4ème épisode dédié au "Ring" anglo-irlandais (1843–1862)

The Bohemian Girl, Maritana, The Lily of Killarney : telle est la riposte britannique à Die Walküre, Siegfried et Götterdämmerung. Mais là où nos voisins d’outre-Manche sont très forts, c’est que cette riposte fut anticipée, puisque élaborée entre 1843 et 1862. Enfin, autant l’avouer : il s’agit d’une riposte pour rire, ce Ring-là n’ayant réellement rien à voir avec l’autre…

Le 10 février 1862 fut présenté à Covent Garden The Lily of Killarney, opéra en trois actes de Julius Benedict, dernier volet d’un « English Ring », bientôt rebaptisé « Irish Ring », dont la popularité ne se démentirait pas avant plusieurs décennies. Mais puisque les Anglophones ne font rien comme tout le monde, cette Tétralogie-là ne compte que trois journées, sans prologue, et il n’y est même pas question d’anneau…

C’est en 1804 que naît à Stuttgart Julius Benedict. Il est d’abord élève de Hummel, puis de Weber, et se fait remarquer comme chef à Vienne. Nommé à la tête de l’orchestre du San Carlo de Naples, il y fait créer son premier opéra en 1827 ; quelques années après, il part pour Paris, puis pour Londres en 1835, sur le conseil de Maria Malibran. La mezzo-soprano estime en effet qu’il pourrait y rencontrer les mêmes succès qu’un jeune compositeur qu’elle connaît bien et qui commence à faire parler de lui, Michael Balfe.

Né à Dublin en 1808, Balfe a d’abord été un enfant prodige. A 15 ans, suite à la mort de son père, il devient violoniste au théâtre de Drury Lane, à Londres. Remarqué par le comte Mazzara, il est envoyé en Italie où il devient l’élève de Paer pour la composition et de la basse rossinienne Filipo Galli pour le chant. En 1828, Balfe est à Paris et interprète Figaro du Barbier de Séville au Théâtre des Italiens alors qu’il n’a que 19 ans. Tout en poursuivant sa carrière de chanteur (ténor ou baryton ? le débat reste ouvert) à Pavie, Milan, Venise, il fait représenter  ses premiers opéras. En mai 1834, il est Iago dans l’Otello de Rossini à La Scala, où il a notamment pour partenaire Maria Malibran, avec laquelle il s’entend particulièrement bien. Reparti pour Londres, il voit triomphalement créer en octobre 1835 son premier opéra en anglais, The Siege of Rochelle, commande d’Alfred Bunn, directeur du théâtre de Drury Lane. Dans une lettre signée « Billy Balfe le mangeur de patates irlandais », il promet à son amie Malibran le rôle-titre de son prochain opus lyrique, The Maid of Artois, sur un livret de Bunn inspiré du livret que Scribe a lui-même tiré de la Manon Lescaut de l’abbé Prévôt.

En 1836, Julius Benedict devient directeur musical de l’Opera Buffa de Londres, au Lyceum Theatre. A Londres, il retrouve Malibran, pour qui il arrange écrit une version pour mezzo de « Prendi, per me sei libero » de L’elisir d’amore ; avec Charles de Bériot, l’époux de la chanteuse, il compose aussi le duo Nel dolce incanto, « chanté par Malibran et Madame Feron aux concerts d’Italie et d’Allemagne ». Benedict gardera toujours un souvenir ébloui de la générosité de Malibran, et surtout de son  talent : « Her voice was of the most extraordinary compass and of splendid quality throughout. She sang with wonderful dramatic fire and brilliancy. Nothing has ever exceeded the effect she produced in Balfe’s Maid of Artois, the finale to which and the fioriture with which it was embellished gave full scope to the phenomenal extent of her power of vocalization” (cité in H. Sutherland Edwards, The Prima Donna : Her History and Surroundings from the Seventeenth to the Nineteenth Century, Londres, 1888, Vol. I, p. 261)

The Maid of Artois est créé avec succès en mai 1836, mais Maria Malibran fait début juillet une chute de cheval dans Regent’s Park. Cachant à son mari la gravité de l’accident (elle prétend avoir glissé dans l’escalier), elle continue à chanter l’opéra de Balfe, en alternance avec Fidelio et La sonnambula. Le 16 juillet, elle donne ce dont elle ne sait pas encore que ce sera sa dernière représentation lyrique : The Maid of Artois suivi du dernier acte de La sonnambula. Deux mois plus tard, alors qu’elle donne une série de concerts à Manchester, Malibran y meurt, ayant fini par succomber à ses blessures. Balfe ne perd pas le nord et arrangera sa partition pour soprano colorature afin d’en assurer la survie.

Même privé de sa prima donna, l’Irlandais poursuit sa double carrière de chanteur et de compositeur : à Drury Lane, il est en mars 1838 Papageno dans une Flûte enchantée donnée pour la première fois en anglais à Londres, puis tient l’année suivante le rôle-titre dans l’opéra Farinelli de John Barnett. L’Italian Opera House de Londres lui commande un Falstaff en italien, créé en juillet 1838 par Lablache, Grisi, Rubini et Tamburini, soit le quatuor qui a porté au triomphe Les Puritains de Bellini à Paris en janvier 1835 ! En 1838 également, Alfred Bunn engage Julius Benedict pour diriger l’orchestre de Drury Lane. Chef en vue, Benedict reçoit désormais chez lui tout le gratin artistique européen : en 1841, Liszt écrit à Marie d’Agout avoir fait chez lui la connaissance de Pauline Viardot. De son côté, Balfe part à la conquête de Paris : le 20 avril 1843, la Salle Favart crée Le Puits d’amour, sur livret de Scribe, la musique étant de celui qu’on surnomme bientôt « l’Auber anglais »…

ILLUSTRATION 1.    « Miss Rainforth and Mr Harrison in Balfe’s Opera of The Bohemian Girl », Illustrated London News, 20 janvier 1844. © Victoria and Albert Museum, London

Auréolé par tant de succès, Balfe va connaître en novembre 1843 un triomphe vite planétaire grâce à The Bohemian Girl. Pour son livret, Alfred Bunn est allé chercher une anecdote dans la première des Nouvelles exemplaires de Cervantes, La Gitanilla. Le soir de la création à Drury Lane, Balfe dirige l’orchestre, mais Benedict reprend ensuite la baguette. A Londres, l’opéra connaîtra sa centième représentation en décembre 1844, et sera décliné dans de nombreuses adaptations à l’étranger : Die Zigeunerin à Vienne en 1849 et à Berlin en 1851, La Zingara à Trieste en 1853, La Bohémienne à Rouen en 1862 (avec Galli-Marié dans le rôle-titre, et Massenet dirigeant l’orchestre) et à Paris en 1869, sans parler des versions en suédois, en hongrois ou en croate… La réussite de The Bohemian Girl reposant avant tout sur des airs sentimentaux comme « I dreamt I dwelt in marble halls » ou « When other lips », restés longtemps au répertoire des chanteurs anglophones ou non (même Jessye Norman ou Angela Gheorghiu se sont laissé tenter).

Évidemment, ce qu’on appelle alors opera en Angleterre reste au mieux un opéra-comique, avec d’abondants dialogues parlés. Balfe se fie avant tout à sa veine mélodique, et les critiques déploreront plus tard son manque de rigueur dramatique, que la vacuité du livret n’aide guère, il est vrai. Le public anglophone, lui, semble goûte ce type d’ouvrage autant que l’opéra italien qui s’impose à cette époque plus que jamais. Une quinzaine d’années après la première de The Bohemian Girl, le critique et librettiste Edward Fitzball écrivait ainsi : « It was a capital cast, and with such sweet melodies, so suited, more particularly at that time, to the English taste. Indeed, to all time, for I must think that the Trouvatores and Traviati are a little out of our grasp, however lustily we climb the pole to reach them. For real old English taste there is still a greater charm in a little bit of pure melody administered by the hand of Bishop, Balfe, Barnet, Laurent, Alexander Lee, or Wallace. The drum of your ear, John Bull, is not exactly an Italian instrument, however much you submit for pride sake, to have it bored with chromatic passages » (Edward Fitzball, Thirty Five Years of a dramatic author’s life 1859, vol. 2, p. 208).

La carrière de Balfe se poursuit des deux côtés de la Manche : en juillet 1844, l’Opéra-Comique présente  Les Quatre Fils Aymon ; en novembre 1844, Drury Lane crée The Daughter of St Mark, sur un livret conçu d’après celui de La Reine de Chypre d’Halévy ; en décembre 1845, l’Opéra de Paris donne L’Etoile de Séville. Mais entre-temps, en novembre 1845, Drury Lane vient de connaître un triomphe avec l’œuvre d’un nouveau-venu : Maritana de William Vincent Wallace.

ILLUSTRATION 2. « Scene from the new opera of Maritana, at Drury Lane Theatre ». Illustrated London News, 22 novembre 1845. (Wikipedia)

Né à Waterford en 1812, Wallace est irlandais comme Balfe. Il joue de plusieurs instruments, et début comme violoniste au Theatre Royal de Dublin. Il émigre en Australie, donne des oratorios à la cathédrale de Sydney et devient « the Australian Paganini ». Après un périple qui le conduit dans les deux Amériques, il arrive à Londres en 1845 en tant que pianiste. Et il connaît un immense succès avec son premier opéra : pour le livret, Edward Fitzball s’inspire d’une pièce française, Don César de Bazan, et Alfred Bunn y ajoutera les paroles de deux airs parmi les plus appréciés, « Scenes that are brightest » et « In happy moments ». Contrairement à The Bohemian Girl situé en Bohême, Maritana – « Mary Turner », selon la prononciation britannique – se déroule en Espagne (en 1872, Massenet utilisera le même sujet pour un de ses tout premiers opéras-comiques). La première est dirigée par Wallace, et les représentations suivantes par Julius Benedict.

Au sein d’un accueil critique généralement positif, Henry Chorley se permet des remarques acerbes : « Of his powers in construction, Mr. Wallace has not given us many specimens : he has, however, permitted us to ascertain beyond question that his orchestral writing is chance-work, rather than science, – some of his music being scored with a careless uncouthness, which is neither originality nor genius. In short, with much to qualify him for learning, Mr. Wallace has much to learn ; and we earnestly trust that he will allow no immediate success, forced or real, to distract his attention from the studies necessary for the perfecting of a very promising talent” (The Athenaeum, n° 945, p. 1130, 22 novembre 1845).

En 1846, le directeur de Covent Garden, Benjamin Lumley, engage Michael Balfe comme chef d’orchestre. Balfe dirige ainsi des opéras de Verdi donnés en première britannique : Nabucco en mars 1846 (rebaptisé Nino, re d’Assiria car il est interdit de présenter des sujet bibliques sur les scènes anglaises), I due Foscari en mai 1847, et surtout la création mondiale d’I masnadieri le 22 juillet 1847, dont la vedette est Jenny Lind. La première de cet opéra commandé par Covent Garden est dirigée par Verdi lui-même, mais Balfe reprend la baguette aussitôt après, au grand soulagement de tous, semble-t-il. Lind est venue à Londres chanter Meyerbeer (Alice dans Roberto il diavolo, puisque les opéras français sont donnés en italien à Londres), Bellini et Donizetti. A l’occasion d’une tournée anglaise, Balfe écrit Ah ! Forse in tal momento, scène et aria destinée au « Rossignol suédois »  et au ténor Gardoni. Fin 1848, à l’Exeter Hall de Londres, Julius Benedict dirige Jenny Lind dans l’oratorio Elijah ; Mendelssohn a écrit le rôle de la soprano solo à l’intention de la chanteuse, qui n’a pas pu participer à la création mondiale à Birmingham août 1846 ; elle est restée une année sans chanter après la mort prématurée de son cher Felix en novembre 1847, qui n’eut jamais le temps de lui composer l’opéra promis. En 1849, Jenny Lind chante à Londres la dernière représentation lyrique de sa carrière (Robert le diable, à nouveau), et envisage de prendre sa retraite à 28 ans car sa voix est épuisée. C’est alors qu’elle est contactée par Phineas T. Barnum : le directeur de cirque voit en elle un phénomène qu’il faut exploiter aux Etats-Unis. En septembre 1850, Lind débarque à New York avec Julius Benedict qui l’accompagnera durant les dix-huit mois que dure la tournée (à cette occasion, il lui écrit la mélodie Greeting to America).

Après Maritana, Wallace se lance dans des partitions plus ambitieuses, sans dialogues parlés. Toujours sur un livret de Fitzball, il conçoit Lurline pour Covent Garden. Le projet tombe à l’eau, mais est repris pour Drury Lane par le Français Louis-Antoine Jullien, qui a choisi comme directeur musical Hector Berlioz. Jullien fera faillite sans avoir monté Lurline, mais Wallace y gagne l’amitié du compositeur français. Berlioz se fera un plaisir de lui attribuer des aventures abracadabrantesques en Nouvelle-Zélande, dans un article des Soirées de l’orchestre en octobre 1852 : « Oui, je connais Wallace, et j’apprends avec un vif plaisir que vous aimez son opéra de Maritana. Cet ouvrage, si bien accueilli à Vienne et à Londres, m’est pourtant encore inconnu. Quant à l’auteur, voici quelques détails invraisemblables sur lui qui pourront vous intéresser ; admettez-les pour vrais, car je les tiens de Wallace lui-même, et il est trop indolent, malgré son humeur vagabonde, pour se donner la peine de mentir. […] Nous avons passé ensemble à Londres bien des demi-nuits autour d’un bol de punch, occupés, lui à me raconter ses bizarres aventures, moi à les écouter avidement. Il a enlevé des femmes, il a compté plusieurs duels malheureux pour ses adversaires, il a été sauvage… oui, sauvage ou à peu près, pendant six mois. » Lurline ne sera créé qu’en 1860 à Covent Garden, suivi dès 1861 par The Amber Witch, Wallace en ayant reçu le livret du critique Henry Chorley, qui l’a d’abord proposé à Mendelssohn.

Berlioz se fera l’écho de ces créations. « Un autre, dont Mlle Patti se propose de chanter un rôle important au Théâtre-Italien, au commencement de la saison prochaine, était dernièrement à Paris, où il est resté un mois inaperçu : c’est Vincent Wallace […], un compositeur dramatique d’une valeur rare, et avec lequel il faut compter. Il a déjà écrit plusieurs opéras, qui tous ont obtenu le plus brillant succès en Angleterre et même en Allemagne ; témoin Maritana, qui obtint, il y a quelques années, à Vienne, un grand nombre de représentations. Les partitions de Wallace qui succédèrent à Maritana sont Loreley, Love’s Triumph et the Amber Witch. Je ne connais encore que Loreley et the Amber Witch, œuvres de la plus haute distinction, d’un style élégant, gracieux, mais ferme aussi et vigoureux. L’auteur ne souffre pas que, sous aucun prétexte, son style soit entaché de lieux communs ; ses modulations sont souvent très hardies, mais toujours amenées avec une adresse extrême ; son harmonie est variée et s’éloigne autant de la sécheresse scolastique que du dévergondage charivarique d’une récente école qui a pris pour devise les mots des illustres sorcières : Fair is foul and foul is fair. Dans Loreley surtout, dont le sujet prêtait aux tableaux calmes et gracieux, la mélodie revêt des formes d’une suavité et d’un charme incomparables. C’est de cette poétique partition qu’il serait question, dit-on, pour le Théâtre-Italien. » (Feuilleton du Journal des Débats, mars 1863)

ILLUSTRATION 3. « Eily Mavourneen. Miss Louis Pyne as Eily O’Connor », arrangement piano-chant d’après des motifs de l’opéra de Julius Benedict. Vers 1862. © The Trustees of the British Museum

En 1857, la soprano Louisa Pyne et le ténor William Harrison (créateur des rôles de jeune premier dans The Bohemian Girl et dans Maritana) ont créé une compagnie d’opéra qui, après une lucrative tournée aux Etats-Unis, revient à Londres pour proposer plusieurs saisons de spectacles, en passant des commandes à des compositeurs anglais. Julius Benedict n’a jamais cessé d’écrire des opéras, dont il dirige la création à Drury Lane, mais c’est en février 1862, pour la compagnie Pyne-Harrison, qu’il connaît enfin un succès éclatant, avec The Lily of Killarney, sur un livret solide, tiré d’une pièce de l’Irlandais Dion Boucicaut. Benedict parvient habilement à fusionner des éléments musicaux disparates (allemands, italiens, irlandais), au sein d’une réelle construction dramatique. Louisa Pyne crée le personnage d’Eily O’Connor, paysanne irlandaise surnommée le Lys de Killarney.

En octobre 1865, après un sixième opéra créé en 1863, The Desert Flower, d’après Jaguarita l’Indienne d’Halévy, Wallace meurt en Haute-Garonne, au château de Bagen à Sauveterre (Haute-Garonne). Balfe meurt en octobre 1870, sans avoir pu achever son opéra The Knight of the Leopard, d’après Walter Scott (il sera complété par Michael Costa et créé en italien sous le titre Il talismano). En 1878, Benedict est anobli ; devenu Sir Julius, il meurt en 1885. Il est peut-être le seul des trois compositeurs à avoir vu naître « the English Ring », que forment The Bohemian Girl, Maritana et The Lily of Killarney à partir de la fin du XIXe siècle. Surfant sur la vague du wagnérisme, les directeurs de troupes britanniques ont en effet eu l’idée de réunir ces trois opéras-comiques comme s’ils formaient un tout, unis par leur caractère irlandais : Balfe et Wallace sont natifs de l’île d’émeraude, et Benedict a choisi un sujet irlandais et s’est inspiré de mélodies hiberniennes. Dans les années 1870, c’est la Carl Rosa Company qui reprend le flambeau, en montant Maritana comme premier spectacle, puis notamment The Bohemian Girl en 1876 lors du Balfe Memorial Festival à Londres. « The nearest approach we have ever had to a national opera is the Carl Rosa company, which has been referred to very often in the foregoing pages. It was formed by an enterprising German violinist for the sake of his wife, Mme Parepa-Rosa, who was the prima donna in his first years in America ; it was not till after her death, in 1871, that his first season began in London, in the autumn of 1875. The Pyne and Harrison company had ceased its operations in 1862, so that there was a good field for Rosa ; and by getting together the best native talent that could be procured, he achieved an amount of success which was quite exceptional for operatic managers in that day. His most important production was that of The Flying Dutchman with Santley, in 1876 ; and as the years went on, he was always anxious to combine interesting revivals or productions with those tiresome English operas, such as Maritana and The Bohemian Girl, which have enjoyed the favour of the lower class of operatic audiences for so very long » (John Alexander Fuller-Maitlan, English music in the XIXth century, 1902, p. 244–245).

Au début XXe siècle, on le voit, le « Ring anglais » fait figure de plaisanterie, et l’appellation prend un caractère facétieux. Le très wagnérien George Bernard Shaw se montre severe envers son compatriote Balfe, auquel il s’en prend au détour du compte rendu de représentations londoniennes d’Eugène Onéguine : « although I have described the form of the opera as Balfian, it must not therefore be inferred that Tchaikowsy’s music is as common as Balfe’s – ballads apart – generally was. Tchaikowsky composes with the seriousness of a man who knows how to value himself and his work too well to be capable of padding his opera with the childish claptrap that does duty for dramatic music in The Bohemian Girl. Balfe, whose ballads are better than Tchaikowsky’s, never, as far as I know, wrote a whole scene well” (The World, 26 octobre 1892). Un autre illustre Irlandais, James Joyce, glissera plusieurs allusions à The Bohemian Girl dans Dubliners, à Maritana et à The Lily of Killarney dans Ulysses.

Signe que le succès de The Bohemian Girl ne se démentait pas, l’œuvre fut adaptée deux fois au cinéma : en version muette en 1922 (avec Gladys Cooper, Ivor Novello et Ellen Terry, Josef von Sternberg étant assistant), en version parlante, comique et musicale en 1936 avec Laurel et Hardy. Maritana fait l’objet d’un film muet en 1927. Bien que musical, le film de 1934 intitulé The Lily of Killarney n’utilise pas la partition de Benedict. 1951 fut pour Balfe une année faste : le festival de Wexford fut inauguré avec The Rose of Castile, qu’il avait composé en 1857, et Sir Thomas Beecham dirigea The Bohemian Girl à Covent Garden. Dans son autobiographie publiée en 1948, le chef se rappelait avoir fait ses débuts, en 1902, avec The Bohemian Girl, pour l’Imperial Grand Opera Company : « It lasted about two months, visiting such outlying places as Clapham, Brixton, and Stratford, and I enjoyed myself hugely, conducting in addition to Carmen an Pagliacci that trilogy of popular Saturday-nighters dubbed facetiously ‘The English Ring’ ».

Si le Ring anglais (ou irlandais) n’est pas tout à fait oublié dans les pays anglophones, 1862, année où fut créé son troisième volet, fut aussi celle où débuta la carrière d’un certain Arthur Sullivan, avec la création en avril de The Tempest, musique de scène écrite comme graduation piece à la Royal Academy of Music. Cet opus 1 allait vite être suivi d’un premier opéra et d’un premier ballet, et en 1870 allait démarrer la collaboration avec Alfred Gilbert, d’où devait résulter des succès aussi impérissables que The Pirates of Penzance ou The Mikado. Ou The Yeomen of the Guard (1888), pour lequel le tandem fut accusé d’avoir repris l’intrigue de Maritana.

Pour écouter le "Ring" anglais :

The Bohemian Girl : https://www.youtube.com/watch?v=ERMe1dea2cM (version Laurel et Hardy)

Maritana : https://www.youtube.com/watch?v=AXst_hcux30 (première partie) et https://www.youtube.com/watch?v=wdTAzip6f5A (deuxième partie)

The Lily of Killarney : https://www.youtube.com/watch?v=rFptNNuIvzA

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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