Nous avions interviewé le compositeur Thierry Pécou en février 2020, juste avant la pandémie de Covid et la mise sous cloche du monde culturel. Son quatrième opéra Until the Lions aurait dû être donné dans le cadre du festival Arsmondo consacré à l'Inde et programmé par l'ancienne directrice de l'Opéra National du Rhin Eva Kleinitz. Adapté de l'ouvrage éponyme de Karthika Naïr, lui-même inspiré du Mahabharata, épopée populaire et spectaculaire, le livret plonge dans une narration aux ramifications nombreuses et complexes. Tout part de l'initiative du roi de Kasi d'organiser un tournoi au cours duquel ses trois filles devront choisir un mari. Mais la reine Satyavati s'offusque de ne pas avoir été invitée, elle qui cherche à marier son fils Vichitravirya. En représailles, elle demande au guerrier Bhishma d'aller combattre sur place tous les prétendants et d'enlever les trois princesses.
Refusant de se soumettre et de devenir l'enjeu de ce conflit de domination patriarcale, la princesse Amba jure de provoquer la perte de son ravisseur dont la chasteté est contrariée par l'attirance qu'il éprouve pour elle. On suit pas à pas la complexité des tourments intérieurs de l'héroïne cherchant un champion capable d'affronter Bhishma en duel, jusqu'au moment où apparaît Shiva qui lui annonce qu'elle est elle-même capable de combattre à condition d'être transformée en homme dans une autre vie. Mettant fin à ses jours pour hâter le processus, Amba renaît et devient le guerrier Shikhandi. Il/elle n'a pas le temps de se réjouir de son triomphe, tombant à son tour sous les coups des soldats ennemis.
Confiée à la chorégraphe indienne Shobana Jeyasingh, la mise en scène peine à décoller vraiment d'un bout à l'autre de la soirée. Un pesant décor de Merle Hensel coupe le plateau en oblique, avec un espace de jeu et de danse surmonté par une galerie dont une paroi coulissante laisse apercevoir la reine Satyavati et sa suite commentant les événements. On s'interroge rapidement sur la présence de ces deux chevaux dont la tête disparaît dans la paroi latérale, comme deux saisis au moment où ils bondissent tels le passe-muraille de Marcel Aymé.
L'ensemble baigne dans une couleur esthétique à la modernité froide et angulaire, avec des maquillages et des accessoires dont l'outrance et le clinquant achèvent rapidement de lasser. La chorégraphie en elle-même se veut une forme hybride entre danse contemporaine et traditionnelle. La géométrie des déplacements dialogue en les surlignant, avec les profils psychologiques des protagonistes. Les groupes s'affrontent, éclairés par des lumières obliques de Floriaan Ganzevoort qui exagèrent les ombres menaçantes mais étirent le rythme général en imprimant aux mouvements un caractère invariablement statique dont la beauté graphique tourne le dos à l'énergie du théâtre.
Entre circonvolutions et ellipses, c'est au sein-même du livret que se font jour les principales faiblesses qui constitue le talon d'Achille de l'entreprise. La vengeance impossible de Amba est d'un impact dramatique peu efficace – répudiée par son fiancé pour avoir été enlevée et humiliée par Bhishma qui se refuse également à elle. Le changement de sexe par intervention divine ne donne guère plus de lisibilité à la narration, amalgamé aux rengaines thématiques de l'époque sur les questions de genre et d'empowerment… Ces divers creusets d'inspiration deviennent ici une caisse de résonance dont les différents niveaux (littérature, musique, sociologie) tendent inévitablement à se superposer et se brouiller.
Le livret en langue anglaise de Karthika Naïr se distribue entre une voix parlée amplifiée pour le double rôle de la narratrice et de la reine Satyavati, et quatre rôles chantés répartis symétriquement : Amba et Bhishma et deux suivantes royales dont les interventions sont situées hors-scène dans les baignoires latérales. La comédienne Fiona Tong jongle avec la récitation des passages narratifs et les vibrantes envolées de la reine vengeresse Satyavati dont le personnage se réduit à une présence immobile et sans épaisseur. Le rôle de Bhishma est tenu par le baryton Cody Quattlebaum dont le jeu d'acteur semble lutter contre une surface vocale assez limitée et une neutralité de projection qui affaiblit l'impact dans les moments de tension. La mezzo-soprano Noa Frenkel triomphe sans coup férir d'une confrontation que la scénographie et la partition invitent à contourner. La couleur est nette et bien timbrée, avec une ampleur dont on devine le potentiel mais limitée par l'écriture vocale. Mirella Hagen et Anaïs Yvoz combinent de belle manière leurs timbres opposés tandis que le chœur de l'Opéra du Rhin séduit durablement par le contraste et la précision de ses interventions.
La partition de Thierry Pécou déploie une large gamme de sonorités tressant les instruments européens aux ragas indiens et des gamelans balinais. La pulsation assez sage installe l'écoute dans un décor vertical qui vient confirmer l'impression visuelle hiératique. Les timbres inusités d'une guitare électrique font dresser l'oreille mais l'ensemble ne se départit pas d'une alternance entre répétitions et langueurs harmoniques dans un surplace que tente de contourner la direction très allante de Marie Jacquot qui donne à l'Orchestre symphonique de Mulhouse une carrure et un relief de tout premier plan.