Peter Eötvös (né en 1944)
Sleepless (2021)

Opéra ballade en deux actes
Livret de Mari Mezei d'après "Trilogien" de Jon Fosse (Publié en 2014–2015)
Créé à la Staatsoper Unter den Linden de Berlin le 30 novembre 2021

Direction musicale : Peter Eötvös
Mise en scène : Kornél Mundruczó
Scénographie et costumes : Monika Pormale
Lumières : Felice Ross
Dramaturgie : Kata Wéber / Jana Beckmann

Alida : Victoria Randem
Asle : Linard Vrielink
Old Woman : Hanna Schwarz
Ma Herdis / Midwife : Katharina Kammerloher
Girl : Sarah Defrise
Innkeeper : Jan Martiník
Man in Black : Tómas Tómasson
Boatman : Roman Trekel
Jeweler : Siyabonga Maqungo
Asleik : Arttu Kataja

Douze voix solistes de la Staatsoper de Berlin :

Sextuor Vocal Soprano (1) : Samantha Britt
Sextuor Vocal Mezzo (1) : Nicole Hyde
Sextuor Vocal Alto (1) : Rowan Hellier
Sextuor Vocal Soprano (2) : Kristín Anna Guðmundsdóttir
Sextuor Vocal Mezzo (2) : Kirsten-Josefine Grützmacher
Sextuor Vocal Alto (2) : Alexandra Yangel

Fisherman 1 : Matthew Peña
Fisherman 2 : Sotiris Charalampous
Fisherman 3 :Fermin Basterra
Fisherman 4 : Jaka Mihelač
Fisherman 5 Rory Green
Fisherman 6 Jonas Böhm

Orchestre de la Suisse Romande

Genève, Grand Théâtre, 31 mars 2022, 20h

Créé à la Staatsoper Unter den Linden en décembre dernier, Sleepless du grand compositeur hongrois Peter Eötvös, débarque sur les rives du Léman. Ce nouvel opéra s'inspire d'une adaptation de Trilogie de l'écrivain norvégien Jon Fosse, un roman qui raconte les déboires d'Isle et Alida, deux adolescents à l'orée de leur vie d'adultes et de jeunes parents qui se heurtent à une société brutale et hostile. L'intrigue se développe dans un mélange de fantastique et de fait divers, parfaitement servie par la mise en scène de Kornél Mundruczó et un cast mêlant jeunes interprètes (la soprano Victoria Randem et le ténor Linard Vrielink) et valeurs sûres (Tómas Tómasson, Roman Trekel, Hanna Schwarz). La partition de Peter Eötvös déploie des trésors de lyrisme et de volupté, avec une attention particulière aux tessitures et à la dimension théâtrale.

Victoria Randem (Alida), Linard Vrielink (Asle)

Sleepless, de Peter Eötvös, c'est d'abord la rencontre de deux univers – littéraire pour l'un et cinématographique pour l'autre – qui développent tous deux le thème des amants maudits, ces parias ou outlaws (hors-la-loi) qui peuplent les imaginaires romantiques, depuis Des Grieux et Manon Lescaut jusqu'à Sailor and Lula. Le scénario puise ici dans Trilogie de Jon Fosse, trois courts romans (Insomnie, Les Rêves d’Olav et Au tomber de la nuit) réunis dans une narration dialoguée continue. Les deux héros, Alida et Asle, n'ont rien des Amants diaboliques (Ossessione) de Luchino Visconti ou d'Assurance sur la mort (Double indemnity) de Billy Wilder. Point ici de stratagème et de vamp sulfureuse, mais un épais parfum de fatalité et de misère sociale qui plane autour de ces deux adolescents qui fuient et affrontent le monde des adultes. Une urgence et un destin fatal les réunit, Alida est sur le point d'accoucher mais personne ne veut les accueillir, à commencer par sa propre mère ou les habitants de Bjørgvin, une petite ville de pêcheurs. Leur seul bien est un violon mais nous ne sommes pas chez Ramuz-Stravinsky, nulle compensation matérielle en échange d'un pacte. Ni Dieu, ni diable… ni même Adam et Ève ; il n'y a pas ici de paradis perdu ou retrouvé, juste une fuite qui prend la forme d'une parabole intemporelle avec une dimension d'inéluctable qui évoque un destin de Bonnie and Clyde aux résonances bibliques.

Asle est ce jeune adolescent grandi trop vite qui doit assumer sa paternité dans un contexte misérable. Il est aussi ce meurtrier en série qui répond par des crimes sauvages à l'agressivité d'une société qui refuse de le voir, lui et son amie comme des êtres assimilables. Tuer non par vengeance, mais comme un réflexe vital ou une réaction épidermique décrite par Jon Fosse comme une ultraviolence à l'intérieur d'une psychologie en formation. Tout autour d'eux confine au pathétique et à la violence hyperréaliste : les hommes boivent, pissent et tuent tandis que les femmes se résument à une mère et une vieille femme ainsi qu'une prostituée et une sage-femme. La fonction physiologique remplace le pur sentiment – amoureux ou maternel – depuis longtemps disparu. Dans ce pandémonium miniature, Alida donnera naissance au petit Sigvald avant de revenir au pays tandis que Asle sera pendu par la population en quête d'une justice qui prend la forme d'une vengeance.

La librettiste Mari Mezei a saisi dans une prose extrêmement poétique et désabusée, les éléments qui trouvent leur sens dans l'intitulé "opéra ballade" que son mari, le compositeur Peter Eötvös a retenu pour Sleepless. Genre populaire et romantique, la "ballade" prend sa source dans une forme poétique médiévale, devenue chanson dansée et chanson narrative. Débarrassé de sa prosodie rigide, la ballade est chantée et dansée, évoquant en général le destin de personnages réels ou légendaires, souvent victimes de drames ou de péripéties amoureuses. Le metteur en scène hongrois Kornél Mundruczó traduit en gestes et en images fortes cet univers où la réalité parfois la plus sordide côtoie une imagerie onirique très libre et très inspirée.

Déjà connu des spectateurs du Grand Théâtre pour une grandiose Affaire Makropoulos en 2020, malheureusement percutée de plein fouet par la pandémie et le confinement, il signe avec Sleepless une authentique et belle réussite dans la lignée de son diptyque Château de Barbe Bleue et Voyage d’hiver, monté en 2014 à l’Opéra des Flandres. Acteur mais également metteur en scène de cinéma et de théâtre, Kornél Mundruczó a développé un univers très caractéristique des réalisateurs comme Béla Tarr ou István Szabó, à la jonction entre fantasmagorie et récit réaliste. On trouve dans la mise en scène de Sleepless des éléments qui ont trait aux apparitions irrationnelles (La Lune de Jupiter), ou bien la question du couple incestueux frère-sœur (Delta), de l'accouchement et de la mort (Pieces of a woman).

 

Tómas Tómasson (Man in black), Linard Vrielink (Asle), Matthew Peña, Sotiris Charalampous, Fermin Basterra,Jaka Mihelač, Rory Green, Jonas Böhm (Fischermen)

Le décor surréaliste de Monika Pormale et les lumières de Felice Ross constituent les principaux repères en même temps que la porte d'entrée dans un spectacle largement dominé par une suite très contrastée d'images effroyables de pure poésie. Au premier plan de ces éléments se trouve le très étonnant décor en forme de saumon géant, présenté sur une tournette, ouvert sur une face et entier sur l'autre. Sa forme incurvée accompagne naturellement la rotation du plateau et donne à l'animal une fonction métaphorique à explorer sur plusieurs niveaux. En premier lieu, la taille et la nature du poisson renvoie à ce monde de pêcheurs norvégiens, prisonniers d'une activité où l'animal est présenté comme ressource première et littéralement abri ou habitat. Littéralement en effet, les hommes habitent le saumon qui les fait vivre et conditionne leur existence. Les pêcheurs sont à l'intérieur du poisson comme l'enfant à naître est à l'intérieur du ventre de sa mère. D'où le second degré métaphorique de la parabole biblique de Jonas dans le ventre de la baleine. Précurseur de la mise au tombeau et la résurrection du Christ, le destin de ce prophète de l'Ancien Testament fait écho à l'histoire de Alida et Asle, modernes Adam et Ève égarés dans un monde hostile. Entre pêche et péché se trouverait un troisième niveau de lecture, mythologique celui-ci, avec l'allégorie platonicienne de l'anneau de Gygès – également présente chez Hérodote et la pièce éponyme d'André Gide. Dissimulé dans le poisson qu'il prend dans ses filets et qu'il sert au roi Candaule, l'anneau surnaturel sera le prétexte à la mort du souverain, remplacé sur son trône par le pêcheur qui usa de son pouvoir de dissimulation. Au second acte de Sleepless, Asle cherche à se procurer une bague de mariage pour pouvoir donner une légitimité à son couple et augmenter les chances de pouvoir être hébergé et accepté. Le joaillier lui montre dans la gueule du saumon les bijoux qui pourraient l'intéresser mais Asle préfère le bracelet à l'anneau. "Je cache le bonheur" était-il écrit à l'intérieur de l'anneau – ambivalente prophétie qui révèle sa face sombre avec la mort d'Asle et sa face claire avec l'intervention d'Asleik qui recueille et épouse Alida.

Kornél Mundruczó joue avec des codes qui s'éloignent volontairement de la dimension religieuse et mystique de l'écriture de Jon Fosse. L'accent porte moins sur les fjords, l'alcool, la rédemption, la pluie et le désespoir que sur la "ballade" des deux amants et les péripéties dont la trame forme comme une boucle qui se referme avec le suicide d'Alida qui pénètre dans la mer pour s'y noyer. L'aspect très noir voire carrément scabreux ou Grand-Guignol des meurtres que commet Asle est contredit par la douceur et le lyrisme de la partition de Eötvös, à la manière de ces livres de contes où l'on trouve si souvent le récit d'assassinat et de tueries sordides. Ainsi la mauvaise mère égorgée avec le bord tranchant d'une canette ou bien encore la tragi-comique disparition de la Vieille Dame poussée dans son frigo, comme la sorcière d'Hansel et Gretel (tiens, une autre référence) dans son four.

Victoria Randem (Alida), Linard Vrielink (Asle), Hanna Schwarz (Old Woman) 

Sous ses écailles, la chair rouge du saumon dessine des pièces – l'appartement de la Vieille Dame, la chambre de la mère et de la prostituée – sans ordre chronologique ni unité d'espace. Le fantastique pénètre la réalité, avec cet incongru "Orion Bar" qui sert de lieu de beuverie et de débauche aux pêcheurs qui s'y retrouvent. Osons poursuivre un fil mythologique avec ce nom qui fait allusion à la constellation et surtout au chasseur qui tomba sous les coups d'Artémis. Ovide fait le récit de sa naissance, fruit miraculeux de l'urine répandue par Jupiter, Neptune et Mercure sur une peau de bœuf. L'étymologie remplaçant Urion par un plus décent Orion, on trouverait dans l'image des pêcheurs urinant dans la barque d'Asle et Alida facétieusement dénommée "Here comes trouble". Tel Moïse sauvé des eaux troubles de Bjørgvin, l'enfant sera recueilli par Asleik dont le nom évoque celui de son père, exécuté par pendaison. Kornél Mundruczó substitue à l'horreur de la mise à mort un ciel de nuages sublimement éclairés d'un clair de lune tombant verticalement depuis les cintres, un doux écrin cotoneux et translucide venant se superposer comme pour dissimuler Asle à la vue. L'œuvre se conclut sur le magnifique monologue de Alida, point culminant de cet "opéra ballade" sur lequel plane l'ombre portée d'une Liebestod féérique.

Seconde des trois représentations dirigées par Peter Eötvös en personne – remplacé pour les deux dernières par Maxime Pascal – cette soirée fait la part belle aux qualités de l'Orchestre de la Suisse Romande, avec des équilibres et des textures qui prêtent au discours musical les qualités dramaturgiques d'un personnage principal. La profondeur des cordes et la justesse de la petite harmonie se coulent admirablement dans une écriture volontairement lyrique et déployée, avec l'irruption de jeux de timbres comme la joyeuse entrée des pêcheurs et le sextuor de cloches. Globalement très aériennes et très fluides, les couleurs d'orchestre offrent à l'écoute un confort qu'on pourrait rapprocher d'une abstraction et d'une structure parfois debussyste, même si le phrasé et le traitement des voix tend nettement du côté de Britten à bien considérer les interventions en écho du sextuor de voix féminines placés en deux groupes en hauteur de part et d'autre de la scène.

Le plateau est dominé par la netteté et le volume de Victoria Randem dans le rôle d'Alida. La soprano nicaraguo-norvégienne incarne la jeune héroïne avec une belle présence en scène et de belles qualités de tenues et de projection. Asle est confié au ténor Linard Vrielink, avec une ligne très vibrée et contrastée, idéal alter ego sur le plan de la caractérisation et des attitudes. L'Homme en noir de Tómas Tómasson est le troisième acteur de cette réussite, capable d'une projection dans le grave et d'un abattage remarquable qui conjugue l'acteur et l'interprète dans un personnage qui laisse après lui un sillage et une émotion de première grandeur. Ni les aigus virtuoses de la Prostituée de Sarah Defrise, ni l'élégance bien charpentée de Arttu Kataja en Asleik, ne font redescendre le niveau – avec le double rôle de la Mère et de la Sage-femme confié à la voix pleine et sombre de la mezzo Katharina Kammerloher. Roman Trekel (Boatman) peine à imposer une ligne trop neutre face aux autre seconds rôles comme Siyabonga Maqungo (Joaillier) ou Jan Martiník (Aubergiste). Une mention spéciale à l'attention d'Hanna Schwarz pour laquelle Peter Eötvös a écrit sur mesure le rôle d'une Vieille Femme qui transporte inévitablement avec elle les échos de ses bayreuthiennes Fricka, Erda et Brangäne…

Victoria Randem (Alida)
Avatar photo
David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.
Article précédentPour Ludovic Tézier
Article suivantEmporté par la foule

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici