Danses non humaines
S
pectacle de Jérôme Bel et Estelle Zhong Mengual
Créé en automne 2023 au Louvre, Paris.
Interprété par Gaspard Charon, Chiara Gallerani, Elisabeth Schwartz, Lisa Vilret, Stéphanie Aflalo

Costumes
les danseurs et danseuses
Régie générale
Maxime Kurvers 
Conseil artistique et direction exécutive R.B. Jérôme Bel
Rebecca Lasselin
Administration
Sandro Grando

Avec les chorégraphies :
Entrée du Soleil par Gaspar Charon
Water Study d’Isadora Duncan (1877–1927)
Le Lac des Cygnes, Lev Ivanov (1834–1901) et Marius Petitpa (1818–1910)
Danse Serpentine de Loïe Fuller (1862–1928)
Nelken (1982) de Pina Bausch (1940–2009)
The Siberian Cranede Sergiu Matis (1981)*
Lion’s Vocabulary de Xavier Le Roy (1963)

Production
R.B. Jérôme Bel
Coproduction
Festival d’Automne à Paris, Musée du Louvre, Centre national de la danse, Fonds de dotation du Quartz–Scène nationale de Brest, Maison de la danse de Lyon, Pôle européen de création, R.B. Jérôme Bel
Avec l’aide de la Ménagerie de Verre (Paris) pour la mise à disposition de ses espaces de répétitions

Remerciements 

à Sébastien Allard, Cédric Andrieux et Raphaëlle Delaunay/CNSMDP, Carolin Brandl/Choreographing Politic au Bode-Museum (Berlin), Salomon Bausch, Ismaël Dia et Annette Reschke/Pina Bausch Foundation, Ana Janevski/MoMA, Laetitia Dosch, Valérie Dréville, Claire Le Gouic, Baptiste Morizot, Madeline Ritter

R.B. Jérôme Bel reçoit le soutien de la Direction régionale des affaires culturelles d'Île-de-France – ministère de la Culture
Jérôme Bel est artiste associé au Quartz – scène nationale de Brest, à la Comédie de Caen CDN de Normandie et au CN D.

 

Stockholm, Confidencen, Dimanche 22 septembre 2024, 16h 

Danses non-humaines, le spectacle de Jérôme Bel créé à l’automne 2023 au Musée du Louvre, et donné cet automne à Stockholm dans le théâtre baroque de Confidencen, permet outre la question très explicite des rapports entretenus dans la danse occidentale entre l’homme et la « nature », d’aborder la question de la muséographie du spectacle vivant. Comme à son habitude, Jérôme Bel questionne aussi le discours, ici en invitant à co-créer son spectacle l’historienne de l’art Estelle Zhong Mengual et, encore plus, lors d’une tournée de sa Compagnie, évitant les voyages en avion pour des raisons écologiques, en faisant jouer (et danser) le rôle d’Estelle Zhong Mengual par une actrice.

Jérôme Bel aime les concepts et les discours sur la danse. On se souvient d’un Show Must Go On 2 (2004), déceptif comme disaient les Inrocks, où les attentes d’un spectacle, Show Must Go On (2001) avec danseurs, DJ et chansons pop, étaient singulièrement déçues : danse-non dansée (refus d’une danse qui est une autre danse, le mouvement fonctionnaliste en quelque sorte) d’un duo déplaçant à l’envi sur la scène des feuilles pliées en 2, chacune portant l’un des mots du titre. Déplacements, permutations, créations de sens alternatif jusqu’à l’épuisement. On se souvient d’un Jérôme Bel goguenard, recueillant avec plaisir autant les  vivats d’un public acquis (et invité) que les huées des spectateurs (payant leur place et ayant fait un long voyage) pour cet anti-spectacle.

Ici, il s’agit de revisiter l’histoire de la danse contemporaine via quelques pioches dans un vaste répertoire et d’illustrer les tentatives, les impasses et les réussites dans l’expression des figures non humaines. La tâche est évidemment trop vaste mais il s’agit avant tout de, comme on l’a dit, piocher, regarder, commenter et, surtout, prendre du plaisir à la représentation de figures du spectacle vivant. On connait tous les mouvements de Water Study d’Isadora Duncan (1877–1927) et la Danse Serpentine de Loïe Fuller (1862–1928), voire, pour les plus jeunes, Nelken Line (1982) de Pina Bausch (1940–2009) par la vidéo, les livres ou les cours mais peu ont pu les voir sur scène. Et c’est ici que Jérôme Bel est très pertinent par la représentation de la représentation, mise en scène par la conférence, elle-même mise en scène.

On apprécie donc autant la danse-non dansée de la comédienne Stéphanie Aflalo jouant le rôle d’Estelle Zhong Mengual : performance de rythme dans le parler et de danse dans la gestuelle à la fois compassée, rituelle et légèrement outrée de la conférencière-actrice. Le pont avec les gestes minuscules et précis de Pina Bausch se fait ici jour.

Représentation de la représentation plutôt que recréation muséale donc mais aussi nouveaux regards, mis en scène par le truchement de la conférencière qui permet de souligner tel ou tel geste, de l’expliciter, de le sortir de sa représentation (le lac des cygnes : décomposition/dissection des gestes de l’expression des cygnes) voire de le répéter. Pour l’illustration mais aussi pour le plaisir. Et le plaisir du spectacle vivant pour lequel répétition n’est jamais décalque parfait.

Montrer/Danser

Il s’agit aussi par l’entremise de la représentation des représentations de la Cie Jérôme Bel de donner à mieux voir par la contemporanéité des danseurs (de tous âges), la beauté du geste au-delà de sa performance. Ainsi la recréation de l’Entrée du Soleil par Gaspar Charon, un temps dansé par Louis XIV (chorégraphie non conservée), ici en costume contemporain (quasi jogging MAIS chaussures à talon baroques) permet de mieux voir l’apparente facilité et les difficultés de la danse de cour. Le regard est distancié par le costume contemporain et porte davantage sur le geste.

De même, faire danser Water Study par une danseuse âgée mais toujours agile, Elisabeth Schwartz, spécialiste d’Isadora Duncan, voilà qui crée de la distance et fait « ressortir l’être intérieur exprimée par la chorégraphie », dixit Estelle Zhong Mengual.

Il y a donc dans cette pseudo-conférence muséale quelque chose qui disjoncte régulièrement, qui prend du relief. Comme Nelken Line de Pina Bausch, geste du cycle des saisons qui passent, explicité puis dansé par l’interprète (dans ce qui me semble être une parodie contemporaine de la robe longue brillante, dans un alla Pina plutôt que dans la reconstitution fidèle), qui va rechercher en zigzaguant sur scène un nouveau danseur à chaque passage près des coulisses, entraînant y compris la conférencière dans le jeu. Jeu qui va jusqu’à sortir de scène pour exploser les barrières entre l’espace scénique et celui des spectateurs.

Il y a des choses explicitées et trop explicites (la difficile représentation du cycle des saisons dans un monde au climat devenu incertain…), d’autres plus fines ont été uniquement esquissées  : comme l’abolition des frontières interprètes/rôle, scène/salle de Pina Bausch, la disparition du corps de l’interprète dans Danse Serpentine de Loïe Fuller absorbé par les drapés et, ici, en écho avec la conférencière sur scène qui, par moment, tourne le dos au public (avec sa blouse, elle aussi lâche et rappelant très vaguement le costume de Fuller) dans sa chorégraphie de mouvement de conférencière.

Sujet : la disparition du sujet

On voit bien qu’il y a le discours et la représentation et que l’une dit autant voire plus que l’autre. Méfions-nous des discours, méfions-nous du spectacle ! Encore de la politique, toujours de la politique.

Pourtant les discours sont prééminents aussi chez Jérôme Bel, y compris dans ses choix : The Siberian Crane de Sergiu Matis (1981), performance qui est aussi un discours sur la disparition des grues. Aussi important que les mouvements évocateurs des animaux mais aussi des chamans qui miment ces oiseaux. Et le discours d’Estelle Zhong Mengual de nous rappeler que la danse peut-être aussi conservation d’une espèce qui disparaît… Avec en sous-texte implicite (la conférencière ne parle que de la grue), la disparition de l’homme.

Enfin, dernière évocation, dernière mise à nu d’un discours : Lion’s Vocabulary de Xavier Le Roy (1963), avec une troupe à poil((n’y voir aucun rapport avec l’œuvre de Philippe Katerine)) (y compris l’actrice/conférencière/actrice) retrouvant le mouvement des félins en groupe. C’est une plongée dans le temps long, l’improvisation aussi peut-être, le refus d’une beauté orchestrée pour une reconstitution quasi documentaire. Là encore, on remarque une distanciation avec le discours, car ce n’est qu’une autre façon pour l’homme d’imiter la nature, pas si éloignée de celle du lac des cygnes tant décriée quelques minutes auparavant. Mais en tout cas, une belle étude de corps, de différents âges, avec différents travaux sur eux, tous unis dans le don de soi, sans fard ou si peu.

Au final, une belle plongée dans la représentation de la représentation et une vraie joie de profiter d’un répertoire in vivo, documentaire et vraiment vivant, avec un regard assez ironique sur la production de spectacle mais sans cracher totalement dans la soupe.

Dernier détail qui n’en est pas un, représenter ce spectacle dans l’un des théâtres baroques les mieux conservés d’Europe, à Confidencen((Dansens Hus, la maison de la Danse, est en réfection et propose des spectacles hors les murs)), double de celui de Drottningholm, bien connu des baroqueux, joue des effets de miroirs chers à l’époque et aux productions muséales dans un lieu qui est lieu de spectacle vivant et musée.

Jérôme Bel et Estelle Zhong Mengual

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Guillaume Delcourt
Il collabore, en amateur revendiqué, depuis les années 2000 à divers médias, de la radio associative à la programmation et l’organisation de concerts, festivals et happenings (Rouen, Paris, Stockholm) dans les champs très variés de la musique dite alternative : de la pop à la musique électro-acoustique en passant par la noise et la musique improvisée. Fanziniste et dessinateur de concerts, ses illustrations ont été publiées dans les revues Minimum Rock n’ Roll et la collection Equilibre Fragile (revue et ouvrages) pour laquelle il tient régulièrement une chronique sur la Suède. Il contribue, depuis son installation sous le cercle polaire, en 2009, à POPnews.com, l’un des plus anciens sites français consacrés à la musique indépendante. Ces seules passions durables sont À La Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust, les épinards au miso et la musique de Morton Feldman. Sans oublier celle de Richard Wagner, natürlich.

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