L'immense cadre de scène a troqué le célèbre plus grand rideau du monde pour une toile transparente sur laquelle se bousculent des visages et perspectives aux couleurs chaudes comme échappées d'un tableau expressionniste, entre Cabinet du docteur Caligari, Max Beckmann ou George Grosz. Cette ambiance de catastrophe imminente au parfum d'Allemagne de l'entre-deux guerres donne au palais du Duc de Mantoue des allures crépusculaires et viscontiennes. Le décor de Michael Yeargan apparaît dans un jeu de lumières, masse cubique qui pivote sur elle-même en dévoilant dans l'interstice de ses hautes ouvertures un intérieur écarlate fait de marbre et de velours. Ce volumineux décor joue la carte de l'efficacité et de la lisibilité avec ce qu'il faut de sage abstraction pour ne pas tomber totalement dans le carton-pâte. Cet espace massif est placé sur une tournette centrale qui libère sur les côtés les lignes de fuite qui montrent les ruelles par lesquelles se glisse Rigoletto et les courtisans. L'arrière du cube servira, pour l'essentiel, à la scène chez Sparafucile avec comme élément dynamique, les éclairages de Donald Holder qui tantôt effleurent les surfaces pour en dégager l'aspect lugubre, tantôt magnifie les ors et le pourpre.
Le drame de Hugo trouve ici une expression très grand format qui donne des caractères et des personnages un aspect monolithique par le fait d'un jeu d'acteur qui souligne tantôt par le geste, tantôt par les mimiques et les œillades, une trame théâtrale tout entière construite sur l'expression des sentiments et du drame. La mise en scène de Bartlett Sher met en avant le personnage de Rigoletto axé sur une carrure physique paradoxalement musculeuse et de guingois, amalgame de bossu de Notre-Dame et d'ogre de conte en redingote grotesque, pantalon rayé, haut de forme et fraise noire. Avant qu'il ne prononce le premier mot, on lit clairement sur son visage la fissure psychologique du bouffon condamné à faire rire ses maîtres et futurs bourreaux, mais aussi le père protecteur miné par son amour pour sa fille et la douleur de la voir se jeter dans la gueule du loup. Il ne manque pas un bouton de manche au noble aréopage de la cour de Mantoue, mélange d'aristocrates d'opérette duquel sortent parfois quelques figures pittoresques. Le Duc passe du modeste complet de Gualtier Maldè à une tenue flamboyante de cérémonie qui pourrait par opposition faire de Gilda une cousine de Cendrillon ou Sissi l'impératrice. Car c'est bien cette veine cinématographique grand public qui est exploitée ici, et qui augmente la douleur de voir le destin de la jeune fille se précipiter dans un écrin proche d'un musical de Broadway – pauvre petite fille tuée de façon sordide, à la fois victime expiatoire (et involontaire) et objet d'une vengeance en forme de quiproquo.
Une large partie du plateau est à l'image de cette approche très illustrative, sans trop d'arrières plans psychologiques pour pouvoir éventuellement imaginer des personnages à l'épaisseur plus dense et plus complexes que ces caractères bien définis. Ainsi, le rôle-titre tenu par Quinn Kelsey, voix puissante et aguerrie (il chante là sa 17e production de Rigoletto !) mais dont l'expression pâtit d'une relative neutralité dans la façon de nuancer et de phraser. Après un Si, vendetta bien campé et solide, le Cortigiani, vil razza dannata fabrique une émotion un peu passe-partout et tourne rapidement à la démonstration technique. Le duo V'ho ingannato, colpevole fui ne manque pas d'allure mais la douleur n'est jamais réellement palpable au moment où la mort vient lui ravir Gilda.
Stephen Costello est un Duc explicitement sûr et narquois mais la voix passe sans s'arrêter sur les modulations du Della mia bella incognita borghese, comme s'il abattait déjà ses cartes et révélait par avance le séducteur roué et hâbleur. On admire les tenues et le passage à l'aigu dans Questa o quella per me pari sono, étourdissant de brio mais très monobloc dans la façon de rendre l'émotion dans la donna è mobile.
En contraste total avec ces voix puissantes mais peu incarnées, la Gilda de Erin Morley est la grande triomphatrice de la soirée. Elle prend le pari gagnant d'une ligne qui attachée à la variation continue des affects mais sans l'affectation qui prive ses collègues de toute émotion réelle. Avec le sentiment pour seul guide, elle plie sa jeune voix aux longs portamentos dans Gualtier Maldè… Caro nome, avec des aigus qui percent à la surface telles des acmés d'une facilité absolument déconcertante et qui méritent à eux-seuls la belle standing-ovation au baisser du rideau. La jeune fille fait entendre dans le III la blessure de la femme amoureuse et trompée, qui choisit délibérément de s'offrir à la lame de l'assassin pour laver son honneur et celui de son père.
On ne saurait laisser sous silence l'airain formidable et terrifiant du Sparafucile de Ante Jerkunica qui s'impose son personnage avec une autorité extraordinaire et compose avec la Maddalena de Yulia Matochkina un couple diabolique, sans oublier aussi le robuste Monterone de Craig Colclough. L'ensemble des seconds rôles méritent des louanges, avec l'ombrageuse Giovanna de Edyta Kulczak, la belle spontanéité de la Comtesse Ceprano de Chanáe Curtis ou le Marullo très incarné de Jeongcheol Cha. On réservera une mention spéciale au Chœur du Metropolitan Opera qui semble taillé à la mesure de ce drame sur fond de dérision. Au balancement badin du Scorrendo uniti répondent les interventions de la scène de l'enlèvement, avec une cohérence et une variété d'accents confondante de naturel et d'élégance.
Assurant en parallèle des représentations d'Akhnaten celles de Rigoletto où elle a été appelée à la dernière minute, Karen Kamensek démontre tout au long de la soirée des qualités de musicienne qui vont au-delà de la simple maîtrise technique. Il faut entendre la façon dont elle détache la fin de la strette et l'intervention du chœur à la fin du Oh tu che la festa audace hai turbato ou bien les changements de nuances, les cordes volubiles dans le ressac implacable de Cortigiani, vil razza dannata… Sa direction surprend et vivifie une scénographie parfois en panne d'idées. Les effets et les contrastes qu'elle obtient de l'Orchestre du Metropolitan Opera magnifient les moments où le tension culmine et où la ligne dramatique plonge l'auditeur au cœur de l'émotion.