Créé il y a bientôt 40 ans par Claudio Abbado, le Gustav Mahler Jugendorchester retrouve ce soir un disciple du maître italien en la personne de Daniel Harding. Ce concert est également l'occasion d'une rencontre de générations avec la présence de la pianiste Martha Argerich dans le Concerto n°1 de Beethoven. On est loin ici du sentiment d'austérité qui pourrait faire passer le respect dû à cette figure tutélaire du piano pour de la vénération aveugle. Parfaitement consciente de son aura auprès du public et des jeunes musiciens, Martha Argerich a l'intelligence de placer sa position de soliste, non comme un point focal d'attention mais bel et bien comme instrument du projet musical à part entière. Il faut voir à ce propos comment elle entre mentalement dans le projet que lui présente l'introduction orchestrale : les poignets animés de gestes fins et les doigts qui phrasent en silence sur les genoux. Harding donne une carrure nerveuse et affirmée à cet allegro con brio, à laquelle répond une douceur du piano qui pourrait faire penser à une tentative d'apaisement. La phrase ne s'épanche pas au-delà du raisonnable, bousculée par des coups de griffe et des resserrements dans les fins de phrase qui pointent une volonté de prendre l'ascendant. Argerich ménage les effets en mordant légèrement sur une réponse de l'orchestre, comme si l'envie d'en découdre prenait le pas sur le strict respect de la pulsation. Impossible au fil du largo de se défaire de l'idée que la battue passe inconsciemment du podium au clavier. On admire ici la capacité du piano à influer et moduler le chant général par la seule densité du chant. Comme souvent, c'est dans les bis que se révèlent l'esprit et l'humeur de l'interprète, comme ce surprenant enchaînement entre la première pièce des Scènes d'enfants de Schumann (Von fremden Ländern und Menschen) avec la Gavotte de la 3e suite anglaise de Bach. Argerich dessine à main levée un Schumann à la manière d'une méditation secrète dont elle seule possède la clé. La circulation du volume qui nait de l'absolue maîtrise du poids des mains produit un legato à fleur de clavier que vient souligner l'art sidérant de la pédale comme résonateur capable de colorer la ligne. La Gavotte est parcourue d'effets comme ce fabuleux glacis qui tel une aura enveloppe la reprise du thème et le faisant résonner tantôt au premier plan, tantôt en fond de scène.
Daniel Harding donne de la 7e Symphonie de Beethoven une traduction directement inspirée de "l'apologie de la danse" dont parlait Wagner. Tout ici est vif et musculeux, tel ce Poco sostenuto vivace qui ne s'embarrasse pas de nuances, avec une battue prenant le discours à bras-le-corps sans chercher à régler dans le détail les délicats équilibres. À l'écoute, les cordes résonnent avec une opulence qui peut faire regretter que les cuivres ne soient pas doublés. Certaines phrases à la petite harmonie sont noyées dans une énergie globale qui vise explicitement à surdimensionner le caractère volontaire du matériau. Le début de l'allegretto est curieusement découpé en une suite de cellules, qui oblige l'orchestre à un effet de surplace qui peine à déployer le thème sur toute l'étendue de la grande ligne. Le crescendo a déjà atteint son maximum bien avant le tutti de la 3e variation, ce qui limite l'effet du fortissimo mais permet de ménager la transition vers un presto en forme de double scherzo bondissant et éruptif. Le chef anglais ne ménage pas sa peine pour libérer tout le potentiel du maelström de l'allegro con brio et l'orchestre se jette tête la première dans les méandres de la coda, pour la plus grande joie du public.
Le lendemain, c'est au tour de l'Orchestra dell'Accademia Nazionale Di Santa Cecilia de prendre place sur la scène de la Grange au Lac avec un puissant 2e Concerto de Prokofiev interprété par Alexandre Kantorow sous la direction de Tugan Sokhiev. Puisant dans l'andantino initial dans le contraste des deux thèmes paradoxaux, le pianiste français donne une fois de plus la démonstration d'une maîtrise remarquable dans la souplesse des accords et une ligne qui jamais ne cède au brio percussif. Les mains qui balaient toute l'étendue du clavier dans le scherzo vivace mais sans jamais comprimer l'énergie ou laisser entendre un héroïsme mal placé, avec un orchestre qui minimise lui aussi le recours aux grands effets pour écraser la ligne du soliste. La coda de l'intermezzo (allegro moderato) donne l'occasion de vérifier l'extraordinaire palette de timbres de l'orchestre italien, avec une urgence communicative qui pousse Kantorow à sortir de ses gonds et sublimer dans le final Allegro tempestuoso un phrasé tout en abattage et en ivresse. L'élégance et le raffinement des deux bis font redescendre la tension avec notamment la superbe 6e Canción y Danza de Federico Mompou où la main gauche détaille ces séries d'harmonies tassées dans le registre grave ainsi que la large respiration de Litanei S.562 de Liszt d'après un lied de Schubert.
La soirée se referme avec une lecture très sanguine de la 5e Symphonie de Tchaïkovski où Sokhiev allonge les accents et force le trait pour marquer le caractère. Rien d'outrancièrement dépressif ou nostalgique dans un Andante – Scherzo initial mais toujours cette carrure tenue et volontaire qui pousse parfois l'orchestre à la limite de son expressivité. Dans l'Andante cantabile, de menues tensions apparaissent dans le solo de cor avec, dans les cordes, des interventions qui peinent à se libérer pour chanter plus librement et plus largement. La maestria roborative du final viendra faire oublier ces quelques réserves, au prix d'un équilibre général qui privilégie souvent le volume sur l'absolue précision. Sur ce point, ni le Salut d'amour d'Elgar ni surtout une Danse russe de Casse-Noisette portée à ébullition, ne viendront apaiser le discours et le côté spectaculaire de la projection.