Il s’agit d’abord de mémoire. Des pièces précédentes comme La constellation consternée, Trois décennies d’amour cerné, La jeune fille et la mort, Lied Ballet ou Avant toutes disparitions, il s’agit selon les mots de Thomas Lebrun d’en convoquer le souvenir, d’observer « quels sont les gestes qui nous sautent au corps, à la mémoire, aux yeux. Comment partager des soli écrits pour soi avec les collègues qui l’ont vu dansé tant de fois, quelque part offrir une partie de son intimité artistique. Comme un paysage qui défile et dont les images arrêtées nous échappent, traverser une nouvelle partition chorégraphique créée de partitions vues, connues et parfois déjà lointaines, pour créer une nouvelle écriture commune, portée par l’œuvre musicale forte, bien que minimaliste, pour orgue et voix de Philipp Glass, Another look at harmony ».
Et c’est bien au fruit de cette recherche et de ce questionnement que nous assistons ; le nouvel opus de Thomas Lebrun n’est pas une compilation de ses anciens spectacles, loin de là, il apparaît presque comme un manifeste de sa recherche chorégraphique, identifiable entre autre à ces gestes infimes qui dévoilent en un minuscule instant toute l’intimité des corps en présence. Rien d’autre d’ailleurs ne semble compter dès le début du spectacle que le geste, la quête et la restitution du geste, tant le travail sur l’absence de regard des trois danseurs frappe le spectateur. Magnifique prouesse qu’il faut leur reconnaître, cet abandon du regard au service de corps qui interrogent leur propre mémoire.
« J’aime écrire la danse et j’aime ces corps qui racontent, ces corps porteurs d’histoires, les leurs mais aussi celles des autres. Ou encore, quand ils ne savent pas toujours très bien ce qu’ils disent…
Ce que je sais, simplement, c’est qu’ils dansent complètement vrai. Ils n’incitent pas de questionnement sur cet état de danse, cet état privilégié de n’être personne qu’un corps qui raconte, c’est-à-dire de n’être positivement qu’un corps habité par ses mémoires. C’est quand on danse qu’on atteint ça, je le pense tout à fait quant à eux. C’est là qu’ils nous disent des choses intimes ».
On comprend ainsi aisément la résonnance avec Duras dans l’intention de celui qui se considère comme un « écrivain des corps »…
Le premier mouvement du spectacle met en scène les trois danseurs « historiques », deux corps féminins et un masculin qui évoluent à l’unisson, chœur de chair qui se forme et se déforme dans un espace limité, un plateau sur le plateau, êtres désincarnés jusqu’au sublime qui portent chacun le souvenir du geste et de l’histoire commune mais également l’intimité de leur propre histoire. Au cours de cet élan, chacun aura son « accident », s’échappera du trio avant de le rejoindre, sans que jamais on ne sache si l’acte est délibéré ou malheureux. Des corps à la fois nerveux et précis mais aussi fragiles et désorientés. Comme la mémoire. Et cette mémoire, peut-être doit-elle vivre dans d’autres corps que le leur.
C’est alors un quatrième corps (le jeune danseur Maxime Aubert, rencontré à l’école supérieure du CNDC d’Angers) qui entre en scène pour être le réceptacle de ces gestes à sauver, à renouveler. C’est alors aussi que le regard change, accueille, accompagne cette transmission de la danse. Le solo du danseur est particulièrement émouvant, jeunesse fougueuse qui se démène pour honorer la confiance et l’héritage de ses ainés, on se dit que dans cette dramaturgie là aussi le chorégraphe raconte son art, sa volonté de laisser lui aussi des gestes hérités, renouvelés, regardés autrement.
Enfin le quatuor final propulse la pièce vers un ailleurs nouveau et familier. Familier parce que le spectateur connait ces corps, les a rencontrés depuis presqu’une heure et que la musique de Philippe Glass marque la continuité. Mais nouveau parce que la mémoire transmise ne peut être figée, elle ne se déploie que vivifiée et repensée. Et quelle belle métaphore que nos trois danseurs qui viennent retrouver le quatrième après son solo, en nage, alors qu’eux ont un peu récupéré, se sont changés et viennent accompagner une relève qui finalement leur rend hommage …
Another look at memory est un spectacle hypnotique, sans doute parce qu’humble et lumineux dans son propos, porté par des danseurs qui parviennent magnifiquement à incarner les mots de Duras qui ont accompagné cette création : « Et puis ce que vous mettez dans le livre, ce que vous écrivez, c’est ce qui sort de vous, qui en passe par vous plutôt. Puisque c’est ça en définitive le plus important de tout ce que vous êtes. Vous ne pouvez pas faire l’économie de ça. »