Welfare
D’après le film de Frederick Wiseman

Traduction : Marie-Pierre Duhamel Muller
Mise en scène : Julie Deliquet
Avec
Julie André (Elaine Silver)
Astrid Bayiha (Mme Turner)
Éric Charon (Larry Rivera)
Salif Cisse (Jason Harris)
Aleksandra de Cizancourt (Elzbieta Zimmerman)
Évelyne Didi (Mme Gaskin)
Olivier Faliez (Noel Garcia)
Vincent Garanger (M. Cooper)
Zakariya Gouram (M. Hirsch)
Nama Keita (Mlle Gaskin)
Mexianu Medenou (Lenny Fox)
Marie Payen (Valerie Johnson)
Agnès Ramy (Roz Bates)
David Seigneur (Sam Ross)
Thibault Perriard (John Sullivan, musicien)
Adaptation scénique : Julie André, Julie Deliquet, Florence Seyvos
Collaboration artistique : Anne Barbot, Pascale Fournier
Scénographie : Julie Deliquet, Zoé Pautet
Lumière : Vyara Stefanova
Musique : Thibault Perriard
Costumes : Julie Scobeltzine
Marionnette : Carole Allemand
Assistanat aux costumes : Marion Duvinage
Habillage : Nelly Geyres
Décors : François Sallé, Bertrand Sombsthay, Wilfrid Dulouart, Frédéric Gillmann, Anouk Savoy – Atelier du Théâtre Gérard Philipe Centre dramatique national de Saint-Denis
Régie générale : Pascal Gallepe
Régie plateau : Bertrand Sombsthay
Régie lumière : Jean-Gabriel Valot
Régie son : Pierre De Cintaz
Traduction en anglais pour le surtitrage en français Panthea

Production : Théâtre Gérard Philipe CDN de Saint-Denis

Coproduction : Festival d’Avignon, Comédie CDN de Reims, Théâtre Dijon Bourgogne CDN, Comédie de Genève, La Coursive Scène nationale de La Rochelle, Le Quartz Scène nationale de Brest, Théâtre de l’Union CDN du Limousin, L’Archipel Scène nationale de Perpignan, La Passerelle Scène nationale de Saint-Brieuc, CDN Orléans Centre-Val de Loire, Les Célestins Théâtre de Lyon, Cercle des partenaires du TGP Avec le soutien du Groupe TSF, VINCI Autoroutes, The Pershing Square Foundation, The Laura Pels International Foundation for Theater, Alios Développement, FACE Contemporary Theater, un programme de la Villa Albertine et FACE Foundation en partenariat avec l’Ambassade de France aux États-Unis, King’s Fountain, Fonds de Dotation Ambition Saint-Denis, Région Île-de-France, Conseil départemental de la Seine-Saint-Denis et pour la 77e édition du Festival d’Avignon : Fondation Ammodo et Spedidam

Résidence La FabricA du Festival d’Avignon
Captation en partenariat avec France Télévisions
Avec le soutien de l’Onda pour l’audiodescription
Les films de Frederick Wiseman sont produits par Zipporah Films.

Création Festival d’Avignon le 5 juillet 2023

Avignon, Cour d'honneur du Palais des Papes, Mercredi 5 juillet, 22h

Le soixante-dix-septième Festival d’Avignon s’est ouvert ce mercredi 5 juillet où les spectateurs étaient au rendez-vous dans la Cour d’honneur. Pour Tiago Rodrigues qui commence sa toute première édition en tant que directeur, « la riche diversité de celles et ceux qui écoutent nos récits ne peut être pleinement atteinte que si elle se retrouve chez celles et ceux qui les racontent sur scène ». Fort de cette certitude, il a proposé à Julie Deliquet, directrice du Théâtre Gérard Philipe, d’investir avec ses comédiens l’immense plateau de la Cour d’honneur. De façon tout à fait originale et audacieuse, la metteure en scène y présente Welfare, l’adaptation du film documentaire de Frederick Wiseman, sorti en 1973 et qui fait découvrir une journée de décembre 1973, à New-York, de l’ouverture à la fermeture d’un centre d’aide sociale. Contactée par le documentariste il y a un peu plus de trois ans, la directrice  du centre dramatique national de Saint-Denis a été invitée par lui à transposer le film sur scène. Dépassant ce qui pourrait les séparer, les deux artistes se lient alors dans un dialogue permanent entre cinéma et théâtre et la création pour une version scénique de Welfare qui débute et se déploie. Comme elle l’indique pour lever tout malentendu sur son œuvre, Julie Deliquet se défend pourtant de faire « du théâtre documentaire », préférant nettement « un théâtre documenté qui part d’un lien avec le réel ». Ainsi, c’est une singulière ouverture officielle qui marque d’emblée cette édition du rendez-vous des Festivaliers dont nous rendons compte ici. 

Welfare. La polysémie du mot en anglais est déjà éloquente. Selon le Cambridge Dictionnary par exemple, il désigne à la fois l’aide sociale et la notion de bien-être, établissant un rapport de sens évident entre les deux, suggérant ainsi en filigrane les inégalités qui existent entre les êtres, distinguant ceux qui se retrouvent douloureusement privés de ce bien-être. La sémantique a valeur ici de commentaire. Grâce à ce mot renvoyant à ce désir humain essentiel qui conduit chacun, chacune à vouloir « être bien », on perçoit immédiatement l’engagement, le militantisme derrière l’adaptation théâtrale de Julie Deliquet qui reprend à l’identique le titre du documentaire de Frederick Wiseman. Un geste artistique et politique transposé ici, sur le plateau de la monumentale Cour d’honneur du Palais des Papes. Un geste de surcroît introduit par une minute de silence initiée par la metteuse en scène aux côtés de Tiago Rodrigues, à la mémoire du jeune Nahel. Clair et engagé donc.

L'espace de la scène, "territoire à ciel ouvert" avec les employés et superviseurs du centre : Elaine Silver (Julie André) de dos, Roz Bates (Agnès Ramy) et Noel Garcia (Olivier Faliez) au fond. A droite, le sergent Jason Harris (Salif Cisse)

Tandis que les spectateurs prennent place, après que les célèbres trompettes de Maurice Jarre ont retenti indiquant le début prochain du spectacle, on observe la scène. L’attention est attirée par un homme allongé qui produit un son assez disharmonieux en faisant glisser un archet sur les cordes d’une guitare posée sur lui, côté jardin. Le sol est recouvert d’un revêtement utilisé dans les gymnases et salles de sports collectifs. On voit à plat les formes circulaires des traçages pour les différents jeux, comme une discrète allégorie géométrique de l’enfermement absurde dans lequel les personnages demandeurs d’aide se retrouvent au quotidien, condamnés à recommencer leur parcours les conduisant continuellement d’une administration à l’autre. Des espaliers, de vieilles armoires de vestiaires, des paniers de basket, des matelas de gymnastique s’entassent en un bric-à-brac qui fait sentir que le lieu est aménagé pour autre chose. A cour, une structure métallique supportant des gradins, comme pour les événements sportifs. Comme pour le spectacle vivant aussi, ouvrant la brèche d’une mise en abyme ici en biais par rapport au public. En effet, sur cette structure des personnages attendent et observent ce qui se passe sur le vaste plateau, éclairé d’une lumière clinique. D’autres vont et viennent traversant la scène, portant tous des vêtements des années 70. Cependant, on distingue que certains sont nécessiteux, en besoin de ce « bien-être » vital qui leur fait cruellement défaut. Un des hommes annonce alors un énigmatique « Bon, on va commencer… » attirant l’attention de tous, sur scène et parmi les spectateurs. Ouverture.

Julie Deliquet signale que ce centre d’urgence pour l’aide sociale pauvrement hébergé dans un gymnase est « un territoire à ciel ouvert », « une terre d’accueil ». On objectera que la Cour d’honneur peut bien sûr être un piège vertigineux par sa vastitude invitant à un théâtre plus épique. Même si les personnages se mettent en scène dans une urgence ayant à voir avec leur propre survie, on pourrait craindre qu’on n’ait pas la possibilité de voir distinctement qu’ils se livrent à cœur ouvert, sans pudeur. De fait, leur intimité risquerait d’être absorbée, rendue invisible dans cet espace monstre. Certes, un lieu théâtral plus restreint la soulignera davantage mais de manière tout à fait étonnante les distances d’un bout à l’autre du plateau, le vide environnant, l’éloignement des uns et des autres sans cesse en mouvement, tout cela semble ici rendre étrangement plus accessible cette intimité. Comme si elle était encore plus vive au sein d’un monde effrayant de gigantisme entre tumulte et silence glacé.

 Scène de tension entre Mme Turner (Astrid Bayiha) et le superviseur Sam Ross (David Seigneur). Le sergent Harris intervient (Salif Cisse).

Chaque personnage demandeur d’aide est appelé par les employés et superviseurs du centre. En poussant la voix, chacun, chacune va livrer ses drames, ses empêchements, ses difficultés au quotidien où le fait de survivre n’est jamais garanti. Mme Turner – Astrid Bayiha, mère de quatre enfants et enceinte du cinquième veut que le dossier d’aide sociale soit à son nom et plus à son mari dont elle séparée ; Larry Rivera et Elzbieta Zimmermann – Éric Charon et Alksandra de Cizancourt, sans emploi, sans revenus, sans domicile, ont fait de la prison pour avoir mangé au restaurant sans payer et veulent des chèques pour se nourrir ; M. Hirsch – remarquable Zakariya Gouram – n’a « rien pour vivre (…) rien pour manger » non plus et veut voir un superviseur pour être aidé car le chèque de l’aide sociale a été adressé à un hôtel dont il a été exclu ;

 Le sergent Jason Harris (Salif Cisse) retient Valérie Johnson (Marie Payen). A l'arrière-plan, Cooper (Vincent Garanger)

Valérie Johnson – Marie Payen bouleversante de justesse‑, travailleuse handicapée n’est pas dans le bon service pour recevoir un chèque pour de la nourriture ; Mme Gaskin – Évelyne Didi – et sa fille – Nama Keita – veulent faire rétablir les droits de la vieille femme que le mari hospitalisé ne semble pas vouloir aider ; Lenny Fox – Mexianu Medenou – bientôt à la rue avec son chien, souhaite être relogé ; M. Cooper – Vincent Garanger – aurait été blessé lors d’une agression contre lui mené par des Noirs et semble vouloir qu’on l’écoute dans ses turpitudes aux accents racistes et suprémacistes.

Melle Gaskin (Nama Keita) s'indigne furieusement du sort réservé à sa mère. En fond, Mme Turner (Astrid Bayiha) l'écoute

Tous désespérés.
Tous dans l’urgence. Tous subissant l’hypothèque de leurs droits humains fondamentaux, à commencer par leur dignité qu’ils ont abandonnée pour tenter – seulement tenter – de survivre. Les employés du centre – formidables Agnès Ramy et OIivier Faliez – se débattent avec les contradictions du système d’aide auquel ils appartiennent ; les superviseurs – Julie André et David Seigneur – tentent de maintenir une autorité professionnelle dans les échanges avec les demandeurs, eux-mêmes essorés par un système d’état à bout de souffle et défaillant. Le sergent Jason Harris lui-même – très belle présence de Salif Cisse – est impuissant à empêcher les menaces, vitupérations et débordements y compris contre lui-même en tant qu’homme à la peau noire face à un Cooper provocateur et incohérent. Une débâcle qui n’épargne personne, en somme.

Devant une des façades du Palais, côté cour, Mme Gaskin (Evelyne Didi) observe les autres, assise sur les gradins en métal

Julie Deliquet a laissé à ses comédiens une liberté de champ pour créer et jouer dans « un geste théâtral collectif ». Car il s’agit bien de jouer afin de fictionnaliser l’existence de chaque personnage – comme le bébé de Mme Turner figuré par une marionnette réaliste. De cette façon, les récits de vie, les personnalités fictives permettent l’émergence d’une théâtralité plus à même de faire sentir au spectateur que « tout se passe en direct » et que la fiction est en capacité de traduire plus nettement le réel (c’est d’ailleurs aussi la vérité du roman). Le vertige régulier de la mise en abyme participe de cette dynamique car chaque personnage se met finalement toujours en scène sous les yeux des autres autant que des spectateurs. Citons Valérie Johnson dans ses réponses contradictoires, pour aller dans le sens de son interlocuteur, entre oui et non vides de signification ; le cynisme de Larry Rivera avouant qu’il a été lui-même travailleur social ce qui ne l’empêche pas de se retrouver à la rue ; le cri accusateur de Mme Turner répétant « Vous me torturez ! » contre la superviseuse Elaine Silver ; l’ironie implacable de Mlle Gaskin s’interrogeant : « On fait quoi ? On reste coincé dans ce cercle vicieux ? » ; ou encore les allusions littéraires éclatantes d’à propos de M. Hirsch : « J’attends quelque chose… Godot ? Mais vous savez ce qui se passe dans l’histoire de Godot. Il n’arrive jamais ». Cruelle déconvenue qui sonne comme un avertissement inefficace puisque même sans espoir, chaque personnage reste. Il est si difficile de quitter cet endroit.

Le musicien Thibault Perriard joue John Sullivan, homme hagard qui hante silencieusement le plateau et la façade du Palais et qui fait naître au milieu du spectacle, un authentique moment de grâce en interprétant une chanson au son de sa guitare. À la fin, alors que tous sont sortis, ils reviennent les uns après les autres dans un ballet étrange où chacun, chacune semble loin. Ce sont les sons produits par le singulier instrument actionné par Thibault Perriard qui les accompagnent. Et quand les sons cessent, tous s’arrêtent dans un instant suspendu mais dont on devine qu’il ne peut pas être conclusif. La course du temps qui, absurde, fait se renouveler chaque jour la même galère, s’interrompt-elle jamais ?

Au moment des saluts sous les applaudissements du public, Julie Deliquet entre avec Frederick Wiseman. Ils rejoignent avec émotion les comédiens et techniciens au-devant des spectateurs. Il n’y a alors plus de frontières entre cinéma et théâtre, entre passé et présent. Tous ces artistes semblent nous dire une dernière fois que même si ce à quoi nous avons assisté est fiction, tout est toujours vrai. Et si cette union dans le fait théâtral auquel nous avons tous pris part n’a pas la puissance suffisante permettant un « mieux être » général, il faut reconnaître que cela offre un espoir certain dans notre monde de 2023. Et peut-être aussi un peu de consolation.

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Thierry Jallet
Titulaire d'une maîtrise de Lettres, et professeur de Lettres, Thierry Jallet est aussi enseignant de théâtre expression-dramatique. Il intervient donc dans des groupes de spécialité Théâtre ainsi qu'à l'université. Animé d’un intérêt pour le spectacle vivant depuis de nombreuses années et très bon connaisseur de la scène contemporaine et notamment du théâtre pour la jeunesse, il collabore à Wanderer depuis 2016.

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