Leoš Janáček (1854–1928)
La petite renarde rusée (Příhody lišky Bystroušky) (1924)
Opéra en trois actes
Livret du compositeur d'après le roman Liška Bystrouška (la renarde rusée) de Rudolf Těsnohlídek et de son adaptation en bande dessinée par Stanislav Lolek, parue en feuilleton dans le journal Lidové noviny.

Direction musicale Mirga Gražinytė-Tyla
Mise en scène Barrie Kosky
Décors Michael Levine
Costumes Victoria Behr
Lumières Franck Evin
Chef des chœurs Stellario Fagone
Dramaturgie Katja Leclerc

Le Garde chasse
Wolfgang Koch
Son épouse
Lindsay Ammann
Le maître d'école
Jonas Hacker
Le prêtre
Martin Snell
Haraschta
Milan Siljanov
Pasek
Caspar Singh
La petite renarde rusée
Elena Tsallagova
Madame Pasek
Mirjam Mesak
Le renard
Angela Brower
La jeune renarde rusée*
Roxana Shirin Müller
Frantik *
Michael Johannes Flach
Pepik *
Alice Teleki
Le teckel
Yajie Zhang
Le coq
Andres Agudelo
La poule
Eliza Boom
La grenouille *
Anne-Sophie Fromentel
Le pivert
Yajie Zhang
Le moustique
Jonas Hacker
Le blaireau
Martin Snell
Le hibou
Lindsay Ammann
Le geai
Mirjam Mesak
Les petits renards
Kinderchor der Bayerischen Staatsoper
Le grillon *
Lara-Marie Haber
La sauterelle *
Sarah Malki
Kinderchor der Bayerischen Staatsoper
Bayerischer Staatsopernchor
Bayerisches Staatsorchester

 

Munich, Nationaltheater, 12 février 2022, 19h

La petite renarde rusée n’est pas forcément le titre de Leoš Janáček le plus représenté aujourd’hui, encore moins à Munich, où il manque depuis des années (dernière production de Jürgen Rose au tout début des années 2000). C’est en effet une œuvre (tirée d’une bande dessinée) qui oscille entre le conte animalier à la manière des fables de la fontaine vues par Bob Wilson à la Comédie Française, et la parabole de l’histoire de l’humanité et du temps qui passe. Serge Dorny a demandé à Barrie Kosky de mettre en scène ce petit drame de la vie, tandis qu’il a appelé à la direction musicale pour la première fois Mirga Gražinytė-Tyla à la tête d’une exceptionnelle distribution. Il en résulte un spectacle passionnant, pas si fantaisiste, et pourtant onirique et émouvant, qui emporte la conviction du public

Wolfgang Koch (Le garde-forestier)

Une fois de plus, Barrie Kosky prend à revers. On attend souvent (voire toujours) de lui qu’il propose des spectacles pleins de fantaisie(s) à l’instar de ses mises en scènes d’opérettes berlinoises, qui sont un peu sa marque de fabrique et la métaphore du personnage haut en couleur qu’il est. Mais un regard sur la diversité et l’abondance de sa production nous montre qu’à l’inverse de nombre de ses collègues, il reste « disponible » à chaque œuvre qu’il traite, avec des équipes qui changent et déjouent les attentes, entre profusion et hiératisme, entre ironie et tragique. Il travaille avec trois ou quatre équipes différentes et ses spectacles sont donc en quelque sorte « inattendus ». Un seul exemple, la différence esthétique et de lecture entre son Dreigroschenoper et son Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny (voir nos articles ci-dessous), à un mois de distance… Autre surprise, son Don Giovanni viennois aux lignes abstraites dans un décor de laves refroidies.
Alors pour cette Petite Renarde rusée, un conte animalier où la plupart du temps on voit des chanteurs habillés en animaux dans un espace onirique coloré, ce qui a priori semblerait parfaitement rentrer dans les schémas pré-construits dont il était question plus haut, il choisit d’éloigner l’animal sans forcément éloigner le rêve ou la fantaisie, dans une « confusion » hommes-animaux, où il donne à tous une humanité.

Animaux humains : Yajie Zhang (le pivert) Mirjam Mesak (le geai)

Et ce « combat » humaniste est, au-delà de la diversité des approches et des productions, un élément permanent, le fil rouge de tous les spectacles de Barrie Kosky. En ce sens, cette Petite Renarde rusée est un très bon concentré de ce que dit Kosky dans chacun de ses spectacles : la vie triomphe toujours, par-delà les vicissitudes et des drames, car le cycle de l’humain est ce qui nous unit. Kosky, c’est toujours le triomphe de la vie (considérons par exemple son Falstaff d’Aix et de Lyon).
Mais la vie c’est aussi le caractère de la musique de Leoš Janáček, une musique foisonnante et rutilante, où circule une chair et une sève incroyables. Janáček a envahi les théâtres dans les années 1980 où l’on a peu à peu et assez vite découvert cette musique qui n’a pas encore dévoilé tous ses secrets : sur les neuf opéras composés, on ne joue régulièrement que cinq titres, Jenůfa (1904), (le plus célèbre et le seul qui surnageait internationalement avant 1980), Katja Kabanova (1921), La petite renarde rusée (1924), L’affaire Makropoulos (1926), De la maison des morts (1930). Il reste à découvrir notamment Osud, encore peu joué et Les Voyages de Monsieur Brouček un peu plus représenté mais loin derrière les autres.
On le compare souvent désormais à Puccini (1858–1924), dont il fut contemporain (1854–1928), mais très étrangement si on inscrit Puccini comme le dernier des grands du XIXe, Janáček est inscrit dans le XXe, sans doute parce que ses œuvres les plus représentées aujourd’hui remontent aux années 1920. Différence de regards et de considérations où l’ignorance a peut-être sa part, mais il y a chez Janáček un caractère très spécifiquement « XXe » qui est l’attention aux livrets et à leur valeur littéraire. C’est la qualité littéraire des livrets qui fait d’une certaine manière la différence et qui fait résolument rentrer Janáček dans le XXe. Cela ne signifie pas que Verdi ou Puccini n’accordaient pas aux livrets une importance notable, mais on sent après Wagner et dès les premières années du XXe que le livret a aussi une vie propre, indépendante de l’opéra. C’est évidemment le cas du Pelléas et Mélisande de Maeterlinck-Debussy, c’est surtout éclatant dans la collaboration entre Hofmannsthal et Strauss, et puis dans les thématiques des opéras de Berg : même si le livret de Wozzeck est fondé sur le Woyzeck de Büchner vieux d’un peu moins d’un siècle, la pièce est créée en 1913 seulement à Munich et donc en quelque sorte elle est contemporaine.
Leoš Janáček choisit des textes importants qui ont marqué leur époque, ou des textes récents et il écrit souvent les livrets. Même s’il puise le sujet de Katja Kabanova chez Ostrovski (L’Orage, 1859) et qu’il ne participe pas au livret signé Vincence Cervinka, même si pour De la maison des morts il le puise chez Dostoiëvski, il adapte lui-même le texte, comme la plupart du temps. Pour Jenufa créé en 1904, il s’appuie sur une pièce de Gabriella Preissová créée en 1890, pour l’Affaire Makropoulos, il adapte une pièce de Karel Čapek, l’un des plus grands écrivains tchèques de l’époque. Pour La petite Renarde rusée, (Příhody lišky Bystroušky) la genèse est plus complexe puisqu’il y a au départ le roman Liška Bystrouška de Rudolf Těsnohlídek, immédiatement mis en « bande dessinée » par Stanislav Lolek en feuilleton dans le journal de Brno Lidové noviny (le quotidien du peuple) dont Janáček va s’inspirer directement. S’inspirer d’une bande dessinée pour écrire un opéra dans les années 1920 est d’une grande modernité : on comprend aussi par là en quoi Janáček est considéré un compositeur du XXe siècle. Cette attention à la qualité littéraire des livrets, cette manière de puiser ses sujets dans le contexte contemporain ou dans des œuvres proches rendent Janáček très singulier dans l’aventure de la musique du XXe siècle, si singulier qu’il est redécouvert et objet de l’attention du circuit international tardivement : c’est un compositeur des quarante dernières années en quelque sorte.

La trame de l’opéra est assez simple : elle met en scène un garde forestier qui entretient avec les animaux de la forêt une relation affectueuse. Il s’est mis en tête de domestiquer une petite renarde en l’accueillant dans sa basse-cour, mais elle est rétive, créé un peu (beaucoup) de désordres, et finit par s’échapper, fonder une famille avec un beau renard et tomber sous les coups d’un chasseur. Mais la vie ne s’arrête pas : le garde forestier rencontre le lendemain une des filles de la renarde, réplique de sa mère. Le cycle de la vie continue.

L'épouse du garde forestier (Lindsay Ammann) horrifiée des méfaits de la renarde dans la basse-cour.

Évidemment, les choses simplement exposées ne sont pas si simples, et le livret entremêle habilement les aventures humaines et animales. Rien n’est parfait dans le monde, et le garde-forestier, qui est marié, fait l’objet des reproches de l’épouse qui doit supporter la renarde. Aussi entretient-il aussi une relation avec Terynka, une tsigane (toujours suspecte) dont sont aussi amoureux le curé, l’instituteur et Háraschta, un chasseur braconnier qui finalement gagne ses faveurs et finira par l’épouser.
La vie des hommes se déroule avec leurs petites imperfections et leurs secrets, et parallèlement celle des animaux s’y entremêle. La renarde fait un massacre dans le poulailler en étranglant le coq et poursuivant ses poules, et finit par rencontrer l’amour avec un beau renard : ils se marient et fondent une famille. Mais la renarde finit sous les balles d Háraschta qui en fera un manchon pour sa future épouse, Terynka (qu’on ne verra jamais). La boucle est bouclée.
Les aventures des animaux et des hommes se mêlent, les chanteurs occupent quelquefois deux rôles (un humain et un animal), et le cycle de la vie dans sa globalité occupe une terre et une nature que tous occupent.

Première image : un enterrement

Et le cycle de la vie commence dans la production de Barrie Kosky par un enterrement. Le garde forestier a perdu sa fille, et l’apparition de la renarde est comme une sorte de substitution. Les humains dans cette œuvre ne sont pas très heureux de leur sort, et cherchent une sorte de salut, par l’amour, par une relation extérieure, par l’harmonie avec la nature. Ainsi de l’instituteur et du curé qui semblent être pessimistes, revenus de la vie et de ses espoirs, ainsi du Garde-Forestier, peu heureux en ménage, qui cherche fortune ailleurs, et respire la nature de la forêt comme un autre univers possible, et comme le souligne Kosky dans le programme de salle, entretient une sorte de relation père-enfant avec la renarde.
Ainsi la renarde insouciante, élément joyeusement perturbateur, devient devant le monde d’humains un peu gris un espace souriant, positif, rêvé.
Alors toute représentation colorée de conte animalier serait une sorte de contresens, selon Kosky qui conçoit avec son décorateur Michael Levine un espace vide, habillé seulement d’une succession de rideaux de lamé, un peu comme dans une atmosphère de revue (comme dans Dreigroschenoper), qui cette fois donne une valence onirique à l’ensemble, cette succession de rideaux de lamés superbement agencés par Michael Levine est une manière de varier les scènes en restant dans un ton, une vision cohérente, une sorte de « changement dans la continuité » où des scènes différentes défilent, mais dans un même monde, un même espace partagé par les personnages, comme entre plusieurs réalités qui sont un peu "magiques". Et ainsi l’humanité des animaux pourrait être la vision de l’animal transformée par l’œil humain, quelque chose que nous connaissons bien au quotidien avec nos animaux domestiques souvent « humanisés » ou à qui l’on prête des sentiments ou des comportements humains. C’est un regard médiatisé que les rideaux de lamé, par leur « irréalité » confirment en quelque sorte, dans un dialogue réel/irréel. Les personnages sont eux, très humains, comme la manière dont sont traités instituteur, curé, Háraschta et Garde forestier, ainsi que la femme du garde forestier. Humains, très humains, mais jamais trop humains, dans un réalisme qui contraste avec le cadre en lamé. C’est ce dialogue d’univers qui m’a fasciné dans ce travail, que Kosky construit avec sa précision coutumière dans la constitution des groupes, l'occupation de l'espace, l’élaboration des images (l’enterrement initial) et même les surprises, parce qu’au milieu de cet univers toujours à mi-chemin, il y a cette vision désopilante de la basse-cour, ce tableau vivant de plumes jaunes où trône le coq au centre, qui réfère évidemment à un tableau de revue.

Eliza Boom (la poule) Elena Tsallagova (la renarde) Andrés Agudelo (le coq)

Cet ordonnancement à la fois amusant, souriant, est aussi dictatorial (le coq règne !) et  la renarde le détruit en un instant… et non sans sauvagerie, laissant un pauvre poussin dans sa coquille complètement paumé. Les empires peuvent s’écrouler plus vite qu’on ne le croit (toute allusion…).

Poussin perdu

Le coup de maître, c’est de rendre très sympathique la renarde massacreuse de la basse-cour – et rien ne nous est épargné, les plumes, les pattes, les têtes volent- une renarde si sympathique que le public rit au massacre. Manière de nous empêtrer dans nos contradictions.

Après le massacre… Elena Tsallagova (La renarde)

Mais il y aussi toujours en arrière-plan, « derrière les yeux » comme j’aime à le dire, le jeu sur le dit et le non-dit. Beaucoup d’animaux sont chantés par des enfants du chœur d’enfants, comme si on était aussi dans une sorte de république enfantine métaphore de la république animale d’une forêt enchantée, où enfants et animaux jouent les jeux des hommes, ou se posent en contraste avec eux. Du côté des animaux, en les faisant représenter par des enfants, on montre cette insouciance qui n’empêche pas la violence, comme on l’a vu : les rapports sont âpres, la lutte pour la vie existe. Les rapports dans la nature sont des rapports de force, comme les rapports entre les enfants, il suffit de regarder une cour d’école…
Kosky installe comme un jeu de cache-cache qui joue avec des vérités plus profondes qui nous atteignent, parce que tous les adultes de l’œuvre sont souvent des exemples de pessimisme, de ratage, de mélancolie. Le monde est divers et nous devons en prendre ce qu’il offre, du beau, du séduisant et du terrible. Il le fait dans un espace vaporeux de rideaux en lamé qui sont aussi des espaces de dissimulation, des petites prisons, une forêt rêvée et réelle, une vraie métaphore qui au-delà du réalisme poétique atteint la parabole.

Wolfgang Koch (Garde-forestier) comme enfermé

C’est encore une fois une leçon d’humanité que propose Barrie Kosky, sans jamais recourir à un discours scénique complexe ou pompeux, mais toujours marqué par une certaine retenue, une certaine discrétion, comme si les rapports que nous entretenons avec les mondes du vivant bruissaient secrètement sans jamais avoir besoin d‘être affichés de manière trop ostentatoire, que la machine tournait régulièrement, avec ses accidents certes, mais continuait de tourner. Petit miracle d’équilibre, petit miracle de modération : on dirait une leçon de philosophie grecque, d’épicurisme par exemple, qui n’est pas la recherche éperdue du plaisir mais plutôt la volonté de suivre les seuls désirs nécessaires, pour asseoir  l’absence de trouble, l’ataraxie qui fait arriver au bout de la vie sans heurts. Il y a dans la respiration de ce spectacle un épicurisme discret, assez rassurant au total.

Elena Tsallagova (La renarde)

C’est une très grande réussite musicale pour les mêmes raisons : un petit miracle d’équilibre. Notamment au niveau du plateau, d’une rare homogénéité et d’une qualité notable à tous niveaux. C’est une œuvre « chorale » au sens où peu de personnages se détachent vraiment, qui n’est pas spectaculaire au niveau vocal, mais qui nécessite une délicatesse d’approche peut-être encore plus difficile à atteindre que le spectaculaire parce que la délicatesse, le fragile à l’opéra est bien moins évident à obtenir. Aussi bien l’alchimie obtenue sur la scène par un travail qui navigue sur une ligne de crête entre réalisme et onirisme, entre humanité et animalité est-elle ici atteinte par l’équilibre d’une distribution vocale toute faite de « force tranquille » pour parodier l’autre…
C’est cet équilibre subtil qu’on lit aussi bien à la scène que dans la fosse et sur le plateau, qui fait à mon avis la réussite d’un spectacle qui sans doute – le titre n’est pas un des plus populaires, même parmi d’autres de Janáček- ne fera pas se pâmer les amateurs de gosiers, mais qui devrait rester longtemps au répertoire parce que c’est le type de production de qualité, qui est tout sauf un coup médiatique hic et nunc. Et il y a dans les équilibres des nouvelles productions, entre Le Nez de Chostakovitch dénonciateur d’un régime (tristement d’actualité d’ailleurs), Giuditta évocateur d’une période noire de notre histoire (tristement d’actualité d’ailleurs), Peter Grimes qui va être bientôt créé drame de l’individu contre des foules accusatrices (tout aussi tristement d’actualité) La Petite renarde rusée fait figure de moment de pause bienvenue, d’espace presque inactuel, hors sol, qui nous allège et nous rassérène, tellement utile aujourd'hui où l'actualité nous emporte tragiquement. C’est un moment de respiration musicale et scénique éminemment heureux et poétique. Saluons alors toute la distribution, nombreuse, faite pour la plupart de rôles très épisodiques qui sont tous vraiment au niveau de ce petit défi.

Dans cette histoire d’animaux, il y a beaucoup d’animaux qui font une apparition, saluons donc d’abord les solistes du chœur d’enfants de la Staatsoper Roxana Müller (la jeune renarde futée), Michael Flach et Alice Teleki (Frantik et Pepik, les enfants du garde-chasse), Lara Haber (le grillon), Sarah Malki (la sauterelle) et Anne-Sophie Fromentel (la grenouille) et enfin Maximilian Schwembacher, « renard solo ». Le fait même que beaucoup d’animaux soient chantés par des solistes enfants montre aussi les vastes espaces poétiques ouverts par l’œuvre. D’autres animaux sont chantés par des membres du studio (Andrés Aguldelo, le malheureux coq victime de la renarde) par des solistes qui assument d’autres rôles, comme madame Pasek (Mirjam Mesak) qui est aussi le geai, et Pasek, l’aubergiste chanté par Caspar Singh (tous membres de la troupe sur laquelle repose bonne part de l’homogénéité de la distribution), sans oublier l’excellent Martin Snell, basse bien connue, toujours très régulier, à la voix assise, qui chante le prêtre et le blaireau, ou Lindsay Ammann, à la fois la femme un peu revêche du garde-chasse et le hibou, voix bien timbrée, dont le contralto sonne avec vigueur, enfin Jonas Hacker, ténor, à la fois maître d’école et moustique. L’intérêt de faire chanter ainsi deux rôles (un humain/un animal) est d’accentuer le mélange et la confusion humains/animaux et non considérer deux mondes parallèles, mais un monde unique qui se retrouve sous deux apparences dans la même voix. Très bon également le Haraschta de Milan Siljanov, dans un panorama de caractères humains qui se signalent par leur tristesse, leurs espoirs déçus, leur « tentative pour vivre », sans que semble-t-il, jamais le vent ne se lève.

 

Wolfgang Koch (Le garde-forestier)

Mais même s’il n’y a pas de « grands rôles », quelques-uns par force émergent : c’est le cas de Wolfgang Koch, extraordinaire garde-forestier, à la fois triste et renfermé, avec des leurs souriantes, dont la relation avec la petite renarde révèle l’humanité, dans une sorte de rapport filial (dans la mise en scène, il vient de perdre son enfant). La voix est comme toujours somptueuse, avec un grain légèrement las, et le phrasé incroyable, tant le texte est dit avec une clarté inouïe (la question du texte chez Janáček est, on le sait, essentielle), avec une expressivité rare. Koch est simplement extraordinaire dans un rôle où il n’est jamais spectaculaire, mais en permanence émouvant et juste, par son humanité et sa profondeur. C’est un rôle qui semble sur mesure pour son intelligence scénique et sa voix.

Angela Brower (Renard) Elena Tsallagova (Renarde)

Le couple des deux renards, le renard et la petite renarde rusée, est aussi l’un des plus fort qu’on ait vu dans l’œuvre : le renard d’Angela Brower est remarquable. La chanteuse dont nous connaissons la qualité est ici presque une révélation. Le couple formé avec Tsallagova est d’une incroyable fraicheur, jamais surjoué, avec un naturel bouleversant, vocalement impeccable, plein de couleurs, d’une justesse telle que l’image laissée par les moments où ils apparaissent ensemble est d’une puissance émotionnelle inattendue. Les deux chanteuses sont totalement bouleversantes.
Et nous connaissons Elena Tsallagova qui a déjà interprété le rôle de la renarde à Paris, la voix est claire, puissante, et le format de la chanteuse lui donne en même temps une sorte de fragilité enfantine qui contraste avec une voix magnifiquement posée, tantôt ironique, tantôt dramatique, qui ne manque jamais de puissance, Une performance exceptionnelle qui installe durablement l’image de ces deux chanteuses-personnages dans nos très grands souvenirs.
La Bayerische Staatsoper a réussi – et c’est un tour de force- de réunir une distribution rare, par l’encagement, la justesse, mais aussi un grand professionnalisme. Nous écrivions plus haut que la question du texte chez Janáček est déterminante, la musique du texte détermine toute la couleur musicale, avec une précision d’une grande exigence. Cela demande aux chanteurs non idiomatiques de travailler de manière particulièrement approfondie la prosodie, parce que sinon toute la construction musicale en est fragilisée. Tout le plateau, en premier lieu la troupe et même les enfants ont montré quelle qualité avait ici été atteinte. On a rarement entendu cette œuvre si bien servie.
Mirga Gražinytė-Tyla pour la première fois dans la fosse de la Bayerische Staatsoper, a su elle-aussi donner de l’œuvre de Janáček une interprétation équilibrée et contenue, en pleine cohérence avec les choix de la mise en scène. Il y a dans cette direction d’abord un vrai souci d’accompagner le plateau et les chanteurs, de ne jamais donner à cette musique une rutilance excessive, comme cela peut être le danger quelquefois. La direction très rigoureuse et précise de la cheffe conduit un Bayerisches Staatsorchester comme à son habitude pleinement disponible et qui fait un sans-fautes. Loin de vouloir s’imposer, cette direction accompagne et fait le lit du spectacle avec une vraie finesse, une vraie clarté et un respect scrupuleux des couleurs. C’est sans doute moins la poésie qu’on note que la rigueur de l’exécution, mais comme la poésie est toute sur le plateau… Il reste une exécution sans vraie sentimentalité, quelquefois très sombre (on est au seuil de Mahler), qui fait entendre un Janáček moins extraverti en quelque sorte, loin du romantisme et plus proche des couleurs contrastées de la musique de l’époque et qui exalte la singularité de cette œuvre, montrant qu’elle ne peut être dirigée comme les autres titres du compositeur tchèque, une musique qui n’est pas imposante, mais pas légère non plus, une musique qui serait celle de l’âme.
Il nous reste à espérer que ce beau spectacle reste longtemps à l’affiche et aide à faire mieux connaître une œuvre difficilement lisible, qui peut prêter à contresens, mais qui – notamment dans cette mise en scène et cette interprétation- nous reflète pleinement, avec nos frustrations, nos joies, nos hésitations et notre soif de vivre.

Angela Brower (Renard) Elena Tsallagova (Renarde)
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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