N’en déplaise à une soprano bien connue, qui réclamait « de l’or et des éléphants » sur les scènes lyriques, il y a quelques années, les représentations d’Aida que propose en ce moment l’Opéra de Montpellier démontre de manière éclatante que rien de tel n’est nécessaire pour emporter totalement l’adhésion. Mme Netrebko, pour ne pas la nommer, à qui son goût du blackface a d’ailleurs valu quelques ennuis, devrait maintenant savoir que l’opéra égyptien de Verdi se dispense fort bien de pyramides, de statues colossales et de maquillage plus ou moins basané ; il est temps de renoncer à ce genre de convention et de conviction, au mieux inutile, au pire nuisible.
On avait pu s’étonner d’apprendre que c’était une version semi-scénique qui allait être présentée sur le vaste plateau du Corum, pourtant apparemment tout désigné pour un grand spectacle zeffirellien. Mais Valérie Chevalier a eu l’excellente idée de faire venir une production créée en mai 2019 dans l’hôtel de ville de Leeds, pour Opera North. Le cadre est cette fois différent, mais le principe n’a pas changé, et Annabel Arden a su adapter sa conception à un espace heureusement plus propice à la musique.
L’idée est simple : l’orchestre occupe la majeure partie de l’espace, les chœurs sont placés à l’arrière, côté cour, sur des gradins, et les solistes interprètent toute l’action sur l’espace laissé vacant à l’avant-scène. Ni pupitres ni partitions pour les chanteurs, qui jouent leur rôle comme ils le feraient dans une production « normale » : ils sont ici totalement investis dans leurs personnages, et la remarque vaut aussi pour les artistes du chœur, qui alternent entre le naturel de mouvements « spontanés » et la gestuelle stylisée et plus uniforme des moments de rituel sacré. Pas de décor à proprement parler, mais un écran permettant des projections vidéo évoquant une ville détruite par la guerre – Alep, en l’occurrence –, alternant avec des images plus métaphoriques, de visages noirs qui, par leurs grimaces de douleur, font craquer leur maquillage d’argile blanche, comme en arborent les praticiens de la danse butô (sans oublier les quelques moments où une caméra relaie le visage d’Aïda elle-même, filmée en direct).
Cette diversité des références culturelles correspond aussi au choix intelligent de refuser la transposition simpliste. L’action se situe de nos jours, mais les Egyptiens ne deviennent pas pour autant telle nation et les Ethiopiens telle autre. Tout comme La Fenice de Venise possède à son répertoire une Butterfly dont l’héroïne est blonde, cette Aida ne s’embarrasse d’aucun stéréotype ethnique, les costumes suffisant à poser les rapports entre les protagonistes. Le hasard de la distribution fait que l’héroïne et son père sont incarnés par deux chanteurs coréens, mais face à eux, les Egyptiens ne sont d’aucun pays. On peut imaginer d’abord que la Memphis du livret pourrait être son homologue du Tennessee, le roi devenant le président des Etats-Unis et Ramphis son conseiller à la sécurité nationale, mais l’uniforme plutôt russe que revête Radamès éloigne cette interprétation, tandis qu’Amonasro porte, lui, un poncho qui n’a rien d’asiatique.
La scène est divisée en deux par un chambranle de porte : côté cour, l’espace dévolu à Aïda, que l’on voit pendant l’ouverture partager le pain avec ses parents (sa mère s’avérera plus tard être la grande-prêtresse) ; côté jardin, un lieu plus large qui est d’abord la chambre d’Amnéris, avec à l’arrière un podium d’où le roi prend la parole pour s’adresser à son peuple. L’action s’y déroule de manière limpide, sans jamais basculer dans un naturalisme hors de propos, avec quelques éléments symboliques comme ce vase brisé qu’Aïda a conservé de son pays natal et dont elle vient notamment disperser les fragments durant l’affrontement entre Radamès et Amnéris au quatrième acte. Evidemment, le triomphe du deuxième acte est tout sauf triomphal : pendant cette guerre, le roi a vieilli d’une bonne décennie et sa santé semble fragilisée par rapport à sa première apparition, tandis que Radamès, ensanglanté, a perdu son bel uniforme et traîne péniblement un drapeau devenu trop lourd (déjà le messager du premier acte avait visiblement souffert de sa rencontre avec l’ennemi).
Dirigé avec beaucoup de finesse par le chef letton Ainārs Rubiķis, l’Orchestre national Montpellier Occitanie exalte tous les aspects qui font d’Aida une sorte de grande rêverie nocturne, sans pour autant négliger l’ampleur des scènes de foule. Les chœurs de Nice et de Montpellier, rassemblés pour l’occasion, fusionnent avec une homogénéité parfaite et frappent par la netteté et la fermeté de leurs interventions, que les pupitres masculins et féminins soient séparés ou réunis avec une belle puissance.
Quant aux solistes, l’Opéra de Montpellier en a soigné le choix jusque dans les plus petits rôles. Si Yoann Le Lan confirme ses talents dans les quelques répliques du Messager, Cyrielle Ndjiki campe une stupéfiante grande-prêtresse, invoquant Ptah avec une ferveur proche de la transe – on se croirait dans une de ces églises baptistes des Etats-Unis où les prédicateurs se laissent envahir par le message divin. Les deux basses se distinguent nettement l’une de l’autre par les couleurs de leurs timbres respectifs, Jean-Vincent Blo en roi péremptoire et tranchant, Jacques-Greg Belobo en Ramphis plein de fausse bonhommie et étonnamment complice avec Radamès. Leon Kim est un Amonasro qui ne perd jamais de vue la noblesse de son personnage, et qui nous épargne les intonations de méchant de mélodrame, conférant un beau legato aux paroles par lesquelles il convainc sa fille de lui venir en aide. Amadi Lagha prête à Radamès une sorte de naïveté juvénile au premier acte, par son jeu comme par la clarté de ses accents, pour mieux revenir désabusé du combat où il semble avoir remporté une bien amère victoire ; le ténor franco-tunisien a toute la vaillance voulue et se montre en grande forme dès le lever de rideau (on ne lui reprochera pas de donner à pleine voix, et non morendo, la note conclusive de « Celeste Aida »).
Deux prises de rôle complètent cette distribution. Même si elle n’est pas tout à fait le contralto que Verdi avait probablement en tête, la mezzo géorgienne est une très convaincante Amnéris, superbe en séductrice hautaine et fielleuse, avec une belle articulation du texte dans toute la partie grave de sa tessiture. Quant à Sunyoung Seo, elle offre une Aïda pleine de punch, sans cette placidité soumise qu’ont certaines interprètes. L’héroïne a ici de l’énergie à revendre et prend à bras-le-corps ses différents airs, au point que certains tiennent un peu de la performance sportive : la soprano a le matériau vocal nécessaire pour les grands rôles dont elle est coutumière, il lui reste seulement à peaufiner ses pianos sur certaines notes qui devraient être émises en douceur et non en force. Le duo final est en revanche sans reproche, et achève d’envoûter le public venu en masse pour ce beau spectacle, sans brou de noix ni éléphants.
Ce n’est pas cela le black face.