Promenade dans l'opéra anglais, épisode 1

L'Angleterre, pays sans musique, a‑t-on souvent dit. Prenant son bâton de pèlerin, le Wanderer part explorer les terres d'Albion pour donner tort à cette légende, et commence par se pencher sur la naissance de l'opéra outre-Manche, phénomène encouragé par le roi Charles II, avec l'aide de quelques compositeurs continentaux, mais qui prouve que la Grande-Bretagne pouvait aussi compter sur de vrais talents locaux.

The Crown. Saison lyrique 1 – 1674–1675

 

Mai 1660. Après une révolution longue d’une décennie, qui permit à l’Angleterre de décapiter son roi avec presque un siècle et demi d’avance sur la France, suivie d’une autre décennie consacrée à un intermède « républicain » en théorie, dictatorial en pratique, la monarchie britannique est rétablie et Charles II, fils du défunt Charles Ier, monte sur le trône de Grande-Bretagne. De retour à Londres après un long séjour sur le continent, le tout nouveau monarque se penche bientôt sur la question de la musique dans son pays. Malgré certaines entorses sur lesquelles on reviendra, les Puritains avaient décrété la fermeture des théâtres, et tout est à reconstruire ou presque dans le domaine artistique.

Dès la fin de l’année 1660, Charles II commence à reproduire le modèle français, avec la création des « 24 Violins » et d’un « Wind Band », avant d’envoyer des émissaires étudier ce qui se compose de l’autre côté de la Manche. Master of the King’s Musick sous Charles Ier, le luthiste, chanteur et compositeur Nicholas Lanier retrouve son poste, qu’il occupera jusqu’à sa mort en 1666. Les 22 et 23 avril 1661, la Cour fait une entrée triomphale dans Londres et le couronnement du souverain a lieu, événements solennisés par des musiques commandées pour l’occasion, notamment à Matthew Locke (1621–1677).

Locke est alors la preuve vivante que le régime de Cromwell n’a pas éliminé toute possibilité dans le domaine du théâtre musical. Paradoxalement, en effet, la fermeture des théâtres en 1642 s’est accompagnée d’une interdiction frappant les pièces parlées, mais pas les spectacles en musique ! Le dramaturge William Davenant avait alors eu la judicieuse idée d’écrire des drames patriotiques, riches en propagande anti-espagnole, qu’on pourrait considérer comme les ancêtres du genre opéra en Angleterre : en 1656, The Siege of Rhodes ; en 1658, The Cruelty of the Spaniards in Peru. Exprest by Instrumentall and Vocall Musick, and by the Art of Perspective in Scenes, &c. represented daily at the Cockpit in Drury-Lane, At Three after noone punctually ; en 1659, The History of Sir Francis Drake. Pour l’essentiel perdues, les partitions avaient été composées à plusieurs mains, dont celle de Locke. Signe que la nouvelle monarchie était conciliante, ou que les vrais talents étaient rares, Locke n’en sera pas moins nommé Composer in Ordinary to His Majesty, and organist of her Majesty's chapel, ainsi que compositeur officiel des saqueboutes et des violons du roi.

John Michael Wright. Charles II en tenue de couronnement. vers 1673 © Royal Collection

Malgré ces ébauches d’opéra par des autochtones, il faut attendre les années 1670 pour qu’arrivent les choses sérieuses. En 1673, Locke fait un pas de plus dans la direction de l’opéra avec Orpheus and Euridice. Bien que qualifiée de maske, spectacle de cour associant musique, déclamation, chant et danse, cette nouvelle œuvre s’appuie sur un livret plus resserré, où les différentes formes artistiques seront plus étroitement unies. Les actes sont encore répartis entre ceux d’une tragédie, The Empress of Morocco, donnée à Whitehall devant la Cour. Et en 1674, Locke collabore à nouveau avec Davenant pour élaborer un « semi-opera » d’après The Tempest, première mise en musique (partielle) d’une pièce de Shakespeare. Néanmoins, Charles II garde les yeux fixés sur la France, car vient de débarquer en Angleterre un certain Robert Cambert (1628–1677).

Compositeur de la Pastorale d’Issy (1659), qualifiée de « première comédie française en musique », autrement dit le premier opéra français, Cambert a obtenu en 1669 des Lettres patentes du Roi, pour établir par tout le royaume des Académies d'opéra, ou représentations en musique, en langue françoise, sur le pied de celles d’Italie. Mais peu après, son librettiste Pierre Perrin et lui ont perdu ce privilège au profit de l’ambitieux Lully. Ayant vu toutes les portes se fermer, Cambert opte alors pour l’exil outre-Manche, peut-être encouragé en cela par Louis XIV : le compositeur est en effet maître de musique de Louise de Keroual, duchesse de Portsmouth, dame d’honneur de la reine d’Angleterre, maîtresse du roi et agent secret français.

A Londres en 1673, Cambert fait ce qu’on ne l’a pas laissé faire à Paris. Avec l’aide du catalan Luis Grabu, qui a succédé à Lanier comme Master of the King’s Music, il crée une Royal Academy of Music destinée à la production d’opéras. Et il remanie des œuvres anciennes pour les adapter à son nouveau public : la Pastorale d’Issy, enrichie d’entrées de danse, devient en février 1674 Ballet et musique pour le divertissement du roy de la Grande-Bretagne, tandis que l’opéra Ariane, ou le mariage de Bacchus, jamais représenté en France à cause de la mort inopinée de son commanditaire Mazarin, est donné en mars de la même année. Un nouveau prologue a été ajouté, où dialoguent la Tamise, la Seine, le Tibre et le Pô, pour vanter les mérites d’Albion et de son monarque, ainsi que ceux de Marie-Béatrice de Modène, depuis peu épouse de James, duc d’York, frère du roi et futur Jacques II. Ariane devient Ariadne, or, The marriage of Bacchus : an opera, or, a vocal representation ; first compos'd by Monsieur P[ierre] P[errin]. Now put into musick by Monsieur Grabut, Master of His Majesties musick. And acted by the Royall Academy of Musick, at the Theatre-Royal in Covent-Garden. Du moins est-ce là le titre de la traduction publiée et vendue aux spectateurs, le spectacle étant chanté en français, par des artistes “importés”, ainsi que le prouve le préambule de cette version anglaise publiée.

That this Traduction was thought absolutely necessary for the satisfaction of those, who being unacquainted with the French Tongue, and who being Spectators, would find themselves necessitated to see the most pressing of the Senses go away from the Theatre ungratified, by their not understanding the Subject that brought them thither. For the English, it will doubtless seem Flat, and too much a Stranger, to please the Criticks of the Time, whose nice Palates can scarce relish the Finest and most Natural Things their own Countrey can produce. But, let it run what fortune it will, it can fare no worse than a Thousand far better things have done : and, were both the Original and the Version much worse than they are, the Pomp and Magnificence of its Representation will alone prove sufficient to plead their excuse.

C’est également autour de cette année 1674 qu’aurait été représenté à Londres l’Erismena de Francesco Cavalli. En 2008 a été mis en vente (et aussitôt acheté par la Bodleian Library d’Oxford) le manuscrit d’une version anglaise de cet opéra, qui pourrait ainsi être le premier exemple d’une œuvre lyrique dont le texte aurait été traduit, non seulement pour être lu indépendamment par le public afin de comprendre l’action, mais bien pour être chanté car superposé aux notes de musique, les paroles anglaises se substituant à l’original italien. Là aussi, un prologue allégorique a été ajouté, différent de toutes les autres versions connues dans d’autres bibliothèques, et qui suggère également une destination royale.

Puisque l’on peut traduire l’opéra, plus rien ne semble s’opposer à l’acclimatation totale d’un genre jusque-là assez exotique pour devoir appeler des périphrases comme « a vocal representation » ou « Exprest by Instrumentall and Vocall Musick ». Avec Psyche de Matthew Locke – encore lui ! – c’est cette fois d’une adaptation plutôt que d’une traduction qu’il faudrait parler. En février 1675, au Dorset Garden Theatre de Londres, c’est à la demande de Charles II que le livret de tragédie-ballet signé Molière, Corneille et Quinault et mis en musique par Lully en 1671, est transformé par Thomas Shadwell en semi-opera, où le parlé tient donc encore une place importante. Locke compose airs et récitatifs (les premiers en anglais, semble-t-il), Giovanni Battista Draghi les danses, et il en résulte un spectacle dont la somptuosité fut saluée par les contemporains. Selon les souvenirs de John Downes, souffleur et historien du théâtre après la Restauration de 1660 :

The long expected Opera of Psyche came forth in all her Ornaments ; new Scenes, new Machines, new Cloaths, new French Dances. This opera was also splendidly set out, especially in Scenes ; the Charge of which amounted to some £800. It had a Continuance of Performance about 8 Days together, it prov'd very beneficial to the Company ; yet the Tempest got them more Money.

Choix onomastique non innocent, Locke publiera la musique composée pour cette Psyche, avec celle de The Tempest donnée l’année précédente, sous le titre The English Opera. Et selon une tradition attestée en France, le semi-opéra sérieux se verra gratifié d’un hommage irrévérencieux sous la forme d’une parodie bouffonne, intitulée Psyche Debauch’d, de Thomas Duffet, jouée au Théâtre de Drury Lane la même année.

A la même époque, le nouveau Master of the King’s Music, Nicholas Staggins (mort en 1700), reçoit la commande d’un divertissement destiné à la cour de Charles II. Pour son livret, le dramaturge John Crowne choisit le mythe de la nymphe Calisto. Donné fin février 1675, Calisto, or the Chaste Nymph est encore qualifié de maske, mais est aussi désigné comme « a Play & Opera where in ye Splendor & Grandeur of the English Monarchy will be seen », pièce de théâtre en cinq actes où la musique et la danse sont présents sous la forme d’interludes pastoraux.

Après l’effervescence de 1674–1675, il faut attendre 1681 pour que soit donné à Oxford Venus and Adonis, unique œuvre scénique de John Blow (1649–1708). D’abord enfant de chœur à la Chapelle royale, Blow est devenu en 1669 organiste titulaire à l’abbaye de Westminster, et Charles II crée bientôt pour lui le poste de Compositeur de la Chapelle royale. Bien que présenté comme « A Masque for the Entertainment of the King », Venus and Adonis est en fait l’aboutissement de tous les efforts antérieurs, et le véritable point de départ de l’opéra anglais en Angleterre : l’œuvre exclut en effet tout dialogue parlé, et n’est donc plus ni vraiment un maske ni un semi-opera (ce qui ne signifie pas que ces deux formes soient condamnées à disparaître immédiatement). Sur un livret écrit par Anne Kingsmill Finch, comtesse de Winchilsea, dame d’honneur de cette Marie-Béatrice de Modène pour qui Cambert avait arrangé en 1674 son Ariane, Venus and Adonis offre en outre l’intérêt supplémentaire pour la Cour d’être interprété par l’actrice Mary Davies, maîtresse du roi, la fille illégitime du souverain et de cette dame tenant le rôle de Cupidon.

Hieronymus Janssens : Bal donné à La Haye lors du départ de Charles II pour l'Angleterre. vers 1660 © Royal Collection

 

Il reviendra à Luis Grabu (chassé de son poste de Master of the King’s Music par le Test Act de 1673, qui excluait les catholiques de toute responsabilité officielle) d’offrir à l’Angleterre une œuvre scénique entièrement chantée mais de plus grande envergure, Albion and Albanius, tragédie lyrique musicalement influencée par Lully, sur un livret de John Dryden, premier « Poète Lauréat » anglais. Pour cette œuvre créée au Dorset Garden Theatre en juin 1685, il reste nécessaire de préciser au public en quoi consiste cette nouvelle forme dramatique, et Dryden en donne une explication détaillée dans sa préface :

An Opera is a poetical Tale, or Fiction, represented by Vocal and Instrumental Musick, adorned with Scenes, Machines, and Dancing. The suppos'd Persons of this musical Drama, are generally supernatural, as Gods and Goddesses, and Heroes, which at least are descended from them, and are in due time, to be adopted into their Number. The Subject therefore being extended beyond the Limits of Humane Nature, admits of that sort of marvellous and surprizing conduct, which is rejected in other Plays. Humane Impossibilities, are to be receiv'd, as they are in Faith ; because where Gods are introduc'd, a Supreme Power is to be understood ; and second Causes are out of doors. Yet propriety is to be observ'd even here. The Gods are all to manage their peculiar Provinces : and what was attributed by the Heathens to one Power, ought not to be perform'd by any other. Phoebus must foretel, Mercury must charm with his Caduceus, and Iuno must reconcile the Quarrels of the Marriage-bed. To conclude, they must all act according to their distinct and peculiar Characters. If the Persons represented were to speak upon the Stage, it wou'd follow of necessity, That the Expressions should be lofty, figurative and majestical : but the nature of an Opera denies the frequent use of those poetical Ornaments : for Vocal Musick, though it often admits a loftiness of sound : yet always exacts an harmonious sweetness ; or to distinguish yet more justly, The recitative part of the Opera requires a more masculine Beauty of expression and sound : the other which (for want of a proper English Word) I must call, The Songish Part, must abound in the softness and variety of Numbers : its principal Intention, being to please the Hearing, rather than to gratify the understanding. It appears indeed, Preposterous at first sight, That Rhyme, on any consideration shou'd take place of Reason. But in order to resolve the Probleme, this fundamental proposition must be settled, That the first Inventors of any Art or Science, provided they have brought it to perfection, are, in reason, to give Laws to it ; and according to their Model, all after Undertakers are to build.

 

 

Dryden continue en expliquant que l’opéra a été inventé par les Italiens, qui l’ont également porté à un point d’élaboration suprême, et il mentionne Il pastor fido de Guarini, « opéra pastoral » qui a selon lui servi de modèle à toutes les créations postérieures des Français. Dryden conclut en justifiant l’adéquation de l’inspiration bucolique avec le genre lyrique, d’une manière qui rappelle les arguments du maître à danser dans Le Bourgeois gentilhomme :

I said, in the beginning of this Preface, that the Persons represented in Opera's, are generally, Gods, Goddesses and Heroes descended from them, who are suppos'd to be their peculiar care : which hinders not, but that meaner Persons, may sometimes gracefully be introduc'd, especially if they have relation to those first times, which Poets call the Golden Age : wherein by reason of their Innocence, those happy Mortals, were suppos'd to have had a more familiar intercourse with Superiour Beings : and therefore Shepherds might reasonably be admitted, as of all Callings, the most innocent, the most happy, and who by reason of the spare time they had, in their almost idle Employment, had most leisure to make Verses, and to be in Love : without somewhat of which Passion, no Opera can possibly subsist.

 

Après sa première royale, l’opéra pastoral Venus and Adonis de Blow avait été repris le 17 avril 1684, dans l’école de jeunes filles que dirige à Chelsea le chorégraphe Josias Priest. Cette même école où, cinq ans plus tard, les pensionnaires chanteront Dido and Aeneas d’un élève de Blow, un certain Henry Purcell…

 

Antonio Verrio : Triomphe maritime de Charles II. vers 1674 © Royal Collection

 

ILLUSTRATIONS MUSICALES :

Matthew Locke, The Tempest : https://www.youtube.com/watch?v=kQH0h5ju_s8

Matthew Locke, Psyche : https://www.youtube.com/watch?v=bCJt8VsXMvQ

Blow, Venus and Adonis : https://www.youtube.com/watch?v=k9k7mZlwhFs

Grabu, Albion and Albanius : https://www.youtube.com/watch?v=F‑gCjrrlQTI

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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