak dans une danse folle de séduction, sorte de Capsula Popo d’un Crazy Horse Saloon homérique qui assomme et stupéfie, en cherchant à retenir Ulysse par tous les artifices de son art, car dans cette exploration des multiples chemins, les chemins musicaux de la séduction sont aussi divers et surprenants que possible et croisent ceux du corps.
On est toujours étonné d’apprendre qu’Ulysse, sur ses vingt ans d’errance, est resté comme on l’a précisé plus haut sept ans sur la douce île de Calypso, soit un tiers de son errance à peu près, et un an chez Circé… Voilà qui relativise un peu la notion d’errance… On comprend mieux aussi l’accueil assez froid de la famille à son retour…

 

Le retour d’Ulysse au milieu des siens

Ce retour en famille est l’un des moments les plus inattendus de la soirée, il se déroule en deux parties. En prélude, le vieil Ulysse (magnifique Stanisław Brudny, nonagénaire à la fois bouleversant et malicieux) car Warlikowski aime les vieux acteurs et les vieux chanteurs, porteurs de traces, de mémoire, chargés du temps qui passe ou qui est passé. Stanisław Brudny remplace l’acteur Zygmunt Malanowicz décédé pendant les répétitions, à qui le spectacle est dédié.

Zygmunt Malanowicz (1938–2021)

Ce vieil Ulysse traverse l’espace, portant sur le dos un gros sac de marin, le sac de l’errance qui diffuse en même temps l’idée d’une solitude irréductible. Il apparaît ensuite sortant de la cage métallique que poussait « Sisyphe » en ouverture, cette cage métallique en forme de salle d’attente, supposée être ici une gare maritime, (au-dessus, rappelons Departures/Arrivals), il en sort et ses enfants l’attendent, Télémaque, très connu, le fils "officiel", et Roma et Télégonos, beaucoup moins connus, les enfants "naturels"…
Selon la légende, Télégonos serait un fils d’Ulysse et de Circé, parti à Ithaque pour connaître son père, il y aborda sans savoir qu’il était arrivé à son but, se livra au pillage et les habitants guidés par Ulysse le combattirent. Il combattit Ulysse qui mourut, percé d’une lance munie d’un embout venimeux de raie. On dit qu’il épousa Pénélope et qu’il rendit les honneurs funèbres à son père, à l’instigation d’Athéna. Il y a donc un fils sage et un fils perdu, et Warlikowski traduit cela en une table familiale déchirée, que Télégonos, fils rebelle, ulcéré d’entendre le récit de son père, quitte avec fracas. Car le vieil Ulysse, revenu de ses errances, est plus intéressé par le récit de son voyage que par les siens.

Table familiale, Ulysse debout (Stanislaw Brudny)

Performance incroyable du scénario que de résumer l’Odyssée en dix minutes environ et performance  de l’acteur qui fait transpirer dans ce récit l’humanité d’un vieil homme un peu narcissique, point trop préoccupé de la famille et en même temps grâce à l’émission fatiguée mais teintée de plaisir de Stanisław Brudny complètement irrigué par la vie.

Ulysse (Stanislaw Brudny) Pénélope (Jadwiga Jankowska-Cieślak)

Dans cette famille, une femme silencieuse, Pénélope, l’incroyable Jadwiga Jankowska-Cieślak au visage hypertendu, fermé qui arrive à rendre son regard à la fois pénétrant et sans expression. Un art de l’acteur qui laisse pantois et rêveur et par l’effet produit, et par le travail sur l’intériorité du personnage qui est sous-tendu. Les silences parlent, disait Grotowski. Une scène bouleversante et glaçante à la fois d’un repas de famille qu’on ne souhaite à personne.  


Le dialogue Pénélope-Ulysse

Nature vivante à la chaise longue…
Si Pénélope n’intervient pas pendant la réunion de famille initiale, elle entreprend avec son époux un étrange dialogue lorsqu’elle se retrouve seule avec lui, dans une scène qui suit la rencontre entre Elisabeth Taylor et Izolda.
Warlikowski en effet cultive l’art de tresser les histoires, de créer une continuité mais aussi des ellipses, ce que j'appelais plus haut l'art du montage, si bien que la fluidité entre deux histoires qui apparemment n’ont rien à voir est un caractère fort de la pièce, où se succèdent les scènes sans continuité, mais dans une ténébreuse et profonde unité, une fois de plus en correspondance baudelairienne qui crée pour l'ensemble une indicible poésie.

Pénélope (Jadwiga Jankowska-Cieślak) Ulysse (Stanislaw Brudny)

Pénélope et Ulysse sont sur une plage, chaise longue en bord de mer, thermos, Pénélope s'installe tandis qu'Ulysse marche assez vigoureusement en allers et retours vers le fond de scène … il règne une sorte de sérénité après la tension des retrouvailles. Là où précédemment Pénélope n’était que silence, elle n’est cette fois que paroles, paroles étranges, d’une épouse trompée, certes, mais par les immortels – bien plus chic. Et cette fois, c’est Ulysse qui fait silence.
Le sujet ? L’union mixte de l’immortalité et de la mortalité : autrement dit plus clairement, comment baise-t-on avec un immortel ?
Dans la suite des scènes, cet échange précède celui entre Hannah Arendt et Heidegger, que nous avons évoqué plus haut en une sorte de scène parallèle, d’un côté chaise longue et thermos, de l’autre, drap étendu thermos et œuf dur/pique-nique, il y a quelque chose d’un motif parallèle, comme deux variations sur un retour.
Nous avons évoqué le retour d’Ulysse dans sa famille et le silence de Pénélope, mais aussi le retour d’Ulysse métaphorique qu’est le retour d’Hannah Arendt. Deux Odyssées, et deux situations qui d’une certaine manière interrogent une trahison, l’une d’Ulysse avec Calypso et d’autres (Circé…) l’autre de Pénélope-Heidegger avec les nazis.
Warlikowski construit la conversation de Pénélope d’abord comme une enquête de la femme qui a attendu son mari en goguette (si j’ose ce qualificatif hardi en parlant d’Homère…) sur son comportement supposé infidèle. La mortelle, qui attend le mari qui s’est frotté (au figuré ? au propre ?) aux Dieux. D'ailleurs, le vieil Ulysse est émoustillé par une jeune fille qui s'installe sur la plage en affichant des formes avantageuses que l’œil exercé et attentif du vieil homme repère immédiatement.
Dans l’Odyssée d’Homère, Pénélope, c’est l’attente, la résistance, la patience face aux prétendants qu’Ulysse s’empresse de massacrer. Dans l’Odyssée vue par Warlikowski, pas de prétendants, mais une Pénélope tout aussi résiliente qui a attendu tout autant, mais dont visiblement le récit d’Ulysse a ouvert des abîmes nouveaux…
Pénélope se pose des questions « physiques » et non « métaphysiques », dit-elle , à propos de la rencontre avec l’immortalité. Ici, point de questions abstraites, mais d’un concret à la fois surprenant et amusant. Elle commence par les unions bien connues, Leda et le cygne, reprise souvent par la peinture (notamment Leda), mais aussi Pasiphaé, femme de Minos Juge des enfers, qui enfanta le Minotaure avec un Taureau blanc offert par Poséidon (c’est aussi transformé en Taureau blanc que Zeus enlève Europe d'ailleurs) … Elle voit ces légendes sous des aspects très pratiques qui évidemment font sourire. Et d’une mythologie l’autre, elle passe à la Vierge Marie et au Saint-Esprit, qu’elle classe dans la même série d’animaux fantastique à la Borges qui laissent leur abondante semence entre les cuisses de leurs élues. Dans la très catholique Pologne, on imagine ce qu’une telle évocation put avoir de sarcastique, voire de provocateur.
Après ces considérations générales de la rencontre sexuelle avec l’immortalité, Pénélope, habilement (elle a dû lire l’Odyssée) arrive au cœur de la question, dans une rhétorique fort classique qui part du général pour arriver au particulier. Le raisonnement semble avoir été nourri par une réflexion née du récit d’Ulysse à table. Pénélope pose comme principe que la rencontre des immortels et des mortels est impossible par nature, sauf à ce que l’immortel prenne une forme atténuée (un cygne, un taureau, ou même celle d’un mortel dans le cas de Zeus et d’Amphitryon), car aucun mortel ne saurait résister à un immortel dans sa puissance divine, comme le souligna le mythe bien connu de Zeus et Sémélé. Il y a différence de nature, il y a danger de mort.
Et du coup, elle en arrive, en épouse obstinée, à cette Calypso qui a pris sept ans de la vie d’Ulysse… Le texte montre aussi la subtilité d’un raisonnement, qui croise la simple jalousie féminine teintée de curiosité, mais qui pose une question fondamentale qui est la place de l’âme divine dans le corps de la nymphe transformé en corps acceptable par un mortel. Était-ce comme avec n’importe quelle autre femme ? Était-ce d’une indicible douceur ? Bref, question banale sous des dehors raisonneurs… C’était comment ?
Mais Pénélope va plus loin en poussant Ulysse dans des retranchements auquel il ne répond pas, exactement dans un autre ordre d’idées, comme Heidegger-Pénélope ne répond pas à Ulysse-Hannah.

Avec sa sensibilité de femme amoureuse, Pénélope démontre qu’Ulysse est incapable de réagir à l’étreinte d’une immortelle, sinon par la bravade ou la vantardise, comme il l’aurait fait de n’importe quelle belle nana conquise et que malgré cette expérience singulière et exceptionnelle, il est redevenu un mortel normal, comme s’il n’y avait pas d’expérience, comme s’il n’avait rien à en dire, comme si revenu à Ithaque, l’Odyssée était derrière lui. L’Ulysse d’après n’a rien à dire. Tout comme Izolda n'aura plus grand chose à dire quand son livre sera paru (voir en fin d'article la scène chez le coiffeur).

 

L'Hadès

La grande scène de l’immortalité, c’est aussi évidemment la visite aux Enfers, qui n’est pas exactement une visite, mais la présentation d’un espace à la fois réel et irréel, qui donne à l’idée d’Enfer un sens multiple, là encore une sorte de polysémie à lire en référence à l’Odyssée d’Homère et à celle d’Izolda.

Hadès

C’est la visite dans l’Hadès (le nom est clairement indiqué) qui ouvre la seconde partie, précédée par une vision en ombre blanche du Minotaure (allusion au Taureau blanc qui l’a engendré avec Pasiphaé ?), incarné par Claude Bardouil qui déambule en direct sur l’écran avec sa démarche très chaloupée.
Il tient son nom de Minos qui est juge des Enfers… Ce Minotaure est un monstre dévoreur d’enfants (demi-frère de Phèdre, tout de même) que Thésée tuera grâce au « fil d’Ariane », il évoque une mythologie monstrueuse qui nous introduit dans des Enfers qui ne le sont pas moins. Mais c’est un Enfer étrange, où, dans la cage-salle d’attente que nous évoquions plus haut, on trouve des dizaines ou des centaines de jeans, comme dans une installation à la Boltanski.

Le magasin à Jeans…

Et un visiteur (Bartosz Gelner comme toujours excellent) arrive, se présente à la gérante du magasin (Izolda) et essaie des jeans. La scène s’appuie sur une réalité, car Izolda a aussi tenu avec son mari à la fin de la guerre un magasin de jeans à Vienne.
À partir de cette vérité historique se développe la vérité « artistique », la source de la scène, transfigurée, est projetée comme un fantasme morbide par le théâtre, une sorte de nouveau fil d’Ariane. Car l’impression qui domine est que cette entrée des Enfers où l’on choisit son jean est assimilable à l’entrée dans les camps où l’on prenait son costume de déporté, il y a là quelque chose de propre, d’administratif, qui n’est pas sans rappeler un texte de David Rousset sur l’arrivée dans les camps, très bureaucratique pour ceux qui n’étaient pas envoyés directement dans les chambres à gaz. C’est en tous cas ce texte, qui m’est immédiatement remonté en mémoire et que j’avais fait étudier à mes élèves quand j’étais enseignant pour leur faire comprendre la spécificité de l’extermination nazie et sa « propreté » administrative, qui la différencie de bien d’autres : la propreté de l’Enfer, « La chaîne des procédures d’accueil était remarquablement au point. Un S.S. assis derrière une petite table notait notre nom, nous demandait notre argent et nos objets de valeur qu’il plaçait dans une enveloppe, puis nous allions au déshabillage, nous passions à la douche, devant des coiffeurs qui nous rasaient le crâne, les aisselles et le pubis — contre les poux, nous expliquait-on. ». Ainsi l’Enfer où est descendu Ulysse est aussi l’Enfer plus contemporain des camps, celui de mort-survie, et du même coup toute la scène prend un autre sens. Au lieu du fameux « Arbeit macht frei », on voit écrit « Hadès » …
Et la mise en scène joue sur toutes les notes du clavier possible, on ne quitte jamais la notion d’entrée des Enfers, mais en même temps on voit Izolda jeune (Maja Ostaszewska) tenir son magasin, normalement, et ce visiteur, réel ? une âme ? un déporté ? qui ne cesse d’essayer des jeans qui ne vont jamais, comme s’il reculait le moment de l’achat, de l’entrée, du séjour dans l’Hadès. Et circule en même temps dans cet essayage une sorte d’humour, de sourire, de légèreté qui atténue l’angoisse et en appelle à une certaine normalité.
Alors, Warlikowski va dérouler toute une série de variations sur le fameux séjour aux enfers d’Ulysse, et entrecouper la scène d’autres scènes, d’étranges dialogues, d’où émergent des souvenirs elliptiques. Izolda avec son mari d’abord, son mari qu’elle a retrouvé, qu’elle a récupéré et avec qui ça ne se passe pas si bien. On évoque la sœur d’Izolda, Zosia, avec qui le mari ne s’entendait pas bien, puis le père du mari, qu’il croit voir dans la rue, comme un fantôme. C’est tendu, pas très chaleureux. Les retrouvailles, les retours, décidément, ne sont jamais faciles.

Pénélope (Jadwiga Jankowska-Cieślak)

La deuxième scène est une variation sur la très fameuse rencontre d’Ulysse et de sa mère aux Enfers, sous forme d’une conversation téléphonique à l’écran, – un rêve ? – (Ulysse est avec Pénélope), où il essaie de « confier » ses angoisses existentielles (maman, j’ai tué…) et où la mère répond, je suis morte. Ulysse ne sait plus où il est, à peine qui il est, il est un errant sans port d’attache. Rencontre sans résolution qui se termine par la brutale rupture maternelle Tu ne me reverras plus.
Une fois encore d’autres fantômes surgissent puisque la mère à l’écran, c’est l’actrice Krystyna Zachwatowicz-Wajda, veuve d’Andrzej Wajda ((décédé en 2016)). Mais Krystyna Zachwatowicz, c'est bien plus que la veuve de Wajda, elle fut sa scénographe car c'est à l'origine une scénographe et costumière avant d'être actrice, et plus encore, elle est la fille de Jan Zachwatowicz, l'architecte qui fut responsable de la reconstruction et de la restauration du centre historique de Varsovie. Voilà comment Warlikowski superpose les mémoires et inscrit ses personnages-symboles dans sa vision de l'immortalité.
De nouveau, fil rouge de l’essayage qui nous rappelle évidemment qu’on est au seuil de l’Hadès… Et cette fois, une scène un peu vertigineuse met en scène le mari d'Izolda (Shayek) et une sorte d'autre fantôme téléphonique (en vidéo),  une dame (Maja Komorowska) qui répond à un des appels désespérés qu'il a passés partout à sa libération de Mauthausen pour retrouver des membre de sa famille et notamment sa mère et sa sœur.   Il y est question d’enfants morts, un garçon (empoisonné par sa mère au cyanure), et une petite fille, emportée par les allemands, mais qui « revit », comme un Dibbouk dans le corps de cette dame, la fille du directeur d'école à laquelle la mère de Shayek avait demandé sans succès de les cacher. Cette dame a porté le "dibbouk" de la sœur toute sa vie,   et désormais elle va le remettre au mari, Shayek, pour que sa sœur vive en lui.
Voilà une histoire de Dibbouk… Mais c'est encore un fil particulier de Warlikowski. Maja Komorowska est une actrice emblème de la Pologne d'aujourd'hui, issue d'une grande famille polonaise, actrice fétiche de Grotowski, qui a tourné avec Krzysztof Zanussi et Andrzej Wajda. En l'inscrivant dans cette vidéo, Warlikowski fait coup double en quelque sorte, il rend d'abord hommage à l'une des légendes du théâtre et du cinéma polonais et l'inscrit dans son travail sur "l'immortalité", mais en plus, il imagine cette polonaise non juive portant le Dibbouk d'une petite fille juive, et qui plusieurs dizaines d'années après la guerre, transmet enfin le "dibbouk" de la petite fille  à son frère. Cette femme, c'est la Pologne qui se sent coupable et porte la mort des juifs dans son corps, mais Shayek traîne aussi en lui sans le dire clairement une culpabilité d'avoir laissé mère et sœur mourir. Les survivants culpabilisent d'avoir survécu.

Le Dibbouk, c’est un esprit malin qui prend la personnalité ou l’apparence d’une personne décédée ou qui s’empare d’un vivant en le rendant fou. Un être fantomatique et vaguement maléfique de la tradition Yiddish, si vivace qu’une pièce essentielle dans la tradition du théâtre Yiddish s’appelle Le Dibbouk. Ces diverses Odyssées qui devant nous se déroulent sont aussi, mais pas seulement, des histoires d’esprits et de fantômes, qui perturbent et obsèdent les vivants jusqu’à la fin du spectacle . 

 

Le Dibbouk

C’est une thématique liée à la Kabbale, liée à la culture juive, et notamment Yiddishe. Il est plusieurs fois dans ce spectacle question de Dibbouk, d’abord autour de la scène de l’Hadès. Ulysse descend aux Enfers en rencontrant notamment l’âme de sa mère. Une telle situation ne pouvait pas échapper à Warlikowski, qui aime les fantômes, et qui ne pouvait pas laisser échapper la possibilité très riche de croiser deux traditions et deux mythologies.

Une photo de la première représentation du Dibbouk en 1920 par la troupe de Vilna (Vilnius)

Mais Le Dibbouk, c’est aussi une pièce de théâtre, l’une des premières pièces en Yiddish, écrite par Shalom Anski, d’abord en russe, puis, sur le conseil de Konstantin Stanislawski, réécrite en Yiddish et créée par la troupe de Vilna (l’actuelle Vilnius, capitale de la Lituanie) en 1920, au Théâtre Elyzeum de Varsovie. Or cette pièce (jouée dans de nombreux pays et crée en France par  Gaston Baty au Studio des Champs Elysées en 1928) a été mise en scène par Krzysztof Warlikowski avec un texte réadapté (comme par hasard) par Hanna Krall  au Théâtre Rozmaitości de Varsovie en coproduction avec le Théâtre contemporain de Wrocław en  2003 et présentée en novembre 2004 par Warlikowski au Théâtre National de Strasbourg. Autrement dit, le Dibbouk est à la fois un fait culturel et un événement théâtral auquel est mêlé rien moins que Stanislawski, et déjà en 2003 on retrouve Hanna Krall en compagnon de route de Warlikowski, comme dans l’Odyssée. Cet ensemble de détails pour comprendre comment se construit le spectacle, – j’ai parlé précédemment de trois Odyssées (les deux autres sont celle d’Homère et celle d’Izolda) : nous suivons le chemin culturel de Warlikowski et son regard tragique sur ce pan de culture perdue de la Pologne, cette culture juive (10% de la population en 1921) qui fait corps avec le pays et qu’il évoque aussi dans sa Salomé munichoise. Une fois encore tout cela se tresse et fait corps avec le reste.

On ne s’étonnera donc pas qu’un Dibbouk ferme le spectacle, interprété par Ewa Dałkowska qui est par ailleurs la vieille Izolda de toute la soirée… Hasard ?


La dernière scène

Scène de famille, entre Shayek, le mari, et Izolda plus jeune (Maja Ostaszewska); ils dînent et Shayek raconte qu’il a croisé dans la rue un certain Reb Groshkover pourtant mort trois ans auparavant.  Izolda doute, on frappe à la porte et entre le dit Groshkover à qui on propose de la soupe, qui la refuse. Izolda est certaine d’être en présence d’un Dibbouk, pour s’en assurer, elle le poignarde. Il se lève, déçu et quitte une maison en disant On le sent quand on n’est pas le bienvenu. Dernière phrase du spectacle, pendant que le Dibbouk passe à l’extérieur, le long de la baie vitrée, dans la bouche d’Izolda : Béni soit le Seigneur, et que le Mal s’en aille ! Rideau.

Le Dibbouk (Ewa Dałkowska)

Toute la dernière partie est évocation de fantômes, dibbouk ou non, et évocation de ce qu’à un moment on appelle la « Fiction documentaire », c’est à dire ce que nous n’avons cessé d’évoquer, la manière dont la réalité devient œuvre par l’intermédiaire d’une transfiguration du réel : nous sommes au seuil de Proust. Car au-delà de la vérité historique toujours fragile (et niée par certains qui l’appellent doxa, c’est à dire une opinion généralement admise et préétablie sur laquelle on ne revient plus), la question est celle de la manière de transmettre l'histoire. Il n’y a plus de survivants ou presque de la deuxième guerre mondiale, et plus de témoins et plus de témoignages.
Quelle sera donc la forme de cette histoire pour qu’elle soit transmissible pour l’éternité, comme le fut la guerre de Troie ? C’est toute la question de ce spectacle, qui va en sa dernière partie y concentrer son regard. Plus d’Ulysse, mais les scènes remuent tout ce que le désir d’Izolda peut faire mouvoir pour que son histoire, et à travers cette histoire celle de la Pologne, de la deuxième guerre mondiale et de la Shoah, et donc de notre histoire d’humains nous parvienne et surtout nous atteigne au plus profond. Un des vecteurs, aussi étonnant que cela puisse paraître est Elizabeth Taylor.

 

Hollywood : le mythe Taylor

 

L'interprète (Jaśmina Polak) Elizabeth Taylor (Magdalena Cielecka) Izolda (Ewa Dałkowska)

Qu’est-ce qu’Hollywood sinon une autre mythologie, d’autres dieux. Dans sa quête, Izolda veut voir transfigurer son vécu en un film hollywoodien. Hollywood est ici vu comme la nouvelle mythologie, les stars hollywoodiennes et Elizabeth Taylor en tête comme les déesses de notre temps, une Elizabeth Taylor qu’on voit dans deux scènes dans le spectacle. Une Elizabeth Taylor à la vie bousculée, aux mariages multiples (on pense aux amours mythologiques des dieux et déesses grecques), mais aussi une Elizabeth Taylor qui sans cesse combat ses propres maladies, ou celles des autres comme le SIDA, ou qui se convertit au judaïsme et qui en quelque sorte coche toutes les cases.

 

La rencontre avec Izolda

Dans la première partie, la première rencontre… La scène se compose d’Elizabeth Taylor, d’Izolda et de son interprète, de Marek Hłasko son scénariste, mais aussi de Roman Polanski, puis arrive Robert Evans, le producteur bien connu. C’est une scène à la fois souriante et tendue, construite avec une précision redoutable, car tout se niche dans le détail. Il faut d’abord souligner, on ne cessera de le répéter, la composition éblouissante de Magdalena Cielecka en Elisabeth Taylor, dans son échange avec Izolda (Ewa Dałkowska), un peu perdue d’autant que leur conversation dépend de la traductrice (Jaśmina Polak) qui joue aussi superbement Calypso, et puis face à ce trio féminin, il y a d’abord Roman Polanski, choisi pour être le réalisateur du film. Ce n’est pas un hasard évidemment puisque Polanski (Piotr Polak) est polonais, juif, s'est échappé comme Izolda d'un ghetto (de Cracovie), a été produit par Robert Evans, qu’on va voir ensuite (ce fut producteur de Chinatown) et qu’à l’époque où Izolda cherche à faire de son histoire un film, il n’est pas encore très célèbre .
Le début est badin, mais lorsque qu’arrive Robert Evans ((Robert Evans (1930–2019) est notamment le producteur du Parrain (Coppola), Serpico (Lumet), Gatsby le Magnifique (Clayton), Chinatown (Polanski) Marathon Man (Schlesinger)  etc… ))(Marek Kalita), l’un des plus fameux producteurs d’Hollywood, va s’engager une discussion de plus en plus serrée sur la question épineuse de la représentation de la Shoah au cinéma.
D’un côté Evans, assez caricatural, cherchant l’entertainment et le spectaculaire et la traductrice, ulcérée, finissant par exploser : Faut-il vraiment tout montrer ? (…) Quelle horreur ! Cela n’aurait jamais dû se produire, mais puisque c’est arrivé, on ne devrait pas l’étaler au grand jour si l’on veut garder la raison.
La possibilité de représenter la Shoah, c’est à dire l’irreprésentable, est une question qui court depuis des années, tandis qu’on discute sur les aventures d’Izolda un peu à la manière d’une série TV. On est entre l’incompréhension et l’aporie, entre le sourire, voire le rire (Evans est assez caricatural), et le total contresens. L’entreprise est-elle faisable ? Voilà ce qui nous est dit entre les lignes et qui va être l’objet de l’essentiel des dernières scènes du spectacle à savoir (encore une fois) la représentation, la stylisation d’une histoire pour en exprimer la vérité.

Projection devant Elisabeth Taylor (à l'écran Izolda jeune – Maja Ostaszewska)

Parallèlement, une scène est projetée, censée avoir été tournée par Polanski (en réalité par son chef opérateur), une sorte de bout d’essai, une scène entre Izolda et un officier SS (l’excellent Bartosz Gelner, bien connu des spectateurs du théâtre de Warlikowski) qui va vérifier ce que nous disions plus haut sur la distance entre œuvre et réalité.
Cette scène est reprise d’un chapitre du Roi du cœur, où Izolda, venue à Vienne pour essayer de faire libérer son mari de Mauthausen situé à quelques encablures de Linz, en Autriche, se trouve prise pour une résistante polonaise en lien avec l’Italie. Dans les mains de la Gestapo, elle nie toute attache avec la résistance polonaise, mais l’officier a découvert qu’elle est juive, et elle finit par craquer. Nous sommes dans le bureau de l’officier SS qui reçoit alors Izolda de manière très civile (café, gâteau) avec une élégance glaciale. Il y a entre le SS et la jeune Izolda au visage détruit (Maja Ostaszewska) une étrange relation : il lui explique qu’en tant que résistante, elle serait exécutée, mais en tant que juive, elle le sera aussi, mais différemment. Il l’appelle Maria, elle rectifie en Izolda, et alors, le SS va au piano et joue…le prélude du Tristan et Isolde de Richard Wagner, et Izolda pleure.
Scène à double révolution. D’une part, elle scelle une étrange relation de malaise  entre ces deux êtres, marquée par une sorte d’impossibilité, quelque chose d’inattendu, mais en même temps elle rappelle aussi – au-delà de la stupéfiante beauté du moment- que la musique de Wagner accompagnait les condamnés à la chambre à gaz dans les camps d’extermination. C’est tout à la fois un moment du présent, qui évoque évidemment un moment du futur d’une Izolda condamnée à mort comme juive, mais aussi cette étrange relation à la musique de la part de ceux qui envoyaient les juifs à la mort, en versant des larmes sur Beethoven ou Wagner.

Le SS (Bartosz Gelner), Izolda jeune (Maja Ostaszewska) coiffée d'un discret rappel de "Portier de nuit",

Peu après, la même scène est jouée sur le théâtre, sans la transfiguration étrange du film, qui dit les choses d’une manière terrible, mais en même temps les « stylise » : sur le théâtre, Izolda est dans la cage métallique, violemment et sauvagement jetée à terre par le même SS avec à peu près le même dialogue (en réalité, le gestapiste avait, dans le roman, torturé auparavant Izolda pour lui soutirer des aveux).
Plusieurs regards évoquent donc la même chose, plusieurs moments disent la même chose, mais peut-être la plus terrible est-elle la plus cinématographique, la plus « mise en scène » qui semble la plus construite : entendre Tristan est totalement inattendu et insupportable tout à la fois. c'est la pire des violences. Comme on le voit, Warlikowski tire là encore des fils qu’il fait et défait, pour en révéler les contradictions, les horreurs, la terreur froide, l’inhumanité, mais aussi les manières possibles de raconter, les sens multiples d’un récit qui échappe à tout récit et à tout commentaire, à toute évocation. Cette totale incompréhension du phénomène  Shoah (comme ce qu’en pense le producteur Robert Evans dans la scène avec Elizabeth Taylor), justifie qu'il soit resté caché, dissimulé, honteux jusque dans les années 1970 au moment où Lanzmann dans son film a secoué le passé. C’est aussi cela l’Odyssée du monde.

 

La rencontre avec Barbara Walters

Interview d'Elizabeth Taylor (Magdalena Cielecka) Barbara Walters (Magdalena Popławska)

Dans la deuxième partie, Elizabeth Taylor revient, interviewée par la journaliste Barbara Walters, l’une des journalistes intervieweuses les plus fameuses (et les plus contestées) des USA. L’interview (qui eut réellement lieu) est visible sur Youtube (https://www.youtube.com/watch?v=NaQs2FEgf28), la star vieillie, cheveux blancs, parle de son opération d’une tumeur (bénigne) au cerveau. C’est un moment que va choisir Warlikowski pour revenir sur la question de la mémoire et de la représentation La scène se joue autour de l’amour, la vie, la mort (Elisabeth Taylor est en quelque sorte une trompe la mort tant sa santé était fragile, tant on a prédit sa disparition prochaine, une sorte d'immortelle à sa manière).
Pour illustrer la scène Warlikowski place la star sur un lit d’hôpital (l’interview a eu lieu en réalité dans un salon), et en parallèle sur l’écran défile un extrait du film de Richard Burton, Doctor Faustus, d’après la pièce de Marlowe. On y voit apparaître Elizabeth Taylor en Hélène de Troie, un des personnages du second Faust que Faust aurait épousé. En démêlant un peu d'autres fils, quelques autres remarques singulières. Le « vrai » (?) Faust aurait étudié à Cracovie (ville de naissance de Polanski…), et serait à rapprocher de la légende polonaise de Pan Twardowski (qui lui aussi aurait vendu son âme au diable). Et le « vrai » (?) Faust, quand il enseignait en université, faisait apparaître pendant ses cours sur Homère des héros de la guerre de Troie. Comme quoi on revient à Ulysse.
En montrant Taylor en Hélène de Troie, Warlikowski bouche la boucle, faisant rejoindre la mythologie hollywoodienne et la mythologie homérique, avec ce détail supplémentaire, l’extrait du film de Burton est un peu truqué puisque le visage d’Hélène de Troie est celui de Taylor, mais avec en superposition (un autre montage) celui de l’actrice Magdalena Cielecka qui joue Taylor dans l’Odyssée de Warlikowski,  étonnante, comme nous l’avons déjà souligné.
Autre élément de puzzle. Un puzzle à reconstituer, le puzzle des mémoires du monde, du cinéma, de l’histoire, des légendes, mais en même temps l’idée que la vie n’est jamais linéaire, que tout est labyritnhe, et que styliser n’est pas simplifier, mais faire sentir et ressentir, c’est à dire réveiller toutes les curiosités. La conversation avec Elizabeth Taylor va un peu plus loin, Barbara Walters évoque un film sur la Shoah qu’elle aurait dû tourner avec Roman Polanski dont la star n’a aucun souvenir. Fin de la parenthèse, mais on se reportera avec profit à l’intervention très forte de Roman Polanski (Voir sur youtube ) autour de son film Le pianiste (2002) qui rappelle bien des situations évoquées par Izolda et Hanna Krall.

 

Le coiffeur d’Izolda, Claude Lanzmann et la Shoah

Le coiffeur (Hiroaki Murakami) Izolda (Ewa Dałkowska)

Dernier souvenir, dernière scène de la vieille Izolda, chez son coiffeur. Les lavabos dont nous avons évoqué le rôle emblématique sont là, et Izolda se fait coiffer dans un salon de coiffure en Israël, le coiffeur l’accueille, et c’est une scène à la fois étonnante et essentielle. Étonnante parce qu’il n’y a apparemment rien de plus superficiel qu’une conversation avec son coiffeur, et Izolda y évoque au contraire des souvenirs clés (tels que rappelés dans le livre de Krall), comme son professeur d’anglais qui lui apprit un conte d’Oscar Wilde Le prince heureux et qu’il s’est pendu peu après, elle évoque ensuite la tentative de rencontrer Elizabeth Taylor alors qu’elle tournait à l’aéroport de Tel Aviv, enfin, elle offre à son coiffeur son livre, enfin publié. La vie, l’immortalité, l’œuvre.
Le coiffeur tout en la coiffant et lui faisant la couleur (une des thématiques fortes du début du livre de Krall, comment se décolorer pour ne pas apparaître juive dans la Pologne occupée) lui indique l’écran et un extrait du film Shoah, essentiel pour comprendre l’entreprise de Warlikowski.
Il s’agit de l’interview par Claude Lanzmann du coiffeur Abram Bomba. La scène du film est entrecoupée d’un dialogue Izolda/coiffeur ; une Izolda apparemment indifférente, en bout d’Odyssée puisque le livre est écrit (ce mari tant cherché, trouvé, récupéré, dont elle s’est ensuite séparé … toujours les retours douloureux…) et qu’elle a vécu la Shoah, qu’elle l’a transmise dans son œuvre-odyssée. Cet Abram Bomba, ce pourrait-être (ça traverse l'esprit) le coiffeur interrogé par Lanzmann dans le film. Une séquence difficile où Abram Bomba, coiffeur d’un camp, voit défiler des femmes de sa ville, Częstochowa, en route vers les chambres à gaz, une interview où il arrive à peine à parler.

Claude Lanzmann (Wojciech Kalarus) et quelques lavabos très warlikowskiens

Claude Lanzmann prend alors la parole, racontant littéralement comment se construit la « fiction documentaire », comment on passe d’une histoire vraie difficilement soutenable à une scène de film, même d’un documentaire, comment se met en scène une fiction qui dit le vrai. C’est à dire qu’il pose, une fois encore la question du passage de la vérité historique à son mode de transmission. Il explique que cet Abram Bomba est aux Etats Unis, qu’il a parlé longuement avec lui, mais pour le film, il le fait venir en Israël où il l’installe dans un salon de coiffure pour faire l’interview alors qu’il n’était plus coiffeur. Il construit un vrai témoignage dans un cadre fictionnel. Continuant sa démonstration, il évoque le film de Spielberg, La liste de Schindler, en l’appelant Shoah illustrée.
La question de l’image est donc centrale. Que faut-il montrer ? Et faut-il montrer ? Les images, dit-il, tuent l’imagination. C’est bien là une des clés de la soirée, à travers toutes ces Odyssées, c’est notre imagination, puis notre imaginaire, qui sont sollicités. Il souligne que dans Shoah, aucun témoin ne dit je mais parle au nom des morts. Ce sont des témoins de la mort du peuple juif et c’est aussi la fonction du roman d’Hanna Krall, à travers le personnage d’Izolda, plus obsédée par l’idée fixe de récupérer son mari que par la situation historique et la mort programmée des juifs de Pologne et d’ailleurs. Ce que nous dit cette scène, en confrontant Izolda se faisant coiffer et ce coiffeur sur l’écran ou le discours de Claude Lanzmann, c’est qu’Izolda n’est témoin que de sa propre Odyssée, dans sa naïveté, voire son indifférence.

C’est un petit coup de théâtre et en même temps paradoxal : le « coup de théâtre » c’est qu’Izolda n’est pas un personnage politique, elle n’est que juive, comme lui disait avec sa "bienveillance" glaciale l’officier SS dans le film de leur conversation, mais en même temps, son Odyssée, son œuvre, son récit est, malgré elle, trace emblématique : le paradoxe c’est qu’elle est héroïne certes, mais pas témoin. Comme Ulysse.

Ce moment essentiel pour comprendre l’entreprise, il s’éclaire enfin par cette dernière scène où on chasse le fantôme et qu’on reste entres humains. Répétons la dernière réplique : "Béni soit le Seigneur, et que le Mal s’en aille !"

Que le Mal s'en aille

 

Conclusion en forme de à suivre…

Au terme de ce voyage, de cette petite Odyssée à travers les scènes et images frappantes vues à Athènes, qui me sont restées, je voudrais souligner d’abord que tous les souvenirs qui remontent m’imposent d’aller revoir ce travail, qui remue tant de choses, personnelles, historiques, intellectuelles, pour remettre en perspective quelques points qui me paraissent déterminants voire éventuellement quelques erreurs commises. Ce sont des souvenirs, des émotions, quelques remue-méninges et sans doute aussi tout cela a‑t‑il besoin d’être remis en place par un retour à l’Ithaque théâtral qu’est ce spectacle émettant un doux rayonnement comme Calypso embrassant Ulysse. Rendez-vous en mars donc pour tout remettre d'équerre.

  • D’abord, et c’est une généralité, qui s’applique à la France d’aujourd’hui, à notre monde, à ce qui nous entoure, et c’est aussi un truisme : rien n’est simple dans le monde et le simplisme avec lequel on entend çà et là des affirmations péremptoires (dans la campagne électorale française actuelle d’une médiocrité désespérante, mais pas seulement) n’est que l’antichambre de périls plus lourds, qui vont bien au-delà de paroles qui volent, même bas. Ce spectacle est un produit de la pensée complexe, et en cela il est bienvenu. Mais parce qu’il est théâtre, il est transmission, et donc perception. Il ne s’agit pas d’une pièce à thèse, ni à « messages » au sens politique ou idéologique du terme, voire brechtiennement didactique. C’est du théâtre, avec des parcours, ses méandres, ses variations de ton, ses surprises, ses ellipses, ses sauts, ses visions. Et du très grand théâtre de la vie.
  • Il n’y a pas que nostalgie, drames et fantômes dans ce voyage de comédiens, ce Thiase, pour reprendre le titre d’Angelopoulos, qui évoque le groupe qui accompagne Dionysos, Dieu du théâtre. Il y a aussi de l’humour, ici un jean trop étroit, là une Elizabeth Taylor à la fois très humaine et très outrancière, ailleurs un regard, un geste, sur la plage, ou en croisant un moine bouddhiste : c’est comme dans la vie, on rit, on sourit, on pleure, et le cœur continue de battre. Warlikowski a réussi à traduire cet étonnant caractère du livre d’Hanna Krall, l’apparente légèreté d’une œuvre qui ne l’est pas. Le ton est varié, jamais pathétique, jamais tragique, mais presque, comme disent les italiens « possibiliste » : les événements arrivent et on les accueille les uns après les autres pour ce qu’ils sont, en s’adaptant sans cesse aux situations nouvelles. Ce ton, Warlikowski l’obtient parce qu’il a sous la main une troupe exceptionnelle.
  • Il y a en effet des comédiens, tous extraordinaires dans les moindres rôles et cette qualité générale vient pour moi de plusieurs éléments : d’abord, à l’évidence l’école et la tradition théâtrale polonaises, avec ses noms essentiels pour la culture européenne, Kantor, Grotowski, Lupa et d’autres. Dans la Pologne communiste, fleurissait un théâtre au parfum radical et innovant, et avec lui une tradition d’écoles, d’enseignants, et d’acteurs qui a laissé des traces dans la Pologne d’aujourd’hui et évidemment chez Warlikowski et autour de lui… Il y a ensuite un extraordinaire esprit de troupe qu’on sent immédiatement, de gens qui ont l’habitude de jouer ensemble, qui font régner un esprit particulier et une cohésion, une justesse, une simplicité dans chaque mouvement, dans chaque expression de visage qu’on en reste ébloui, pantois. La troupe, fondement du théâtre depuis Molière, qui rend chacun co-responsable d’un tout, partie d’un tout, et en même temps une image de ce tout, avec des visages inoubliables, des expressions gravées dans la mémoire, un art du jeu qui allie l’extrême précision de l’école allemande, et l’extrême sensibilité de l’école slave, un jeu où rien n’est laissé au hasard, mais qui subit – ce ne serait pas du théâtre sinon- d’infinies variations d’une représentation à l’autre, un regard, l’esquisse d’un geste, un pas, une respiration. Un jeu à la fois supérieur, mais aussi empreint de modestie car éloigné de tout cabotinage.
  • Enfin, il y a une langue, une langue que je ne connais pas, mais qu’on a l’impression de comprendre quand on est las de lever les yeux vers le surtitrage. Comme souvent au théâtre, le jeu et le geste sont inséparables de la langue qui les accompagne, le verbal, le non verbal, la proxémie,  et que la langue détermine et oriente, mais qui donne aussi au jeu une sorte d'autonomie. Une fois encore se vérifie que lorsque le geste théâtral est puissant, le rôle véhiculaire de la langue est relativisé, au profit, quelquefois de son rôle poétique et esthétique. C’est à cela aussi que se lit la qualité d’acteur.
  • Le Nowy Teatr de Varsovie est le théâtre de Krzysztof Warlikowski, il a su faire vivre une troupe, il a su créer son voyage de comédiens, son Odyssée théâtrale qui est aussi l’expression de sa liberté de création, complètement libérée des contraintes de l’opéra par exemple, où malgré tout, il reste bridé, comme tout metteur en scène pris entre les chanteurs, le chef, les exigences d’un livret d’une respiration musicale et quelquefois d'un public imbécile. Ici il est démiurge, chef de ce Thiase qui construit un monde, et c’est pour tous, acteurs et spectateurs venus pour ce monde-là, un bonheur sans limites.

Prochaine représentation en France : Comédie de Clermont-Ferrand, 17 et 18 mars 2022 à 19h30

Saluts à Athènes, au centre, Krzysztof Warlikowski
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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