Vue d'ensemble
Dans l'intense programme 2021–2022 figure la nouvelle production d'Askungen (Cendrillon), confiée à la chorégraphie de Tamara Rojo et dans des décors et costumes de Christian Lacroix. Danseuse espagnole au grand succès et au vaste répertoire, Tamara Rojo a fait preuve d'une grande compétence au cours de la dernière décennie à la direction artistique de l'English National Ballet, qu'elle a relancé sur la scène internationale notamment grâce à l'arrivée de grandes étoiles et à l'ouverture du répertoire à des collaborations internationales (dont celle avec Akram Khan, créateur d'une mémorable Giselle dont Rojo est la protagoniste), au point que cette année, Tamara Rojo est devenue directrice artistique du San Francisco Ballet. L'année 2022 est donc une année de bouleversement pour Rojo, non seulement en raison du déménagement de Londres à San Francisco, mais aussi parce qu'elle a présenté ses deux premières chorégraphies : Raymonda à l'ENB (une sorte de "cadeau d'adieu" évidemment) et cette Cendrillon pour Le Ballet Royal de Suède.
Askungen/Cendrillon, Kungliga Baletten : à l'orphelinat.
Rojo lie la célèbre trame au contemporain : la protagoniste est une jeune réfugiée qui arrive de la mer, petite sirène moderne en quelque sorte, retrouvée par deux policiers qui la remettent à un orphelinat dirigé par une femme, la marâtre (inutile de le dire), qui est tyrannique avec les jeunes réfugiés, avec ses filles disgracieuses.
L'intrigue du conte de fées se retrouve : Il y a une fille rêveuse et bonne, obligée de faire les travaux les plus pénibles et même harcelée, il y a un bal donné par une reine veuve pour encourager au mariage son fils mélancolique, héritier du trône, il y a une fille mystérieuse qui arrive au bal et gagne le cœur du prince, il y a une pantoufle qui se perd sur le coup de minuit, et ainsi de suite jusqu'à une double fin, où le prince retrouve sa dulcinée (et ils vécurent heureux jusqu'à la fin des temps) mais aussi Cendrillon retrouve son père, réfugié et paria, devenu alcoolique et clochard (et ils vécurent tous heureux jusqu'à la fin des temps). Les deux actes ont pour toile de fond des images très évocatrices de Stockholm, dont la silhouette s'étend sur la mer avec ses vieux bâtiments et les toits pointus des églises et des clochers.
La chorégraphie, aidée par la dramaturgie de Lucinda Coxon, reste classique mais est habillée d'allusions empruntées au contemporain, grâce aux costumes appropriés de Christian Lacroix (à qui l’ont doit aussi tant de costumes au théâtre), particulièrement réussis et fascinants ceux des quatre employés de l'orphelinat qui se transforment en quatre saisons pour aider Cendrillon.
La scénographie, toujours signée Lacroix (avec Tobias Rylander, qui a signé des éclairages très réussis), est très juste et élégante, caractérisée par un grand toit qui permet les changements de décor mais qui, en même temps, donne l'idée d'un couvercle, comme si l'histoire racontée prenait vie à l'intérieur de la boîte à souvenirs.
Sur la photo : Madeline Woo (Cendrillon)
Haruka Sassa est une Cendrillon idéale qui sait bien rendre les intentions chorégraphiques de montrer une condition sociale différente entre elle et le prince (excellemment interprété par Calum Lowden), ce qui ne les empêche pas de se rapprocher grâce à un amour spontané, sincère et total ; les deux danseurs abordent le pas de deux complexe du deuxième acte de manière admirable tant du point de vue technique que du contenu. La marâtre de Nathalie Nordquist, étoile du Ballet royal de Suède, a suscité des applaudissements particulièrement nourris de la part du public local. Grotesques mais jamais excessives sont les deux demi-sœurs, Alessa Rogers et Mayumi Yamaguchi. Les deux policiers, Jonatan Davidsson et Ethan Watts, sont particulièrement drôles. Dans leur rôle, les quatre orphelins, qui se reflètent pratiquement les uns dans les autres pour donner l'idée d'un nombre incalculable d'orphelins : Kisa Nakashima, Julien Keulen, Kirill Monereo de la Sota et Danielle Rosengren. Les interprètes des quatre saisons se sont distingués par leur importance dans l'histoire et le soin apporté aux mouvements : Le printemps est Emily Slawski, l'été est Daniel Norgren-Jensen, l'automne est Jérémie Neveu et l'hiver est Taylor Yanke. Jeannette Wren est une reine mère hautaine et digne. Des membres du Ballet royal de Stockholm complètent la distribution avec style, dans la grande tradition locale.
Sur la photo : Gianmarco Romano (Le Prince)
Succès complet et mérité de la représentation, grâce aussi à l'accompagnement impeccable de l'orchestre du Kungliga Operan dirigé par Gavin Sutherland, qui a rendu à la perfection les pages de Prokofiev, une partition dans laquelle on sent que le compositeur est marqué par la guerre et par la mauvaise santé, mais aussi une partition pleine de pathos et d’émotion, pleinement du XXe siècle. Le maestro adhère manifestement au projet chorégraphique avec une grande conviction : en effet, c'est lui aussi qui avait orchestré la partition d'Adolphe Adam pour la Giselle d'Akram Khan à l'English National Ballet, dans laquelle Tamara Rojo était elle-même la vedette, et l'affinité entre les deux artistes vient donc de loin et se trouve ici consolidée.
Le théâtre était plein à craquer, un véritable triomphe du public avec tonnerres d'applaudissements à vue pendant la représentation et, en particulier, lors du final.
Sur la photo : Madeline Woo (Cendrillon) et Gianmarco Romano (Le Prince)