JE CHANTE le corps électrique,
Ceint des foules de ceux que j'aime comme je les ceins,
Qui n'ont de cesse que je les suive, que je leur réponde,
Que je les décorromps, que je les charge à plein de la charge de l'âme.
Qui doutera que ceux qui corrompent leurs corps se masquent à eux-mêmes ?
Qui doutera que ceux qui souillent le vivant ne valent pas mieux que ceux qui souillent les morts ?
Qui doutera que le corps agisse aussi pleinement que l'âme ?
Le corps ne serait pas l'âme ? Dans ce cas, l'âme quelle est-elle ?
Walt Whitman (1819–1892)
Leaves of Grass (Feuilles d'herbe)
Faire chanter les corps au fond du parking
Premier constat : s’il est une évidence que la danse interagit avec son environnement et vice-versa quelques-uns ont pris le parti d’intensifier le champ magnétique qui se crée autour du corps en mouvement. Ils insufflent de nouvelles vibrations soit en délaissant le plateau traditionnel soit en le réinventant par des dispositifs sonores et/ou lumineux.
Paradigmes du stockage, de la sécurité et de la mobilité, les parkings ne sont plus les coupe-gorges d’autrefois. Extrêmement propres et soignés, lumineux, on y déambule comme dans un espace virtuel où se diffusent, le long des perspectives, des musiques éthérées. C’est dans cet environnement un peu irréel que Kubilai Khan investigations déroule une étrange fiction comme une suite d’événements chorégraphiques s’enchainant sans raison mais de façon cohérente, un peu à la manière d’un rêve. Le petit spectacle ne vient pas interrompre la vie normale du parking : un quidam met sa valise dans son coffre, un autre prend sa voiture et s’en va, à peine étonné de voir là deux jeunes interprètes, Aline Lopes et Antuf Hassani, déployer avec une époustouflante maîtrise et un investissement total, une danse aux accents lyriques et poétique.
Le chant de Julie Coutant est d’un autre genre. Elle fait résonner son corps sur une scène de contreplaqué truffée par en dessous de micros, de cordes de pianos tendues. Cette estrade, conçue par Thomas Sillard, devient comme un instrument de musique actionnée par la danse, utilisant l’architecture concave de la casemate de la tour Royale comme une seconde caisse de résonance qu’elle frappe pour déclencher un orage sonore. Cette pièce intitulée « Au-delà vu d’ici » semble le présage d’une menace diffuse et laisse au spectateur une impression profonde.
Montant encore en tension, Sylvain Huc confie à ses deux interprètes Constant Dourville et Paul Warnery la difficile tâche de réaliser ses Crash studies. Ici les corps s’écrasent l’un contre l’autre se percutent, s’écrasent, s’enlacent, se mêlent, hésitant entre l’implosion et l’explosion. Sous le stroboscope les mouvements se décomposent, hypnotiques, alors que l’espace, parcouru d’énergie électrique, semble se rétrécir. Ici, même noyés dans un flot de lumières, les corps chantent à plein poumon dans un grand écart entre l’organique et le technologique. Huc convoque des images inspirées de la compétition sportive et joue avec la sensualité qui en résulte, tout en restant en deçà de toute narration trop évidente. De fait s’il réussit à impliquer le spectateur, c’est que l’ensemble fonctionne aussi grâce à la formidable concision des gestes et une parfaite adéquation avec le dispositif d’éclairage et la bande-son de Fabrice Planquette.
La nudité du geste : le corps de l’ethnographe
Deuxième constat : après une trop longue période où l’on ne pouvait plus voir une performance sans un attirail de pédales, de samples et de loops, nombre de chorégraphes se débarrassent de tous ces artifices pour déconstruire leur pratique. Ils en démontent les éléments tangibles qui la constituent, questionnent ses origines et significations. Pour ce faire ils mettent en avant des danses venues d’autres horizons qu’elle soit « flokloriques », « exotiques » ou « populaires ». Pour paraphraser Michel Leiris qui parlait de l’œil de l’ethnographe, on proclamerait l’ascension du corps de l’ethnographe, amené à danser à son tour les gestes qu’il a collecté. Cette recherche engage un processus d’apprentissage et de réappropriation qui met également en jeu la notion de mémoire et d’identité.
Ainsi Cassiel Gaube dissèque la house dance qu’il a longuement étudié. Cherchant les modèles de chaque pas (« Farmer » ou « Swirl »), il en a identifié les gènes et les a classé dans un grand schéma coloré ressemblant à une hélice d’ADN. Surtout de manière très radicale il décide que la majeure partie de la démonstration se déroulera dans le silence ou presque : crissements des tennis sur le sol, frottements des tissus, souffle du danseur. Juste avant la fin quelques minutes de beats déchaînés permettent au spectateur de recoller les morceaux avant que le silence ne retombe à nouveau. Pour autant ici aucune austérité intellectuelle ou sécheresse conceptuelle : Gaube donne à voir la danse sans son carcan habituel, rendant au corps sa propre musicalité. Il laisse triompher le simple plaisir physique du mouvement qui parcours son corps, sourire au beau fixe, rayonnant, libéré.
Le chorégraphe Filipe Lourenço lui va chercher du coté du Maghreb des gestes issus de ce qu’il est convenu d’appeler la tradition. Là encore il s’agit d’épurer : pas de scénario compliqué, ni d’effet, pas d’écart, on exécute sobrement, laissant à la simple représentation de la figure sa beauté mathématique. On célèbre la nudité du geste. Pouvoir de plus exécuter cette danse sur le toit de la tour Royale, dans la lumière du jour, sans d’autres artifice que les bleus de la Méditerranée, rend l’ensemble encore plus transparent et remarquable.
Le spectacle d’Ana Perez, lui aussi transfiguré par le plein air et la monumentalité du paysage, contient un moment fulgurant : au lieu d’une bande son illustratrice, la voix du chanteur Flamenco Lluis de la Carrasca mitraille les « tatatas » qui rythment les coups de talons typique de cette culture musicale et chorégraphique. Et la danseuse, comme si elle apprenait immédiatement les pas qu’on lui dicte, d’exécuter chaque impulsion. A moins que ce ne soit elle qui génère le flot de syllabes. Ici la danse puisant dans ses propres ressources, une nouvelle fois à nue, superpose l'esquisse et rendu final, un court-circuit produisant une soudaine étincelle.
C’est encore la Méditerranée qui sert de fond à la Fantaisie minor de Marco da Silva Ferreira. Ce dernier a réussi à hybrider le romantisme de Schubert à l’énergie de la street dance d’où sont issus ses deux jeunes interprètes, Anka Postic et Chloé Robidoux (17 ans). Avec cette création le chorégraphe leur a taillé un costume sur mesure comme pour leur permettre d’exprimer leurs capacités mais aussi pour les emmener ailleurs, là où ils abandonneront la démonstration virtuose et leur uniforme-armure pour révéler quelques fragilités. Enfin ils auront fait la plus belle sortie du festival en clôturant leur spectacle par un plongeon dans la mer !
Le corps a la parole
Troisième constat : s’il ne chante pas toujours le corps agit comme un miroir des angoisses de l’âme et interfère avec la question de la parole et du langage. La grande diversité du festival permet justement de repérer plusieurs occurrences de cette préoccupation. A chacun le soin d’emprunter la forme ou le répertoire qu’il souhaite, de modeler son corps selon ses propres expressions.
Travailler la langue au corps c’est exactement ce que fait Joachim Maudet, accompagné par Sophie Lèbre et Pauline Bigot. Le trio signe avec son un étonnant ballet millimétré de un des spectacles les plus intrigants de cette édition. Ils utilisent la technique de la ventriloquie pour dissocier le mouvement et la parole. Pose de mannequins de vitrine, cols roulés en acryliques jaune qui rappellent les mimes, regards d’éberlués, les étranges compères échappés d’une pièce de Becket égrènent les noms d’invités invisibles. À qui s’adressent exactement ces pantins aux bouches immobiles ?
Pour le duo Delgado-Fuchs la question du langage est tout aussi centrale. Leur spectacle pourrait se décrire comme une suite de numéros d’acrobaties burlesques où l’accent est mis sur ce qui vient avant ou après. Tout au long d’une démonstration qui semble ne jamais advenir, le duo multiplie pas de côté, décalages contrôlés et fausses pistes, exerçant un humour féroce mais aussi une certaine mélancolie, enivrante comme la musique d’Erkin Koray qui les accompagne.
Retour dans les matrices étouffantes des casemates de la Tour royale qui telles des grottes platoniciennes nous donnent à voir de terrifiantes projections déformées de notre monde. C’est à ce genre qu’appartient la vibrante performance de Volmir Cordeiro. Déjà passé par le festival il y a quelques années, ce jeune brésilien cache son corps maigre et blanc sous les multiples couches de vêtements colorées qui lui permettent d’incarner d’extravagants personnages mi-fée mi-poupée russe. Cette fois-ci il interprète une espèce de clown de Mc Donald revu par Stephen King qui s’effeuille lors d’un streap tease grotesque. Prenant des poses suggestives et provocantes, il n’hésite pas à solliciter fortement le public avec un appétit féroce et une suggestive sensualité.
De même le corps de Jonas Chéreau n’est pas héroïsé ou magnifié mais laissé à sa condition grotesque d’être balloté par des événements auxquels il peine à donner une signification. Là encore le langage (des mots vidéo-projetés) s’épuise sur la réalité et glisse d’une situation à une autre. Réponse à l’angoisse créée par le changement climatique, le chorégraphe fabrique, à l’aide de quelques trucages « pauvres », une pantomime météorologique loufoque, un peu désespérée mais empreinte d’une grande tendresse.
Le prochain festival Constellations aura lieu la deuxième semaine de septembre 2023.