« Pionnières. Artistes dans le Paris des Années folles ». Musée du Luxembourg, Du 2 mars au 10 juillet tous les jours de 10h30 à 19h, nocturne jusqu’à 22h le jeudi Commissaires : Camile Morineau et Lucia Pesapane Scénographie : Atelier Jodar et Fabrique.66 Catalogue : 28 x 18 cm, 208 pages, 185 illustrations, 40 euros

Exposition visitée le 28 février à 14h30

Après une rétrospective consacrée à la photographe Vivian Maier, le Musée du Luxembourg poursuit son exploration de l’art au féminin en remontant un peu dans le temps. Dans l’entre-deux-guerres, Paris attirait encore des artistes du monde entier, et notamment des femmes : c’est sur leur regard que  s’attarde l’exposition « Pionnières ».

« Pionnières », dit le titre. C’est d’autant plus curieux qu’au printemps dernier, ce même Musée du Luxembourg présentait une autre exposition sobrement baptisée « Peintres femmes, 1780–1830 » en précisant qu’il s’agissait là de la « Naissance d’un combat ». Ces artistes qui ont connu l’époque révolutionnaire et le Romantisme ne méritaient-elles pas davantage l’appellation de pionnières ? A moins que ce nom ne revienne plutôt aux Artemisia Gentileschi et Sofonisba Anguissola qui les avaient précédées de quelques siècles ? Peu importe, finalement, et le propos de la nouvelle exposition du Musée du Luxembourg est plus large, puisqu’aux œuvres d’art créées par ces « pionnières » entre 1912 et 1936 s’ajoutent de nombreux éléments de contextualisation concernant l’évolution du statut des femmes dans toute une série d’autres domaines : progrès en matière de droits politiques et juridiques, présence dans la littérature et le cinéma, au théâtre et dans le monde de la mode, ainsi que dans le sport et l’éducation. Les années 1920 furent sans doute une époque pionnière du point de vue de l’émancipation féminine. Que l’art des femmes ait également été pionnier, là n’est peut-être pas vraiment le propos ; l’essentiel est qu’il ait existé. De fait, l’idée d’avant-garde, qu’on associerait assez spontanément à la notion de « pionnières » est évoquée très tôt dans le parcours, et on sent que ce n’est pas forcément l’essentiel aux yeux des deux commissaires de l’exposition. Il suffit de montrer que des femmes ont été les disciples de Brancusi ou de Fernand Léger, que l’on doit à « Marlow Moss » (pseudonyme masculin de l’artistique britannique née Marjorie Jewel Moss) l’invention de la double ligne, « innovation reprise par Mondrian en 1932 », ou que le surréalisme compta des adeptes de sexe féminin. Si l’on en restait là, il serait peut-être assez délicat de revendiquer pour ces artistes un statut plus ambitieux que celui d’épigones des plus grands noms de l’art moderne. La salle suivante nous éloigne de la peinture de chevalet ou de la sculpture, mais c’est là que les choses deviennent déjà plus intéressantes. La contribution de Sonia Delaunay à la mode est évoquée à travers une interview filmée plusieurs décennies après, où elle côtoie Jacques Dutronc et Françoise Hardy vêtue d’une robe « simultanée », mais l’on découvre aussi le travail de Sarah Lipska, collaboratrice de Léon Bakst, les collages d’Alicja Halicka, et surtout les extraordinaires marionnettes réalisées en 1928 par Marie Vassilieff pour la pièce Le Château du Roi, dans le cadre du « Guignol Chrétien » conçu par Claude Duboscq pour un public populaire, ou celles qu’imagina Sophie Tauber-Arp en 1918 pour Le Roi cerf de Carlo Gozzi, à la demande du Théâtre de marionnettes de Zurich. Viennent ensuite des salles thématiques, et l’on comprend quel tel est le véritable angle d’approche retenu pour cette sélection d’œuvres d’artistes femmes qui passèrent par Paris à un moment de leur carrière (ce critère écarte certaines créatrices majeures, mais le Musée du Luxembourg imposait un choix forcément limité parmi les très nombreuses peintres et sculptrices de l’entre-deux-guerres). Avec pour emblème Josephine Baker, photographiée par Madame D’Ora ou représentée à travers les produits dérivés qui lui permirent à la star d’exploiter copieusement son image – brillantine, filets à cheveux, poupées…  –, un premier arrêt est fait sur le personnage de la garçonne, immortalisé dans le roman de Victor Margueritte paru en 1922.

Maria Blanchard, Maternité, 1922, huile sur toile. Genève, Association des Amis du Petit Palais © Association des Amis du Petit Palais, Genève / Studio Monique Bernaz, Genève.

A l’opposé de la garçonne, c’est la maternité qui occupe la salle suivante, à travers plusieurs œuvres particulièrement marquantes. Si Tamara de Lempicka et Chana Orloff sont des figures reconnues, il n’en va pas de même des deux autres artistes présentes : la Polonaise Mela Muter (l’auteur de cet article ne connaissait d’elle qu’un Portrait d’homme vu au Musée des beaux-arts de Gand) et l’Espagnole Maria Blanchard. Toutes deux possèdent un style immédiatement reconnaissables et mériteraient à elles seules une exposition entière tant leur univers pictural semble riche. Avant d’adopter la manière brillante des trois toiles visibles au Musée du Luxembourg, Maria Blanchard avait pratiqué avec brio un cubisme très proche de Juan Gris ; de Mela Muter, outre la Famille gitane de la salle des maternités, le reste de l’exposition permet d’admirer plusieurs autres œuvres, dont plusieurs nus, le plus étonnant étant sans doute un Nu cubiste resté sans lendemain dans sa carrière. 

Mela Muter, Nu cubiste, 1919–1923 huile sur toile, collection particulière © Droits réservés / photo Desa Unicum – Marcin Korniak

L’évocation du nu poussera peut-être le lecteur à s’étonner de l’enthousiasme de Colette pour Emilie Charmy, dont les deux toiles retenues pour l’exposition n’ont rien de bien frappant, ou de celui d’Apollinaire pour Jacqueline Marval, mais il faut préciser que le « poète assassiné » admira les premières œuvres de cette artiste, dans les années 1900, et qu’il ne put évidemment pas voir L’Etrange Femme, peinte en 1920 dans un tout autre style, plus proche de Jean-Gabriel Domergue que des Fauves. Le lesbianisme et le « trouble dans le genre » sont largement traités, d’abord dans une salle entièrement dévolue à Tamara de Lempicka, où l’on peut entendre des chansons de Suzy Solidor, qui posa pour elle et qui fut sa maîtresse, ensuite avec un ensemble d’œuvres de Gerda Wegener, à l’intérêt peut-être plus biographique que véritablement artistique : cette artiste danoise était en effet l’épouse de « Lili Elbe », la première femme transgenre désormais bien connue grâce au film Danish Girl. Romaine Brooks est en revanche une peintre que l’on aimerait mieux connaître et dont l’art ne se limite pas aux portraits gris qui ont fait sa célébrité. La dernière salle veut montrer une solidarité entre les opprimées (car femmes) et les opprimés (car noirs) : si toutes les pièces à conviction ne sont pas également convaincantes, on admet que Lucie Cousturier, élève de Signac, manifesta un intérêt réel pour l’Afrique, notamment à travers es écrits (Mon ami Fatou ou Mon ami Soumaré dans la série Mes inconnus chez eux), de même que la sculptrice Anna Quinquaud. Le grand American Picnic de Juliette Roche révèle aussi une personnalité haute en couleurs, comme le confirmait tout récemment la rétrospective que lui a consacrée le Musée des beaux-arts de Besançon. Catalogue : 28 x 18 cm, 208 pages, 185 illustrations, 40 euros Éditions Rmn – Grand Palais Distribution Flamarion

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Association des Amis du Petit Palais, Genève / Studio Monique Bernaz, Genève. (Maria Blanchard)
© Droits réservés / photo Desa Unicum – Marcin Korniak (Mela Muter)

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