Bertolt Brecht (1898–1956) et Kurt Weill (1900–1950)
Die Dreigroschenoper (1928)
Pièce en musique de Bertolt Brecht d'après The Beggar's Opera de John Gay (1728)
Musique de Kurt Weill
avec la collaboration d'Elisabeth Hauptmann

Mise en scène : Barrie Kosky
Direction musicale : Adam Benzwi
Dramaturgie : Sibylle Baschung
Lumières : Ulrich Eh
Décors : Rebecca Ringst
Costumes : Dinah Ehm
Band : James Scannel, Doris Decker, Otwin Zipp, Stephan Genze, Ralf Templin, Vít Polák

Jonathan Jeremiah Peachum : Tilo Nest
Celia Peachum : Constanze Becker
(Proprétaires de la firme "The Beggar's Friend Ldt")
Polly Peachum, leur fille : Cynthia Micas
Macheath, appelé Mackie Messer (chef d'une bande de bandits des rues): Nico Holonics
Brown, chef de la Police de Londres : Kathrin Wehlisch
Lucy, sa fille : Laura Balzer
Spelunkenjenny, putain : Bettina Hoppe
Filch, un des mendiants des Peachum : Nico Holonics
Bande de Macheath, bandits, putains : Julia Berger, Nico Went, Julie Wolff, Nicky Wuchinger, Tobias Bieri, Dennis Jankowiak, Denis Riffel, Teresa Scherhag
Smith, premier Constable : Nico Went, Nicky Wuchinger, Tobias Bieri, Dennis Jankowiak, Denis Riffel,
La lune sur Soho : Veit Schubert (remplaçant Josefin Platt)

Berlin, Berliner Ensemble, vendredi 3 décembre 2021, 19h30

Cette production de Die Dreigroschenoper (L’Opéra de Quat’sous) est partie pour être la référence actuelle du Berliner Ensemble, comme l’a été (et le reste) la production bientôt trentenaire de Heiner Müller de Der aufhaltsame Aufstieg des Arturo Ui (la résistible ascension d’Arturo Ui) car depuis la première en août, le théâtre ne désemplit pas. C’est Barrie Kosky qui s’est confronté à ce qui est pour moi l’une des oeuvres les plus difficiles à monter du répertoire, et son travail est à mettre en perspective avec Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny (Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny) qu’il a réalisé en septembre dernier à la Komische Oper et dont nous avons rendu compte (voir ci-dessous le lien vers l’article). En plus, voir l’œuvre dans le théâtre où elle a été créée est une émotion supplémentaire. Mise en scène, équipe artistique, incroyable réception du public : des arguments évidents pour faire le voyage de Berlin, pandémie permettant, mais elle finira bien par permettre…

 

© JR Berliner Ensemble

Une œuvre difficile

Die Dreigroschenoper (L’Opéra de Quat’sous) fait sans doute partie des oeuvres les plus difficiles à monter aujourd’hui, à l’instar de Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny (Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny). Or il se trouve que Barrie Kosky a monté L’opéra de quat’sous en août au Berliner Ensemble et Mahagonny en septembre à la Komische Oper, ce qui n’est pas un hasard bien évidemment, la pandémie ayant donné un sacré coup de pied dans le projet Kurt Weill prévu originellement entre Berliner Ensemble, Komische Oper et Berliner Philharmoniker, qui se retrouve repris par bribes en cette fin 2021.
Puisque nous avons eu la chance de voir les deux spectacles, nous aurons à regarder l’un sous la focale de l’autre, mais aussi en considérer les spécificités. Or L’Opéra de quat’sous a été créé au Theater am Schiffbauerdamm – Le Berliner Ensemble depuis les années 1950 –  en 1928, et Mahagonny opéra en trois actes, a été créé au Neues Theater de Leipzig (le nom de l’opéra avant sa destruction pendant la deuxième guerre mondiale) en 1930, avec un vrai tumulte créé par des nervis nazis, alors qu’il était prévu une Première en 1929 au Kroll-Oper de Berlin sous la direction de son directeur Otto Klemperer, qui y renonça à cause de réserves sur le livret.
En réalité le premier état de Mahagonny, Mahagonny Songspiel, remonte à 1927 et l’idée de Mahagonny est donc un peu antérieure à L’Opéra de Quat’sous. Il reste que le destin des deux œuvres est lié. Elles sont notamment victimes de l’idée que Brecht est aujourd’hui dépassé, difficilement jouable, vieilli. Des idées politiquement et idéologiquement bien portées et colportées ((Même si les positions théoriques de Brecht sont aujourd’hui souvent battues en brèche, Grotowski disait de lui : Brecht – un grand metteur en scène, mais par ses théories il a fait plutôt du mal.)).
Aujourd’hui on peut se demander pourquoi, Brecht et Weill seraient dépassés, mais Wagner toujours d’actualité…

Un fait subsiste, c’est que L’Opéra de Quat’sous a une forme mal définie à l’heure où l’on aime mettre les choses clairement dans des cases, où l’on préfère les œuvres bien fermées et bien identifiées aux œuvres ouvertes. L’œuvre a une nature hybride qui en rend souvent les productions sinon ratées, du moins discutables, voire ennuyeuses. La dernière production du Berliner Ensemble était signée Bob Wilson, qui fait du réchauffé depuis longtemps, même si son spectacle a eu un très gros succès, et je me souviens de Strehler, grand héritier et diffuseur de Brecht, au Châtelet qui se trompa d’œuvre et s’écrabouilla en 1986, bien plus que dans sa production historique de 1972, quant au projet de Julian Crouch et de Sven Eric Bechtholf dont nous rendîmes compte dans le Blog du Wanderer en 2015 à Salzbourg, il n’eut pas de destin plus brillant.

Œuvre hybride, opéra joué par des chanteurs ou théâtre chanté par des acteurs, opéra du pauvre et donc en version cheap (comme on suppose la première dont il reste fort peu de témoignages photographiques qu’on peut trouver sur internet, mais désormais sous droits réservés et impubliables).
Alors, évidemment, la curiosité était grande devant cette nouvelle production qui depuis la première en août 2021 ne désemplit pas et connaît un triomphe au Berliner Ensemble, sur le lieu de la création il y 93 ans.


La nature de la musique de Kurt Weill

On connaît l’intérêt de Barrie Kosky pour les années de la République de Weimar : bonne part du succès actuel de la Komische Oper vient de la redécouverte des opérettes de Paul Abraham ou Oscar Straus qui sont des must du répertoire actuel de l’institution et qui montrent à la fois la vivacité et la créativité qui traversaient Berlin à l’époque. Difficile dans ce cas de ne pas évoquer aussi Brecht et Weill, tellement liés à ces années-là, qui eurent pourtant des destins séparés, puisque Bertolt Brecht choisit finalement Berlin-Est, où il créa le Berliner Ensemble, où il vivra et mourra en 1956, alors que Kurt Weill mourra en 1950 aux USA où il s’exila dès 1936. Et Kosky dirige la Komische Oper, un autre emblème culturel de Berlin (Est) avec Walter Felsenstein.
Car Die Dreigroschenoper, malgré son succès (ou à cause de) fut interdit dès 1933, la musique de Kurt Weill, fils de Kantor juif, fut évidemment vouée aux gémonies par les nazis et les textes de Brecht brûlés. D’où ce premier geste prémonitoire de « Mackie Messer » dans la mise en scène de Barrie Kosky : il prend la partition au chef, et la jette au feu. Voilà où finissent les œuvres maudites après 1933. Nous avons déjà évoqué avec notre texte sur Giuditta ce que signifie la fin d’une culture, d’une civilisation, voire d’une certaine manière de concevoir l’humanité.

Nous avons évoqué la difficulté qu’il y a à qualifier Die Dreigroschenoper qui s’appelle Opéra, comme « remake » de l’opéra des gueux, The Beggar’s opéra, l’opéra des pauvres écrit en 1728, deux siècles exactement avant L’Opéra de Quat’sous qui s’affirme comme « remake ». En consultant le livre passionnant traduit par Pascal Huynh, Kurt Weill, de Berlin à Broadway ((Kurt Weill, de Berlin à Broadway, édition établie par Pascal Huynh, éditions de la Philharmonie, Paris, 2021)), on est étonné du nombre d’articles et de textes sur l’opéra et l’avenir de l’opéra, une question qui préoccupe Kurt Weill, peut-être la question de toute une vie. Plus qu’une question sans doute, c’est une quête. On sent sa curiosité envers les moyens nouveaux de diffusion (la radio), son désir d’atteindre la jeunesse, sa volonté de trouver d’autres formes pour que l’opéra quitte sa tour d’ivoire « élitiste » et l’on comprend que Die Dreigroschenoper n’est pas un aboutissement, mais une des stations du long chemin qui se poursuivra avec Mahagonny d’abord, puis avec l’usage du Musical durant le temps de l’exil. La musique de Kurt Weill, entre Lieder, oratorios, opéras, musicals, symphonies, couvre toutes les formes et tous les genres, avec un raffinement étonnant et des sons singuliers que l’orchestration inventive à la fois légère (sept musiciens) et variée de Die Dreigroschenoper reflète quelque peu.

De son éducation auprès du père Kantor avec sa connaissance profonde de la tradition juive, de ses études auprès de Ferruccio Busoni, il montre une curiosité vers toutes les formes, et donc, aussi – ses textes le montrent- son observation incessante des mouvements culturels du monde et notamment les musiques qui émergent, Berg, Schönberg, mais aussi le jazz et les musiques populaires.
Kurt Weill essaie de concevoir une forme d’opéra au plus près d’un public large, non confisquée par une aristocratie, et évidemment à l’opposé de la musique de Richard Wagner, pas forcément d’ailleurs de la création musicale wagnérienne, car Wagner avait lui-aussi (au départ) le même désir de réunir le peuple, gratuitement, autour de son œuvre, de faire sortir l’opéra des salles d’opéra traditionnelles (et ce fut Bayreuth…). Kurt Weill, tout comme Brecht, était plus ulcéré sans doute de l’usage que les « wagnériens » faisaient de Wagner et du temple fermé que Bayreuth était devenu, dédié à l’adoration du Maître orchestrée par la famille et notamment Cosima puis Winifred avec des ramifications politiques au parfum pourri.
À l’instar de Wagner – et c’est paradoxal‑, il fallait faire sortir l’opéra des théâtres d’opéra, et casser l’opposition théâtre/opéra, en installant l’opéra dans un théâtre. Ainsi, on retirait le chant aux chanteurs pour le donner aux acteurs et on réduisait la prétendue « supériorité » du genre opéra dont le théâtre était parent pauvre. Aux grands orchestres on substituerait un petit groupe, un « Band », aux chanteurs on substituerait des acteurs qui chantent, et aux Dieux, princes et princesses, on aurait des gueux « qui ne sont rien » comme a dit l’autre. Et au lieu du public d’élite, il y aurait le public, tout simplement, dans sa diversité.

 

"Tradition" brechtienne ?

Comme il y a des « wagnériens » intransigeants gardiens du temple, il y a de même des brechtiens pur sucre, et les deux productions de Kosky (Dreigroschenoper et Mahagonny) ont fait grincer bien des dents brechtiennes, au nom de l’usage des émotions, au nom de l’absence de distanciation, d’une certaine absence de théâtre épique.
En réalité la rencontre avec le théâtre est toujours une rencontre hic et nunc, la rencontre d’une œuvre et d’une époque, d’un public, d’un contexte. Ce qui compte, c’est tout de même la réception, c’est à dire la manière dont un spectacle parle au public. « La rencontre d’une œuvre et d’un peuple », pour parodier une expression bien connue dont on use aujourd’hui en France en ces temps de présidentielles.

Toute création artistique a une réponse ouverte dont chaque époque s’empare avec ses modes, ses attentes et ses obsessions. Alors, pas plus que les reproches qui sont faits à certaines mises en scènes de Wagner d’être des insultes au maître de Bayreuth (on se souvient des abrutis qui affichaient un masque de sommeil pour ne pas voir la mise en scène de Castorf à Bayreuth – empêtrés dans leurs contradictions de « wagnériens » refusant de regarder, élément pourtant fondateur du théâtre de Bayreuth), il ne faut faire cas des vestales brechtiennes reprochant à Kosky de passer à côté de Brecht dans son temple…

 

La trame

Rappelons rapidement la trame de l’œuvre, qui, conformément à l’Opéra des Gueux, se passe à Londres, à Soho, un quartier déchiré entre deux rivaux aussi peu recommandables l’un que l’autre, d’un côté Jonathan Jeremiah Peachum le « roi des mendiants » qui entretient une troupe  de mendiants « professionnels » dont il tire profit, et Macheath, dit Mackie Messer, un féroce chef de gang. L’action se déroule au milieu des voleurs, des putains, des petits trafics, c’est à dire de tout ce que la ville peut produire d’interlope.

Polly (Cynthia Micas) Macheath (Nico Holonics) © Jörg Brüggemann

Cependant, la fille de Peachum, Polly, est amoureuse de Macheath, et l’épouse au milieu des gangsters, en présence de « Tiger » Brown, chef de la police et néanmoins ami de Macheath.
Mais Peachum ne supporte pas cette idée et dénonce Macheath comme bandit et souteneur. Il se débarrasserait ainsi d’un rival gênant et d’un gendre encombrant. Mais Polly avertit aussitôt Macheath qui prend toutes ses dispositions en la chargeant de le remplacer auprès de sa bande et qui fuit chez les prostituées.
De son côté, Madame Peachum soudoie la prostituée Jenny pour qu’elle aide à l’arrestation de Macheath, ainsi fait prisonnier au moment où il rend visite aux filles.
Macheath est en prison. Lucy, la fille du chef de la police Brown et ancienne maîtresse de Mackie, lui rend visite et lui reproche son infidélité. Lorsque Polly veut elle aussi rendre visite à son mari en prison, une scène de jalousie éclate entre les deux femmes. Mackie parvient néanmoins à convaincre Lucy de l'aider à s'évader. Il s’évade.
La même nuit, Peachum se prépare à perturber le cortège du couronnement par une démonstration de misère mise en scène par ses mendiants si Macheath n’est pas arrêté de nouveau. Le jour du couronnement de la reine, Mackie, qui a entre-temps trouvé refuge chez Jenny une autre ex-maîtresse, est à nouveau trahi, arrêté et cette fois condamné à mort.
Il monte sur l’échafaud, et sous la potence fait ses excuses à tous. Mais juste avant l'exécution, Brown apparaît en messager royal à cheval et annonce que Mackie est non seulement gracié, mais aussi anobli. Tout est bien qui finit bien.

L’histoire finit bien, et immédiatement on pense à Mahagonny qui finit mal. Les deux histoires pourtant traient de thématiques voisines, la perversion capitaliste au sein de la ville. Brecht et Weill suivent le schéma ouvert par The Beggar’s opera d’un happy-end qui ressemble à un Deus ex machina baroque, à double détente parce que non seulement Mackie est gracié, mais anobli. Une fin ambiguë où le monstre est gracié par la société même qu’il lacérait de son couteau, comme le souligne la complainte initiale « Die Moritat von Mackie Messer » dès la première strophe :
Le requin, lui, il a des dents,
Mais Mackie a un couteau :
Le requin montre ses dents,
Mackie cache son couteau. ((Und der Haifisch, der hat Zähne
Und die trägt er im Gesicht
Und der Macheath, der hat ein Messer
Doch das Messer sieht man nicht.))

Une complainte qui sera chantée aussi par Louis Armstrong et Frank Sinatra, et qui connaîtra une fortune immense au XXe siècle, une complainte qui « glorifie » le crime et le monstre, sur un ton plutôt léger et distancié, d’où son ambiguïté qui inonde toute l’œuvre.
Brecht avait été très influencé par la lecture de Wedekind, et notamment Jack l’Éventreur, dans Die Büchste von Pandora (la boite de Pandore) la matière du livret de Lulu de Berg, mais il faut aussi remonter plus loin, à Villon, le poète des bas-fonds, pour comprendre le sens de cette fascination de Brecht pour le monde des grandes et petites frappes, depuis « Dans la Jungle des villes » jusqu’à « Arturo Ui ».
Macheath est l’un d’eux, qui dicte sa loi à Soho et Londres, dans un monde où le sentiment n’existe pas, remplacé par la matérialité et par la marchandise. Dans l’Opéra de quat’sous, il y a ce double discours entre des personnages vomitifs, voire abominables, et un texte qui quelquefois parle d’amour voire de romantisme, chez Polly Peachum notamment,  mais qui cependant gère très bien la petite affaire de Macheath quand il est en prison : à romantisme, romantisme et demi. Tout cela passe, non sans ironie, et non sans distance (Brecht…), mais les frontières sont toujours fragiles.
Du coup, on trouve les ingrédients d’un héroïsme là où tous les personnages sont des anti-héros. Et on peut se demander si le succès extraordinaire de l’œuvre n’est pas à l’origine d’une incompréhension, là où les personnages se voulaient tous des produits d’un capitalisme destructeur, la fin heureuse, l’amour aux apparences romantiques entre Polly et Macheath (qui collectionne pourtant les fiancées, sorte d’épouseur du genre humain des bas-fonds) n’ont pas fait inconsciemment ranger l’opéra de Quat’sous dans l’opérette à fin heureuse qui fleurissait à Berlin ces années-là et dont, par incise, Barrie Kosky s’est fait depuis 2012 le révélateur à la Komische Oper.
Cette ambiguïté, cette double postulation, ce caractère ying et yang, bi-face, on le retrouve dans sa mise en scène.

Car Die Dreigroscheoper est d’une certaine manière plus complexe et constitue dans l’histoire théâtrale et musicale de la période un élément beaucoup plus perturbateur que Mahagonny. On sait que l’idée de Mahagonny, d’un véritable opéra, remonte à 1927, nous l’avons souligné, et Der Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny constitue une parabole très démonstrative des méfaits du capitalisme, de la recherche systématique du profit et d’une morale complètement pervertie par l’argent. Nous en avons parlé dans ces colonnes (voir ci-dessous, « et pour compléter la lecture »), C’est clair, net, sans bavures.

Beaucoup moins claire est la genèse de Die Dreigroschenoper, bien plus accidentée, moins « préparée » en quelque sorte, qui devait être proposée au Kroll-Oper, puis avec le refus de son directeur Otto Klemperer, a été montée au Theater Am Schiffbauerdamm, c’est à dire redimensionnée, perturbée par des répétitions très orageuses, et pas tout à fait achevée par Brecht qui quelques années plus tard en a modifié certains passages. Cette naissance accidentée est aussi pour Brecht source d’insatisfaction, d’où l’ambiguïté d’un succès qui n’est peut-être pas dû au théâtre épique, mais à l’adhésion pas du tout distanciée du public qui en quelque sorte se serait trompé d’œuvre.
C’est la musique de Weill qui emporte et qui convainc, pour sa nouveauté d’une part, sa qualité évidemment et aussi sa complexité – masquée sous cette apparente simplicité d’un orchestre de sept musiciens (qui joue quand même 23 instruments…).

Polly Peachum (Cynthia Micas) © JR Berliner Ensemble

L’approche de Barrie Kosky

Kosky ouvre le spectacle par cette vision d’une incroyable poésie d’une « lune sur Soho » ( Der Mond über Soho, selon le titre de la chanson d’amour du premier acte Siehst du den Mond über Soho ?) : la lune qui  chante la complainte de Mackie (par Veit Schubert ce soir, qui remplace la titulaire Josefin Platt) sur fond de rideau clinquant des revues berlinoises (l’Admiral Palast et le Friedrichstadt Palast, les deux théâtres de revues de Berlin se trouvent presque face au Berliner Ensemble, 150m à 200m). Allusion à la revue berlinoise, certes, mais allusion aussi, en écho au texte de la chanson, à cette pleine lune dans un ciel étoilé (figuré par le rideau) qui déclenchait à Londres les meurtres de Jack l’Éventreur, l’un des inspirateurs de Macheath…
Ainsi il installe d’emblée l’ambiguïté.
Il va la poursuivre quelques moments plus tard lorsqu’il fait « participer » le public en pointant tel ou tel spectateur anonyme avec un projecteur, lui demandant de reprendre le texte, avec un côté entertainment presque télévisuel dans une histoire qui tient du film noir. Il y a chez Kosky cette volonté manifeste de replacer l’œuvre dans un contexte particulier que l’appel à Adam Benzwi, son chef pour pratiquement toutes les opérettes berlinoises de la Komische Oper ne peut être le fait du hasard (au-delà évidemment l’excellence du musicien). Kosky adore jouer de ces ambiguïtés, prendre à revers, d’autant que sa mise en scène de Mahagonny se situe, quant à elle, à l’opposé, plus démonstrative, plus parabolique, plus apparemment noire aussi.
Kosky pose immédiatement ce qui est aujourd’hui une des clefs de l’échec des mises en scène de l’œuvre, l’incapacité de la classer dans un genre, de lui donner une couleur qui lui corresponde.
En posant Der Mond über Soho (Titre donné par la mise en scène – référence à un Livre de Brecht et à une chanson du premier acte–  à la complainte initiale de Mackie Messer) comme une sorte de numéro princeps au milieu du clinquant d’une revue, avec le texte cru d’une complainte assez violente, malgré la musique, là aussi en contrepoint, il installe le spectateur dans un univers, qu’il va casser immédiatement quand le rideau s’ouvre, pas vraiment sur une fantasmagorie clinquante, mais sur le père Peachum (Tilo Nest, un des très bons acteurs de théâtre en Allemagne, qui a intégré la troupe du Berliner Ensemble en 2017).La trame s’ouvre parallèlement par un focus sur le couple Peachum, et par le mariage de leur fille Polly avec Macheath. Le couple Peachum c’est toute la concentration d’un capitalisme qui fait argent de tout (vends ton frère, vends ta femme…dit-il)– et qui tire argent de la pitié publique, puisque son armée de faux mendiants alimente sa caisse, et de l’autre, la mentalité bourgeoise qui « protège » leur fille Polly comme on le verra.

Celia Peachum (Constanze Becker) © JR Berliner Ensemble

Pour qui a vu Der Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny à la Komische Oper, créé, rappelons-le un mois environ après Die Dreigroscheoper, frappe immédiatement la différence de regard sur l’espace. Il n’a pas travaillé avec la même équipe. Au contraire de Kratzer ou Tcherniakov, qui travaillent avec une même équipe, Kosky travaille alternativement avec quatre ou cinq équipes. Ainsi Mahagonny n’est pas proposé avec l’équipe de Dreigroschenoper.
Mahagonny, c’est une ville construite dans un désert, et sur scène il y a le désert, une abstraction totale, des miroirs qui reflètent les foules. Tout est horizontal. La thématique, c’est construire une ville système qui va pressurer jusqu’à la ruine (Jim Mahoney) ceux qui vont y acheter leur plaisir. Tout s’achète et tout se vend dans cette ville système, surgie de rien. Construire une ville, c’est construire le « système d’exploitation qui va avec ». En même temps c’est une démonstration que le capitalisme se mange lui-même et s’autodétruit.
Horizontal comme horizon, avec ces foules à perte de vue multipliées par des miroirs qui accourent pour se perdre mutuellement.
L’Opéra de Quat’sous au contraire, est tout en verticalité. Espace fermé. Espace où évolue peu de monde, même si ces gens sont mus (voir plus haut les Peachum) par la même certitude que tout se vend (et s’achète). Cette verticalité, c’est celle de la ville, de la grande ville, productrice de bas-fonds, de pègre, de violence, de sang, de meurtres, mais aussi de joie et de plaisir.
Cette ville elle est figurée par un espace difficile, une verticalité qui n’est pas sans rappeler une autre verticalité à peu près contemporaine de l’œuvre, celle du Metropolis de Fritz Lang (1927), vu ici comme un labyrinthe vertical où les gens ne peuvent jamais se rencontrer, mais seulement se nicher, au prix d’acrobaties pour monter, descendre passer d’un espace à l’autre. Des solitudes qui se rencontreraient par hasard, au hasard de deux escaliers ou de deux plateformes, comme on se rencontre dans des cages d’immeuble.
On avait dans Mahagonny l’impression d’un lointain, on a dans un espace il est vrai plus réduit du Berliner Ensemble, une impression de proximité, voire d’étouffement.

Faune, barre, lumière, verticalité © JR Berliner Ensemble

La verticalité, cela veut dire obstacle, cela veut dire barre, comme cette barre de projecteurs qui obstrue le fond et empêche de voir le plateau, cela veut dire mur, cela veut direz aussi potence, celle de Mackie Messer à la fin de la pièce. C’est pourquoi qui voit L’Opéra de Quat’sous ne peut éviter d’aller voir Mahagonny, comme Janus bifrons, Janus qui rit et Janus qui pleure. Mahagonny prend la ville à la naissance, l’opéra de Quat’sous prend la ville non dans sa fin, mais dans ses effets, dans ses méandres purulents, dans ce qu’elle produit y compris ses contradictions. Voilà pourquoi la ville est une jungle, avec ses animaux sauvages, ses fauves et ses victimes, la ville, c’est l’État sauvage.

Macheath (Nico Holonics) © Jörg Brüggemann

Et pourtant, Kosky ne cherche pas à obéir aux diktats de Brecht dans son temple, il va travailler comme toujours sur l’espace de vie, de liberté et de joie qu’il y a en chacun, loin du didactisme brechtien. Ici, les bandits (en fait, ils le sont tous) sont sympathiques, à commencer par ce Mackie Messer ahurissant qu’est Nico Holonics, qui traverse la vie et la ville en se moquant de tout ce qu’on devrait prendre au sérieux. Avec son maquillage entre Joker et Orange mécanique, il pourrait être inquiétant et il ne l’est pas, il reste irrésistiblement sympathique, sans cette toxicité qui devrait transpirer de toute l’œuvre.
Car c’est bien là l’une des clefs de ce travail, à la différence de Mahagonny. Il y a dans Mahagonny quelque chose de sérieux et démonstratif, pas ici. Kosky a pris la décision de jouer un Opéra de Quat’sous divertissement, à la fois vidé de tout aspect démonstratif trop lourd, qui se rapprocherait des opérettes berlinoises de ces années-là, mais en optant pour une ambiance qui rappelle les paillettes de l’opérette sans jamais les copier ou les mimer. Il y a- un peu comme dans Mahagonny d’ailleurs une volonté d’épure et de stylisation.
Mackie ici n’est pas un ange, pas un héros romantique, mais d’abord une boule de désir accumulant les conquêtes – assez Donjuanesque d’ailleurs‑, sans morale, essentiellement concentré sur lui-même, et profitant d’un réel pourvoir sur les autres (sa relation étrange avec Tiger Brown, le chef de la Police), il mène la revue des bas-fonds avec une sorte d’énergie communicative et dynamisante.

Tiger Brown (Kathrin Wehlisch) Peachum (Tilo Nest) © Jörg Brüggemann

Kosky a fait le choix de libérer l’œuvre de son arrière-plan social et politique, ou du moins, de le faire ressentir d’une autre manière. J’en prends pour exemple le couple Peachum, qui fait de l’argent en exploitant la compassion publique par une armée de faux mendiants. Idée qui d’ailleurs s’est vue réalisée en France lors du scandale de l’Association de la Recherche pour le Cancer (l’ARC) quand son président a détourné les dons à son profit. C’est un exemple, il y en a sans doute d’autres. Cela signifie que ne sommes pas dans une « dystopie » comme on dit aujourd’hui, mais dans un possible de nos sociétés où la compassion peut être détournée au nom du profit individuel. Un effet du capitalisme ; on dirait aujourd’hui effet pervers du néo libéralisme.
De plus les Peachum, en menaçant de troubler les cérémonies du couronnement, se montrent une force de chantage social et politique, les mafias en quelque sorte.

Mariage : Polly (Cynthia Micas) Macheath (Nico Holonics) © Jörg Brüggemann

Dès le départ, le couple (Tilo Nest et Constanze Becker), des bandits qui ont réussi », affichent une sorte de « morale bourgeoise » dès qu’il s’agit de leur fille Polly. Il y a là un mécanisme bien connu notamment décrit par Coppola dans Le Parrain, qui mêle trafics divers en sous-main et morale bourgeoise. La morale bourgeoise n’est pas apparence, elle gagne les esprits quand l’argent rentre et permet à la famille de vivre « dignement ». Ainsi le mariage de Polly et Mackie ne plaît pas. Bandits bourgeois, comme le souligne le costume de Celia Peachum, un manteau de fourrure et rien d’autre, comme si ce seul habit faisait le moine.
Ils se lamentent tous sur les jeunes qui veulent s’amuser…

PEACHUM
Au lieu de, au lieu
de rester à la maison et de dormir dans un lit douillet
ça veut s’amuser, ça veut s’amuser
comme si les cailles leur tombaient toutes rôties.

Mme PEACHUM
Ça vient de cette lune au-dessus de Soho,
ça vient de leur damné truc “Sens-tu battre mon cœur?”,
ça vient de leur “là où tu iras, j’irai aussi, Johnny”,
Johnny!"
quand l’amour naît et que la lune croît sur Soho. ((PEACHUM
Anstatt daß, Anstatt daß
Sie zu Hause bleiben und im warmen Bett
Brauchen sie Spaß, brauchen sie Spaß Grad
als ob man ihnen eine Extrawurst gebraten hätt.

FRAU PEACHUM
Das ist der Mond über Soho
Das ist der verdammte "Fühlst-du-mein-Herz schlagen »- Text
Das ist das "Wenn du wohin gehst, geh ich auch wohin,
Johnny !"
Wenn die Liebe anhebt und der Mond noch wächst. ))

On sent bien à travers ces paroles d’une part le côté moralisant de Peachum (comme si les cailles leur tombaient toutes rôties.) et celui complètement anti-romantique et cynique de Madame Peachum qui raille « la Lune sur Soho » alors que la scène suivante s’enchaîne avec le mariage de Polly et de Mackie.
Polly prend son envol, c’est l’une des trois femmes (parmi d’autres qui apparaissent dans l’œuvre) c’est Cynthia Micas qui l’interprète et le personnage va évoluer fortement. Au-départ elle semble être ce que ses parents décrivent, une jeune fille « romantique » dans le style « à quoi rêvent les jeunes filles », mais, on l’a vu, elle va tenir aussi la barque Macheath non sans fermeté ni autorité.
Kosky soigne beaucoup les figures de femmes dans sa mise en scène. Outre Madame Peachum (Constanze Becker), longiligne, une figure qui est un profil autoritaire, il y a Polly, l’héroïne, qui commence comme jeune fille romantique (belle voix claire et affirmée) mais acquiert très vite une place plus « assise », qui a mis la main sur son homme, – pourtant en matière de femmes plutôt disponible et aussi glissant qu’une anguille.

Lucy (Laura Balzer) Macheath (Nico Holonics) © JR Berliner Ensemble

Elle se confronte dans des scènes de jalousie désopilantes avec Lucy, fille de Tiger Brown l’ex (et qui doit le rester) jouée par une Laura Balzer au physique plus menu mais plus agressive, une sorte de roquet, particulièrement agile.
Enfin, la troisième, Jenny (formidable Bettina Hoppe), sans doute le plus beau souvenir de Mackie, beau personnage assez humain de fille de cuisine qui chante avec vigueur son air du corsaire avec ses huit voiles et cinquante canons tout en lavant ses verres, mais aussi la chanson de Salomon vraiment très prenante.

 

Une faune dégenrée

Plus généralement Kosky dessine avec habileté une faune particulière, au-delà des fonctions et des genres. Il réussit à aplanir non la portée sarcastique de l’œuvre, mais à en proposer une vision légère et actualisée, sans apparaître tout à fait contemporaine. C’est une sorte de tour de force, car tout se déroule avec fluidité et justesse. Il utilise par exemple des jeux sur le genre fréquents (prostituées jouées par des hommes, par exemple, comme des trans) auxquels nous sommes habitués dans les ballets de son complice Otto Pichler à la Komische Oper, mais ce n’est jamais surligné car il n’en fait pas un drapeau. Ainsi le rôle de Tiger Brown le chef de la Police, ami de Mackie, est-il tenu par l’actrice Kathrin Wehlisch.

Les asperges… Macheath (Nico Holonics) Tiger Brown (Kathrin Wehlisch) © Jörg Brüggemann

À l’époque de Shakespeare, tous les rôles étaient tenus par des hommes, et aujourd’hui Kosky nous dit c’est indifférent au nom d’une vérité théâtrale qui n’est pas celle de la vie. Et le rôle est tenu, remarquablement évidemment : la scène où Brown sert en prison comme dernier repas au prisonnier un plat d’asperges (?) sauce hollandaise (plat traditionnel en Allemagne) est désopilante, parce que ce qui est mimé, c’est non le dernier jour d’un condamné, mais le room-service d’un hôtel très décati, avec cette table roulante et grinçante, pendant que toute la fin, avant le deus ex machina, ressemble presque à une litanie : la ballade du pardon chantée par Macheath avant d’être pendu ponctuée comme une montée au Golgotha par un orchestre vraiment exceptionnel.

 

La performance musicale

La performance musicale est en effet notable et à tous niveaux : les acteurs chantent avec un naturel incroyable, un phrasé impeccable et sans jamais quitter le style voulu par Weill, une sorte d’entre deux où le « naturel » domine sans l’artifice du chant dans l’opéra, voire l’opérette. C’est le chant qui donne l’essentiel de la vérité des personnages : chaque chanson, chaque ballade, chaque complainte  est un énoncé de vérités, de confidences, de déclarations violentes ou déchirantes et toujours empreinte de mélancolie : ce chant ne peut respirer l’artifice.
L'ensemble des voix frappe par l’homogénéité stylistique, les volumes contenus (ils sont sonorisés) et surtout, comme ce que nous avions souligné dans un jeu où « le genre » compte peu, les voix apparaissent elles aussi quelquefois en un entre-deux : Nico Holonics réussit à avoir quand il chante des inflexions féminines, certaines chanteuses des inflexions masculines, on est toujours sur une ligne de crête où la question est d’abord l’effet produit face à une situation. Dans la ballade du pardon finale, Holonics a une telle variété de couleurs et de tons qu’il semble être (vocalement) plusieurs personnages à la fois, le reflet du collectif (l’ensemble des humains) auquel il s’adresse.
Et du côté de l’orchestre, il y a cette incroyable ductilité sonore, à la fois habituelle dans les orchestres d’opérette, mais ici renforcée par l’effectif réduit, qui conduit à jouer sur des effets pour donner l’illusion du nombre (rappelons que s’il y a sept musiciens, il y a 23 instruments différents. On l’entend tout particulièrement, c’est un seul exemple, dans la rupture de ton finale entre la ballade du « pardon » de Macheath et la tonitruante arrivée du « sauveur » avec les horch horch… qui sonnent presque rocky ou jazzy. Kurt Weill réussit là des jeux d’échos et de contrastes à la fois savants et prodigieux, magnifiquement soulignés par l’ensemble réuni et la direction d’Adam Benzwi .

Cette production, on l’a souligné, ne désemplit pas et est sans doute appelée à une carrière confortable. Kosky y réussit un étonnant en même temps : il effleure toutes sortes de faits sociaux, pauvreté, embourgeoisement, violence des villes, pègre, mais aussi de faits sociétaux d’aujourd’hui, théorie du genre, goûts sexuels divers sans jamais insister, sans jamais être lourd ou démonstratif. Comme s’il avait voulu jeter un sort à ceux qui disent que Brecht ne nous dit plus rien. Dit comme ça, il a au contraire encore un bel avenir.
Notre conseil : vous irez à Berlin dans un après-covid prochain (?), jetez un œil régulier sur les programmes du Berliner Ensemble qui paraissent tous les deux mois, et jetez-vous sur des places pour ce spectacle, qui partent à une vitesse folle.

Dans la jungle des villes, Jenny (Bettina Hoppe) Macheath (Nico Holonics) et les solitudes… © JR Berliner Ensemble
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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