Dans notre article précédent sur le Rigoletto lyonnais nous évoquions les éléments qui avaient fait de l’opéra de Verdi un opéra de cirque pour ténor en mal d’aigus, et une œuvre qui avait fini par être dénaturée par le système de répertoire.
En voici l’illustration.
Pour un théâtre comme l’Opéra de Vienne, il y a forcément des opéras tiroir-caisse, et Rigoletto en est un : la salle est pleine, il y a beaucoup de jeunes, en groupes, beaucoup de touristes aussi, en témoignent les selfies nombreux, et l’absence de règles sanitaires (plus de contrôle de pass sanitaire sinon l’obligation du FFP2 en salle) a sans doute débloqué un public réticent à affronter les divers contrôles des mois précédents. Mais en Autriche comme ailleurs, le Covid court toujours et a décimé les Gilda, et chaque jour apporte son lot de remplacements, mais l’Opéra de Vienne est bien entraîné, c’est l’avantage aussi du système de troupe et de répertoire, le revers positif de la médaille.
De la mise en scène de Pierre Audi, nous parlerons peu : c’est un cadre assez lâche où les différentes distributions qui alternent peuvent facilement se lover, sans complications, avec tous les gestes les plus habituels, il n’est point besoin de se poser trop de questions, un contre ré par-ci, un do par-là, et le tour est joué.
Le décor de Christof Hetzer installé sur une tournette, donne quelques ambiances au milieu d’arbres morts, de quelques brumes, palais du duc avec un escalier monumental, maison de Rigoletto avec chambre de Gilda dans une cage suspendue (quel symbole !) et maison de Sparafucile qui ressemble à un fût de fusée mal retombé sur terre. Les grands gestes soulignés par de grandes ombres, les mouvements du chœur qui monte et qui descend, qui chante et danse (chez le duc). Rien à tirer, c’est assez pitoyable, mais c’est à ce prix qu’on tient des années (bientôt dix ans) sans désemplir : Pierre Audi a montré en d’autres lieux qu’il pouvait être un metteur en scène plus intéressant, il montre ici un travail alimentaire pour un titre tiroir-caisse : le public vient, et il est donc inutile de se labourer trop la cervelle.
Musicalement, la fosse est confiée à Marco Armiliato, bon chef que j’ai pu largement apprécier à Vienne et ailleurs dans d’autres titres. Ici au contraire, s’il tient la fosse impeccablement – il est populaire à Vienne, il ne va pas plus loin que soutenir les chanteurs y compris dans leurs désirs de briller qui finissent par faire plouf, ou pschitt, et assurer que l’ensemble tienne en équilibre. Donc pour le plus grand plaisir du public, ça dzim boum boum et ça pa pa pa, c’est sonore, il y a des effets, et tout le monde est content. Chacun joue sa partition et surtout, personne ne va chercher trop à couper les cheveux en quatre et à s’interroger sur la nature de ce que l’on chante.
Le chœur de la Staatsoper dans ces titres historiques (depuis 1871 au répertoire…) est dans son élément, ça fonctionne bien et les morceaux de bravoure sont parfaitement en place, dont le fameux Scorrendo uniti remota via tellement aimé des publicitaires (au début du deuxième acte) ou le chœur des conspirateurs Zitti, zitti moviamo a vendetta, à la fin du premier acte quand Gilda est enlevée. Il est toujours amusant de constater comment la musique de Verdi, dans Rigoletto comme ailleurs (Ballo in maschera, Simon Boccanegra) traite avec distance et ironie les conspirateurs. Qu’on ait pu faire de Scorrendo uniti remota via un air pour vendre (je crois) du jambon en dit long.
Du côté des chanteurs, Vienne est évidemment une grande maison, cela veut dire une troupe et des rôles secondaires bien assurés, aussi bien Michael Arivony (Marullo), Angelo Pollak(Borsa), Johanna Wallroth (Contessa di Ceprano), membres du studio, que Markus Pelz (Ceprano), Ileana Tonca (le page) ou Michael Wilder(l’huissier). Le Monterone de Attila Mokus tient la route, sans avoir tout à fait la voix sombre et sonore du rôle qui rappelons-le est celle d’un Commendatore de Don Giovanni autant que Isabel Signoret (Giovanna) et Noa Beinart, un peu légère pour Maddalena, mais elle est bien le personnage. Solide aussi le Sparafucile de Evgeny Solodovnikov, qui obtient un vrai succès (même si on lui préfèrera le timbre plus italien et plus en phase avec le rôle de Gianluca Buratto à Lyon).
Le duc, c’est Francesco Demuro, qui est la vraie déception vocale de la soirée : voilà un chanteur qui a toujours été élégant, avec un joli timbre, suave, léger, mais bien projeté – on se souvient de ses Fenton toujours très réussis, voilà aussi une voix impeccablement adaptée au rôle, avec la couleur belcantiste voulue. Tous les atouts dans la voix, et voilà qu’au terme de cadences et de variations, il se lance dans un contre ré bémol tenu au-delà du raisonnable, et donc qui finit par bouger, et devenir difficilement supportable au point qu’il est fortement hué par des membres de l’assistance, pareil au dernier « donna è mobile » qu’entend Rigoletto avant de soulever le sac qui contient sa fille, moment dramatique où la musique ne réclame pas d’histrionisme et Demuro néanmoins se relance dans l’aventure de l’aigu risqué, tenu et tenu et tenu à vous dégoûter à tout jamais des aigus t des ténors, où la voix devient vilaine et perd son homogénéité. Le résultat, ce qui pouvait être un duc dans le ton devient un duc de cirque, sans intérêt et lancé dans les histrionismes traditionnels sans en avoir les moyens, parce qu’il porte la voix à ses limites dans le style « vous allez voir ce que vous allez voir » … Et on a vu et hélas entendu. Ce qu’on se demande aussi c’est pourquoi le chef en fosse a laissé courir ce risque et a permis ce cirque ?
Aida Gariffulina a la silhouette fragile de Gilda et la voix émouvante aussi. Elle est arrivée de Moscou au terme d’un périple imposé par les circonstances qu’on connaît, et elle assure l’essentiel du rôle avec la tendresse et la fraîcheur voulues : c’est une belle Gilda, qui conduit le rôle à son terme avec un menu accident de parcours d’un suraigu « calé » et qui vire à un problème de justesse, mais là c’est un détail, un accident qu’on pardonne volontiers parce qu’il y a le style, la présence, et aussi l’incarnation. Et même si l’auditeur frustré que je suis sait que Lisette Oropesa qui a ces mêmes qualités, avec en plus le rendu d’une voix plus assise, a chanté la représentation précédente, ne faisons pas les difficiles : Aida Garifullina était à sa place, et elle a mérité le grand succès remporté.
Et puis il y a Ludovic Tézier, qui il y a quelques semaines encore se débattait avec un méchant Covid dont il est sorti par le haut, et à quelle hauteur.
Parce que Tézier rappelle que pour chanter Verdi et ce type de rôle il ne suffit pas de la voix, il ne suffit pas des notes, il faut les habiter et les justifier. Quand on a la note dans la voix, faire un aigu n’est pas si difficile, le faire à propos, faire tenir la voix et la faire vibrer au juste moment, sur la juste parole, avec le juste phrasé, en phase avec la situation dramatique, c’est bien autre chose. Tézier comme Cappuccilli, à qui je le compare et à qui je pense toujours quand je l’entends, a cette intuition qui lui permet d’être à la fois intérieur (comment il dit et avec quelles inflexions à chaque fois différentes Quel vecchio maledivami!.) faisant sonner qu’il s’agit là de la clef de l’œuvre, ou, dans le très fameux cortigiani vil razza dannata où le grand art n’est pas la première partie spectaculaire de l’air (avec ici un orchestre un peu fort…) mais toute la seconde partie Ebben piango…Marullo… où l’intensité du chant semble venir de l’âme. Pour ce moment incroyable, ce Rigoletto valait le voyage.
Alors oui, Ludovic Tézier écrase tout sur son passage, parce qu’il sait comment moduler, comment adapter sa voix au texte, aux situations, il a l’art inné du dire et du phrasé, et surtout de la couleur, où chaque mot a du poids, ce qui était l’obsession de Verdi. L’entendre dans une telle forme, dans une telle incarnation non seulement a aidé à supporter (presque) tout le reste, mieux, on en aurait bien repris encore une soirée…
J’ai le souvenir d’une première de Rigoletto au début des années 90 à la Scala, dirigée par Muti, où le jeune Alagna avait un peu raté son second « Donna « dans un silence glacial qui en disait long sur le peu d’indulgence du public milanais…