Benjamin Britten (1913–1976)
Peter Grimes (1945)
Opéra en trois actes et un prologue
Livret de Montagu Slater, d'après le récit en vers The Borough (1810) de George Crabbe.
Créé au Sadler's Wells Theatre de Londres le 7 juin 1945.

Direction musicale
Edward Gardner
Mise en scène
Stefan Herheim
Décors
Silke Bauer
Costumes
Esther Bialas
Lumières
Michael Bauer
Vidéo
Torge Møller
Dramaturgie
Malte Krasting
Alexander Meier-Dörzenbach
Chef des choeurs
Stellario Fagone

 

Peter Grimes
Stuart Skelton
Ellen Orford
Rachel Willis-Sørensen
Balstrode
Iain Paterson
Auntie
Claudia Mahnke
1. Nichte
Lindsay Ohse
Swallow
Brindley Sherratt
Mrs. Sedley
Jennifer Johnston
Rev. Horace Adams
Robert Murray
2. Nichte
Emily Pogorelc
Bob Boles
Thomas Ebenstein
Ned Keene
Konstantin Krimmel
Hobson
Daniel Noyola
Bayerisches Staatsorchester
Bayerischer Staatsopernchor
Munich, Nationaltheater, 10 mars 2022, 19h

Deux productions éminentes de Peter Grimes à quelques semaines de distance, l’une à Vienne dont nous avons rendu compte, qui marquait la prise de rôle de Jonas Kaufmann et l’autre à Munich pour la première production signée Stefan Herheim dans le temple bavarois. Deux raisons très différentes d’aller voir l’un et l’autre, sans aucun terme de comparaison sinon que les voies de l’opéra, du chant et de la mise en scène sont impénétrables. À Munich, c’est une production maîtresse qui vient d’être créée, du Herheim des grands soirs, et surtout un accompagnement musical supérieur d’Edward Gardner, qui pourrait bien être le grand triomphateur de la soirée. C’est un des grands moments de cette saison munichoise, indubitablement, qui réussit à rendre de manière très concentrée les différentes facettes de l’œuvre et en même temps lui confirmer son statut de chef d’œuvre.

 

Iain Peterson (Balstrode) Stuart Slelton (Peter Grimes), l'apprenti (M.Helmund), Rachel Willis Sørensen (Ellen)

Peter Grimes c’est dit-on le drame d’un homme contre une petite communauté aux convictions étroites, avec en sous-jacence l’homosexualité, peut-être aussi la pédophilie. Une tragédie de la clôture des esprits d’un village, et par extension du monde et de ses valeurs. Il y a la clôture du village et la présence voisine de la mer, des espaces, qui va engloutir le héros à la fin, c’est à dire des termes antagonistes qui donnent une respiration étrange à l’œuvre.

Dispositif général (décor unique)

Stefan Herheim installe visuellement cette clôture, par un décor unique fermé, de salle des fêtes avec une scène et un rideau de scène qui s’ouvre et se clôt, laissant voir un espace qui est espace représenté ou rêvé, jamais réel, mais espace-projection de ceux qui le contemplent.
Ce décor, signé Silke Bauer, est aussi une charpente en bois, comme la charpente d’un navire qu’il évoque sans aucun doute, pour garder cette dialectique dedans-dehors, et garder à ce monde clos son parfum salé d’océan.
C’est cet espace unique qui frappe et qui au départ n’évoque pas Peter Grimes, mais la salle et à la fois une et multiple, tour à tour tribunal, théâtre et caf’conc, taverne, elle est l’espace commun où se rencontre la communauté, on dirait aujourd’hui la salle commune, la salle des fêtes et qui va aussi devenir chapelle, puis lieu de mort.
Herheim va jouer de cette dialectique du même et du divers, du ici-ailleurs : il étouffe (tout ce décor de bois réduit l’espace) et en même temps appelle sans cesse à un dehors réel ou figuré. C’est une magnifique trouvaille, qui rappelle qu’Herheim est un maître de l’espace et de sa transformation sur le théâtre.

 

C’est aussi un maître dans le maniement des gens, des foules, et des mouvements. Dans une œuvre où le chœur c’est à dire les autres, la communauté, a un rôle éminent sinon essentiel, il est essentiel de travailler dans le détail sur le collectif par rapport à l’individuel, pas seulement le seul contre tous, l’individu face au collectif, mais aussi le singulier et le pluriel, les caractères contre la psychologie collective, il y a un travail de caractérisation éminent qui montre que la foule n’est jamais un tout anonyme, mais une somme d’individus agglomérés comme le montrent les costumes très individualisés de Esther Bialas), et donc tout sauf une abstraction. C’est bien ce jeu abstrait-concret qui est ici aussi souligné qui donne à l’ensemble à la fois un aspect très théâtral et en même temps un parfum très poétique. C’est évidemment un choix très calculé de la mise en scène que de préserver le drame humain, tout en stylisant, et gardant toujours une clarté particulière à l’ensemble de la trame. Et c’est sans doute là le caractère particulier de ce travail, qui tient tous les fils du drame sans jamais ni renoncer au réalisme, mais sans jamais appuyer. Tout est évoqué, effleuré, ressenti et jamais vraiment souligné. Il en est ainsi de la représentation des apprentis, des enfants, où Herheim fait sentir la violence sans jamais vraiment heurter, laissant le spectateur en face de son imaginaire, si important dans cette œuvre où réalité et représentation de la réalité, ou dire et croire, où cris et chuchotements sont si essentiels.
Ainsi le décor structure-t-il l’idée essentielle, celle d’une présence permanente du groupe, du regard des autres sur un Peter Grimes superbement interprété par Stuart Skelton. Il n’a pas l’intériorité d’un Kaufmann qui à lui seul faisait sa mise en scène à partir de celle inexistante de Christine Mielitz, mais il a la présence et surtout la puissance d’une voix qui est en même temps désespérance. Skelton n’habite pas le personnage, il le pose et l’impose, dans une interprétation-déchirure qui sans doute fera date.
C’est bien la qualité de ce travail très choral de Stefan Herheim de mêler réalisme et imaginaire, et qui fait de tout ce décor à chaque moment un lieu de rassemblement, pour devenir à la fin un théâtre où l’on voit mise en scène la fin ou l’apothéose du martyr Grimes.
Il n’y pas là une analyse, il n’y pas là non plus un travail d’un intellectualisme exacerbé parce que c’est une des mises en scènes les plus immédiatement sensibles du metteur en scène norvégien.

En posant son décor comme espace de rassemblement, lieu du groupe bien plus que lieu des individus, il affirme la thématique de l’œuvre avec une acuité rare. C’est bien le groupe qui est le personnage principal, qui projette ses obsessions, ses peurs, ses haines rassies sur le personnage de Grimes, certes pas exempt de responsabilités, mais à qui il n’est pas laissé d’autre espace, d’autre chemin que celui de disparaître.
Ainsi, et c’est ce que suggère Herheim, au lieu d’en faire un coupable, cette collectivité en fait presque un martyr, c’est à dire un témoin des méfaits de la foule.
Britten écrit Peter Grimes en 1945, sortant d’une période de guerre où les foules sont manœuvrables contre des individus, et à un moment où certains sont stigmatisés pour ce qu’ils sont, plus que pour ce qu’ils font, c’est le cas des homosexuels par exemple.

Réalisme poétique

Le poème de George Crabbe, The Borough écrit en 1810, qui a lui aussi un titre générique qui vise un « groupe » et pas un individu décrit un Peter Grimes bien plus violent et sauvage que celui du livret de Montagu Slater. C’est bien cette dimension de Borough que Herheim décrit, lui qui vient d’un pays, la Norvège qui a connu des villages de pêcheurs isolés et des communautés fermées au fond des fjords. C’est une situation que Herheim soit ressentir aussi à cause de ses origines.
Ainsi, c’est une apparente simplicité qui caractérise ce travail, en écho au simplisme des réactions de la foule, et en même temps il travaille à la singularisation du protagoniste, par son costume blanc un peu fripé (avec toute la symbolique qui se cache derrière le blanc) par exemple, comme le costume blanc de son apprenti, manière de construire de lointaines fraternités, avant de repartir en mer.
Ce qui frappe dans ce travail de Herheim, c’est que, tout en travaillant les mouvements et l’expression des chanteurs, tout en s’attachant aux personnages, il exprime ce qu’il pense être la vérité de Britten, à savoir décrire la volonté d’une masse de s’en prendre à un individu et de l’achever en le poussant au pire.
Le personnage de Grimes s’est construit un avenir possible d’amour avec Ellen Orford, ne jouit que de l’amitié (?) du vieux Balstrode, il est isolé, plutôt taiseux, même si le tribunal initial l’absout, son silence et son attitude provoquent les bavardages de la foule, représentée par des personnages aiguisés jusqu’à la caricature comme Mrs Sedley, entre bien-pensance bourgeoise et consommation effrénée de drogue.
Britten fait de Grimes une victime de la foule, et plus il se sent agressé, et plus l’âpreté prend le pas sur la disponibilité. Ces rapports d’oppositions, Herheim les dessine dans un champ clos avec ce décor unique mais aussi mouvant, avec les fenêtres qui tour à tour sont des baies d’église ou des soupiraux ou avec les murs qui s’écartent.

Sur la scène avec la mer figurée

Le décor fermé à transformation, c’est un des caractères de la théâtralité d’Herheim qui utilise toujours les artifices théâtraux pour transformer l’espace, même insensiblement. Ici concourent les éclairages (Michael Bauer) , les mouvements insensibles des murs, mais avec une constante : quel que soit l’espace, même vaste (l’église) il reste clôture, et l’extérieur est toujours une sorte d’image et de projection artificielle. A l’inverse de beaucoup de mises en scène qui jouent sur des espaces larges et ouverts (Mielitz à Vienne par exemple),  Herheim ferme tout pour ne traiter que l’agora : l’agora, lieu où tout le monde se croise er tout le monde traite, juge, parle, fait de la politique. Il fait un décor d’agora, pour célébrer un personnage comme Grimes, manifestement agoraphobe. C’est par tout un système de contrastes que Herheim met ici en lumière le conflit essentiel de l’œuvre, et c’est un travail d’une implacable rigueur et parfaitement convaincant.

Brindley Sherratt (Swallow) Stuart Skelton (Peter Grimes)

Et pour un travail aussi collectif, qui nécessite non pas un concerto pour stars et continuo, mais une symphonie d’éléments parfaitement en écho, Serge Dorny a réuni une distribution de celles qui rendent parfaitement justice à l’entreprise chorale. Il n’y pas un personnage qui ne soit dessiné, avec son profil net, bien identifié et identifiable, où chacun est à sa place et marque son petit espace rabougri ou non. C’est le cas de Robert Murray (le révérend Horace Adams), de Konstantin Krimmel (excellent Ned Keene) et de Daniel Noyola en Hobson (une voix à retenir), sans oublier l’apprenti du tout jeune Jakob Biber. Bob Boles (Thomas Ebenstein) et Swallow (Brindley Sherratt) sont tous deux magnifiquement caractérisés avec un très beau phrasé et une vraie présence, tous ces rôles moins importants sont impeccablement distribués.

Jennifer Johnston (Mrs Sedley), et les deux nièces(Lindsay Ohse et Emily Pogorelc)

La Mrs Sedley de Jennifer Johnston pose son personnage avec beaucoup d’expressivité, sans être une totale caricature, alors que les deux nièces excellentes de Lindsay Ohse et Emily Pogorelc sont dessinées à traits un peu appuyés par la mise en scène, mais constituent un trio vraiment marquant avec Claudia Mahnke, qu’on en présente plus, en Auntie propriétaire du pub et un peu louche.

Stuart Skelton (Peter Grimes) Claudia Mahnke (Auntie)

Tous oscillent entre caricature et ambiguïté. Dans cette œuvre, les personnages cachent sans cesse leur vérité, sauf Ellen.

Stuart Skelton (Peter Grimes) Iain Paterson (Balstrode)

Iain Paterson est Balstrode, l’ami un peu ambigu de Peter Grimes (il le pousse quand même au suicide), et on retrouve ses qualités de jeu, et surtout de phrasé, de diction et d’expression ; avec lui, le texte est distillé, d’une clarté peu commune, et la voix reste forte, posée, projetée, imposant le personnage aux contours jamais vraiment nets, dont on n’arrive pas à déterminer où il se situe.
Au contraire, Rachel Willis-Sørensen en Ellen Orford trouve là un rôle à sa mesure, qui lui convient parfaitement. Avec des moyens tout différents de ceux de Lise Davidsen à Vienne, elle réussit à composer ce personnage humain et tendre, qui a des difficultés – un peu comme Grimes dans un autre style – à exprimer directement ses pensées.

Rachel Willis Sørensen (Ellen Orford)

Elle compose une Ellen intérieure, rongée, particulièrement poétique, une Ellen qui sans le vouloir va conduire au dénouement après la rencontre avec l’apprenti (très belle scène), et qui ne sait répondre à la tension violente de Grimes, sinon par une tentative de suicide, très bien figuré par cette mise en scène métaphorique où elle va se jeter dans la mer, comme se précipitant de la scène, du trou du souffleur dans la fosse. Geste velléitaire qui montre ce lien implicite entre Grimes et Ellen, chacun renfermés sur deux modes différents. La voix de Rachel Willis-Sørensen est parfaitement adaptée à ce personnage fragile, discret, mais mur, qui apporte une véritable humanité et une douceur que les personnages dessinés par Herheim n’apportent pas. Elle est une Ellen toute en retenue, et c’est exactement le profil qu’on attend pour Ellen, particulièrement émouvante ici.

Stuart Skelton (Peter Grimes)

À distance de quelques semaines, on a entendu deux Peter Grimes complètement différents, l’un tout en intériorité, Jonas Kaufmann, et l’autre, Stuart Skelton qui montre une voix déchirée, urgente, vibrante, plus dramatique et plus révoltée. Vu la manière dont l’orchestre est mené, c’est peut-être ici la voix qu’il faut, pour dominer (ou affronter) les éléments et les orages intérieurs et extérieurs. Sa composition est particulièrement convaincante, peut-être la plus convaincante de tous les rôles où j’ai pu l’entendre : il est celui qui se heurte aux murs sans jamais pouvoir sortir du piège tendu par les autres. On n’arrive pas à le lire vraiment, il est énergie, il est désespoir, mais qui est-il vraiment ? Il rend au personnage son mystère pris entre une violence qui semble être la réponse unique à cette agression du monde qu’il perçoit, et une tendresse enfouie et insaisissable. Vickers était immédiatement l’un et l’autre, et c’est pourquoi il était immense. Skelton est sur le chemin d’un très grand Peter Grimes, avec la voix du rôle mais aussi cette attitude scénique quelquefois un peu perdue, un peu errante au milieu de la foule, hésitant, ce qui fait un immense contraste entre cette voix immense et ce grand corps qui se gère mal et ses gestes maladroits. Dans les scènes finales, il est vraiment bouleversant. Un Peter Grimes qu’il ne faut pas manquer. Grandiose.

Le chœur de la Bayerische Staatsoper

Le chœur si travaillé scéniquement l’est aussi musicalement, il a la puissance, il a aussi les modulations, les nuances, il joue et il sait allier chant et jeu. On a l’impression que c’est le jeu qui lui donne cette force et cette présence lorsqu’il chante. Magnifique travail de préparation par Stellario Fagone.
Et puis il y a l’orchestre dirigé par Edward Gardner, qui remporte un immense succès. Bien sûr il s’agit d’un répertoire qui lui est familier, il a enregistré l’œuvre, et Britten est dans le sang des musiciens britanniques. Gardner réussit d’abord à donner à sa lecture une incroyable limpidité, on entend tout, et notamment les détails d’instrumentation avec une finesse rarement entendue dans cette partition, où la couleur est si importante, et donc où les détails doivent sans cesse remonter à la surface. C’est ce qui rend cette lecture particulièrement passionnante : en ne renonçant jamais au drame, ni à l’urgence, il arrive à n’être jamais monolithique. Il circule une vie intense dans cette direction musicale, qui se lit aussi bien dans les moments poétiques et plus retenus que dans les moments dramatiques qui sont particulièrement impressionnants, voire écrasants (sans aucune mauvaise part). Ce qui m’a plu dans cette lecture, c’est justement cette variété, que je n’ai pas souvent entendue dans Britten, que certains rendent uniformément dramatique, d’autres uniformément fade. Il n’y a ici jamais de fadeur, mais toujours de la vie, de l’intensité. Pas un seul moment où la tension se relâche, et Gardner réussit en même temps à toujours soutenir les chanteurs, toujours présents, jamais couverts. Une très grande interprétation, qui rend compte avec ferveur de la variété de cette musique et de sa puissance et qui colle au travail de Stefan Herheim, très ciselé et veillant justement à ne jamais rendre les choses uniformes, sans jamais souligner, mais maintenant sans cesse la tension malgré un espace qui semble unique (et donc lassant) et qui en réalité change sans cesse. Grande soirée.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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