Quels que soient les débats autour de l’action de Katharina Wagner, il faut lui reconnaître l’audace d’avoir imposé à Bayreuth des productions qui posent directement la question de l’influence « politique » de Wagner en Allemagne, du rôle délétère du festival pendant le nazisme et donc une volonté de régler des comptes avec le passé. Il fallait aller « de l’avant », et Katharina Wagner a l’avantage d’être d’une autre génération des membres de la famille susceptibles de diriger l’institution. En ce sens, elle doit être saluée à la hauteur de ce qu’elle a osé imposer.
La production de Barrie Kosky, qui fait un sort à une œuvre dont le nazisme fit un emblème, jouée sous le régime tant que ce fut possible à Bayreuth, y compris en 1944. Meistersinger d'ailleurs représentait souvent une sorte de « germanité identitaire » qu’on reconnaissait y compris dans les années 1970 au public très spécifique qui venait y assister. Et d’ailleurs Wolfgang Wagner ne s’y est pas trompé, qui a assuré les mises en scènes jusqu’au seuil des années 2000, des mises en scènes assez réalistes qui finissaient toujours par une réconciliation générale et la réintégration de Beckmesser dans le groupe – politiquement correct jusqu’au bout.
Katharina Wagner dans sa mise en scène (si contestée aussi) a essayé au contraire de montrer dans le discours et l’attitude de Sachs un conformisme artistique qui faisait penser à une sorte d’art officiel, si bien que le discours final était une imitation d’Adolf Hitler, tandis que Beckmesser était le véritable artiste novateur et Walther le conformiste. C’était renverser toute la tradition, et introduire officiellement la question du nazisme dans sa relation à l’œuvre de Wagner et notamment des Meistersinger. Cette mise en scène montrait un basculement nécessaire, effectué par un membre de la famille Wagner, qui était un regard incisif, sans concession sur l’histoire de l’œuvre, du Festival, de la famille (avec les allusions aux Meistersinger de Wieland Wagner).
Nous l’avons souvent écrit, c’est Frank Castorf qui lors d’une interview nous a dit « Bayreuth sent le savon ». Au sens où il soulignait l’effort permanent pour effacer la tache qui pèse sur le Festival de Bayreuth et pas seulement depuis le règne de Winifred. Car Cosima dans son journal ne nous épargne pas les réflexions antisémites, et Wagner est tout de même l’auteur de l’immonde « Du judaïsme dans la musique ». Certes, cela n’a pas empêché de nombreux artistes juifs d’être invités à Bayreuth (à commencer par Hermann Levi, le créateur de Parsifal, ce que la mise en scène souligne avec netteté, en lui faisant ensuite endosser le rôle de Beckmesser), ni de nombreux juifs de fréquenter la colline verte. Mais la tache ne s’efface pas : expositions sur les artistes juifs à Bayreuth dans les années 1980, exposition sans concession sur Wieland Wagner dans sa relation trouble à Hitler jusqu’aux derniers jours du régime, et une famille dont les hauts faits ne sont plus à souligner, à commencer par la manière dont Cosima renia sa fille Isolde pour éviter que Beidler ne devienne le directeur du Festival à la place de Siegfried Wagner.
La direction du Festival est un Graal au nom duquel bien des turpitudes furent accomplies, et la pire fut évidemment le nid antisémite que fut Bayreuth, et bien avant l’avènement du nazisme, puisque du papier à en-tête de Bayreuth fut envoyé à Hitler emprisonné pour qu’il puisse écrire Mein Kampf. Tout cela est connu, mais il faut sans cesse le répéter : Bayreuth fut toujours antisémite, et devint un nid qui contribua à couver le nazisme à la faveur de l’amour d’Hitler pour Wagner, puis devint en 1933 une sorte de maison officielle du régime sur laquelle Hitler veillait jalousement.
Bien entendu, il faut séparer l’homme et l’œuvre, toujours, car l’œuvre échappe à son créateur. Mais dans le cas de Wagner, c’est toujours plus difficile dans un lieu dont il a eu l’intuition, dans une salle qu’il a conçue et qu’il a réussi à créer, et dans un Festival qui a souvent versé dans le pèlerinage. On ne cessera de rappeler les premiers mots du fameux Lavignac dans « Le Voyage artistique à Bayreuth » ((« On va à Bayreuth comme on veut, à pied, à cheval, en voiture, à bicyclette, en chemin de fer, et le vrai pèlerin
devrait y aller à genoux. »)) . En France même, le wagnérisme apparut très tôt avec Baudelaire, puis Verlaine (mais pas Rimbaud), Mallarmé, la « Revue wagnérienne » et on est surpris de voir la liste des écrivains, artistes et intellectuels qui s’intéressèrent à Wagner et firent le voyage de Bayreuth, considéré comme « obligé » par beaucoup.
C’est tout cela qui remue beaucoup quand on aime la musique de Wagner et le mouvement intellectuel européen qu’elle suscita, et de l’autre côté les idées politiques délétères de la famille et de l’entourage qui contribuèrent à légitimer le régime nazi.
C’est pourquoi il est évident que la famille eut un rôle dans le développement des idées nazies, notamment par son antisémitisme structurel, né bien avant Bayreuth, dont Cosima, peut-être encore plus que Richard (et encore cela reste à prouver) fut le porte-drapeau et Winifred ensuite l’activiste.
C’est tout cela qu’affronte Barrie Kosky, qui accepta la proposition de Katharina Wagner à la seule condition que ce fut Meistersinger. Et sa mise en scène du chef d’œuvre de Wagner pose clairement et dès le départ avec une fausse bonhommie l’inextricable piège de l’antisémitisme wagnérien, justifiant du même coup dans sa production que Wagner soit jugé "a posteriori " par le tribunal de Nuremberg comme l’un des fauteurs de la catastrophe. Et c'est fait avec une telle justesse, avec une telle précision, dans décor extraordinaire de Rebecca Ringst, des costumes vraiment exceptionnels de Klaus Bruns et des lumières tellement réussies de Frank Evin que tout contribue à cette réussite, le contenant comme le contenu.
Le nazisme fut une catastrophe pour l’Allemagne et pas seulement parce qu’il amena à la destruction totale du pays, mais aussi parce qu’il tarit toute la vivacité intellectuelle d’une culture européenne fondamentale, en musique, en philosophie, en littérature. L’Allemagne qui était le phare intellectuel de l’Europe perdit en dix ans tous ses artistes, philosophes et écrivains. Et si l’on pense à la musique, peut-on imaginer ce que les Korngold, Schreker et autres auraient continué à produire, notamment en opéra : à coup sûr le visage de l’opéra au XXe en eût été bouleversé. Or, la rupture de la guerre changea totalement la création lyrique et musicale.
C’est aussi cela, la culpabilité du nazisme et la complicité des Wagner, et c’est cela que raconte ce travail, l’un des plus importants par son audace et sa portée.
Nous n’allons pas revenir sur des détails d’une mise en scène dont chaque année notre site a rendu compte et nous renvoyons le lecteur aux différents articles que nous signalons ci-dessous (et pour poursuivre la lecture…). Mais nous voulons revenir sur l’axe portant de ce travail, qui est le tribunal de l’histoire, vu à travers celui de Nuremberg.
Il faut pour entrer dans ce travail, voir dans chaque moment une sorte de pièce à conviction : au premier acte, plus léger (faussement), sont présentées dans le cadre de Wahnfried reproduit dans ses moindres détails les petits défauts de Wagner, son goût pour le luxe, ses chiens, mais aussi sa manière de se plonger dans son œuvre, au piano, jouant avec Liszt, sa manière de ne jamais oublier sa créature, c’est à dire son œuvre. Cet acte pose le principe de départ, l’assimilation de Hans Sachs à Wagner, celle de Beckmesser à Levi (avec la scène désopilante initiale où Wagner impose à Levi de se lever et de s’asseoir au moment du choral dans l'église Sainte Catherine, allusion à son envie de convertir Levi).
En faisant de Walther un jeune Wagner, et en créant autour quelques petits Wagner, il donne aussi l’idée de l’égocentrisme du personnage mais aussi de la wagnérisation de l’entourage, c’est à dire d’une relation d’adoration au créateur à peu près unique dans les annales. Enfin, il superpose les époques, fait envahir l’espace (génialement géré) par des Maîtres très caractérisés, et non pas un groupe anonyme : il est ici vivant, il bouge et il est enfin contrasté. L’attitude de chaque maître face à Walther est loin d’être uniforme qui va du refus à l’adoration immédiate. Mais en même temps l’idée sous-jacente est que tout cela n’est pas si sérieux, on n’y croit pas trop à ces maîtres un peu caricaturaux. Tous les niveaux de lecture sont possibles, sous le signe de Wagner et Cosima, d’un Wagner jeune et d’une Cosima-Eva (qui est le nom de la deuxième fille du couple). C’est donc d’abord l’idée d’un vertige complexe qui prend, alors que l’acte se termine par la disparition de Wahnfried au profit de la salle de Nuremberg, qui sera le cadre des deux autres actes.
Le deuxième acte a subi entre la première année et la deuxième un fort ripolinage – Werkstatt Bayreuth oblige- mais sans en modifier le sens.
Dans le vaste espace vide, Wahnfried réduit à un tas de meubles et de plantes, comme pour un déménagement, comme si le tas de meuble était là comme pièce à conviction, puisqu’il fait face à la barre du tribunal, élément central qui rappelle la situation. Sachs face à ses désirs, à ses regrets, à ses devoirs de maître aussi, avec David, puis avec Walther, et enfin avec Beckmesser. Mais l’essentiel est la scène finale, la fameuse scène du charivari qui vire au pogrom. De la folie de la ville réveillée par l’air de Beckmesser mais aussi et surtout par les coups de marteau de Sachs, se concentre autour de Beckmesser.
En réalité c’est Sachs qui sans le vouloir ou en le voulant, focalise sur Beckmesser la violence et en fait un pogrom : le masque du juif lui est posé, puis, de la barre des témoins, se gonfle une immense tête de juif dans l’imagerie vomitive des nazis, qui, nous l’avons dit, crée dans la salle un de ces silences éloquents qui tétanisent. Notamment par le contraste entre la musique souriante, légère de la fête qui s’apaise, et l’apparition à mesure que la tête se dégonfle, de l’immense kippa surmontée de l’étoile de David. C’est une des images sonores et visuelles les plus fortes du théâtre aujourd’hui, où le contraste musique/représentation dit tant des contradictions, des faux semblants, et d’une vérité qui s’est longtemps cachée. Une image qui fera date dans l'histoire du Festival, et qui sera difficile à effacer.
En assumant totalement l’idée que Beckmesser représente le juif, y compris au moment de la composition, Kosky jette sur l’œuvre et sa signification un regard sans complaisance, en assumant de la faire passer pour un emblème d’une germanité délétère, qui s’installe contre quelque chose ou quelqu'un : comme si seule l’existence d’un bouc émissaire pouvait fédérer.
Certes, et je l’ai déjà écrit, on ne peut évidemment ignorer les circonstances historiques de la création d’une œuvre au moment du réveil national allemand et à trois ans de la proclamation de l’Empire à Versailles. La question d’un art national, d’une revendication nationaliste pouvait légitimement se poser à l’époque et Wagner avait été une figure politique symbolique depuis Dresde en 1848, au point qu’il avait été exilé. Mais il est aussi opportuniste, il affirme au bon moment l’idée d’un art allemand symbolisé par les Maîtres Chanteurs, discret hommage aussi à une Bavière de Louis II qui a perdu son leadership au profit de la Prusse, mais l’Empereur sera à Bayreuth en 1876 et ce n’est pas un hasard : le rendez-vous de Bayreuth comme symbole de la puissante Allemagne commence en 1876.
Il n’y a d’ailleurs jamais de hasard : comme le 7 décembre à la Scala reste une manifestation nationale en Italie où toute la société « qui compte » se retrouve pour célébrer l’art identitaire italien par excellence qu'est l'opéra , toute la société « qui compte » en Allemagne se retrouve chaque 25 juillet à Bayreuth où l’ouverture du Festival est aussi symbole d’une identité nationale…
On n’échappe pas à son destin.
Alors le troisième acte installe le tribunal, avec ses bureaux et toujours sa barre des accusés ou des témoins. Car c’est aussi le moment du jugement des artistes, Beckmesser contre Walther, mais aussi – et Kosky l’a parfaitement ciblé, un moment de solitude extrême pour Hans Sachs-Richard Wagner. Pour Sachs, c’est le moment d’une renonciation personnelle face à Eva et Walther, comme la Maréchale au troisième acte de Rosenkavalier qui s’est tant inspiré des Meistersinger. Sachs, qui se sent profondément seul en son for intérieur : j’emploie l’expression à dessein parce qu’elle désigne une réalité « juridique », au tribunal de soi, tribunal de la conscience face au for extérieur (tribunal civil). Or le décor du tribunal de Nuremberg donne évidemment le ton : c’est le moment du jugement en conscience, et par les consciences.
Il y a dans ce troisième acte et notamment dans la Festwiese, quelque chose de terrible et personne n’en réchappe. D’abord bien sûr Beckmesser, dont la prestation se conclut non par un pogrom, mais par un éloignement : il est entraîné à l’extérieur, chassé en quelque sorte.
Mais quand Walther triomphe et qu’il refuse le titre de Maître, Kosky indique clairement la fin d’une époque, la fin de ces Maîtres chanteurs alors que Sachs-Wagner tient son discours « identitaire » sur l’art allemand seul en scène, de cette solitude structurelle dont nous parlions initialement : il parle dans le vide comme si une page était tournée et que ce discours-là ne valait plus, ne portait plus et du coup la situation devient tragique. Ne pouvant plus parler, tous sont partis, Eva, Walther, Beckmesser, la foule, les maîtres. Il ne reste plus que la musique qu’il dirige avec un faux orchestre qui fait semblant de jouer : il est dans ses rêves, dans sa musique, dans une sorte de confiance aveugle dans une musique qui au fond lui échappe aussi puisqu’elle s’éloigne comme Wahnfried s’éloignait au premier acte. Wagner – et non plus Sachs- reste seul à la barre, dans une sorte d’aveuglement tragique. C’est une vision tout aussi terrible que celle du deuxième acte, car elle consacre un aveuglement. Ces Meistersinger laissent Wagner seul devant le jugement de l’histoire, et face aux failles d’un art qui reste fascinant.
Que cette scène ait lieu à Bayreuth est à la fois terrible et salutaire : l’œuvre reste, monumentale, peut-être la plus belle de Wagner, la plus humaine, en tous cas celle que celui qui écrit porte dans le cœur, et en même temps elle est ce que les temps les plus honteux de l’histoire en ont fait, toute cette beauté devenue symbole de la honte et de l’inhumain, rabaissée à un outil de propagande : voilà ce qu'en ont fait les nazis. Le sommet de l’humanité paisible et souriante devenu symbole de la barbarie. Toute cette contradiction est ici exprimée par cette production, l’une des plus grandes et des plus fortes qu’il m’ait été donné de voir.
Musicalement, on regrette amèrement que ce soit la dernière édition car la production a atteint son équilibre et sa vitesse de croisière.
En effet, après avoir essayé deux autres Eva (un rôle si difficile à distribuer), on est arrivé à un point d’équilibre et d’excellence avec Camilla Nylund, dont la voix ronde, mais aussi bien posée, lyrique, qui ne manque ni d’énergie, ni de fraicheur a pleinement convaincu. Déjà dans le Tannhäuser précédent de Sebastian Baumgarten, elle avait su à la fois donner l’idée d’une Elisabeth lyrique, mais aussi décidée. C’est un peu la même chose ici où son Eva n’est jamais acide, jamais agressive, mais toujours à la fois tendre, lyrique et énergique. C’est une très belle prestation et la présence de Camilla Nylund a contribué à équilibrer vocalement un plateau globalement satisfaisant, mais qui pêchait les premières années par Eva (aussi bien avec Anne Schwanewilms qu’avec Emily Magee).
D’un autre côté, la production n’a pas eu de chance en ce début de Festival avec le Beckmesser (prodigieux depuis 2017) de Johannes Martin Kränzle. Celui-ci, souffrant, a assuré la représentation scénique du 26 juillet tandis que Bo Skovhus, arrivé au dernier moment, a chanté sur le côté. À la deuxième représentation Skovhus a assuré la partie scénique et vocale.
On ne peut que déplorer évidemment la situation, mais Bo Skovhus a fait ce qu’il a pu vocalement pour permettre le spectacle du 26 et a assuré une représentation assez correcte le 1er août. Skovhus qui est bon acteur a pu rentrer dans le personnage voulu, sans atteindre le côté déchirant et désopilant de son collègue, mais la représentation s’est déroulée de manière fluide. D’un autre côté, la voix accuse de la fatigue, des problèmes de projection mais malgré tout l’ensemble a été acceptable compte tenu de la situation. On se demande simplement pourquoi (peut être une question de disponibilité ?) en ayant sur place un Beckmesser de grande classe en la personne de Markus Eiche, qui chantait Wolfram dans Tannhäuser, on n’a pas fait appel à lui.
C’est Georg Zeppenfeld qui assurait cette année (comme il le devait l’année dernière) le rôle de Pogner, créé dans cette production par Günther Groissböck (qui cette année devait être Wotan et Le Landgraf de Tannhäuser). Ayant renoncé à Wotan, Groissböck chantait cette année dans Meistersinger un Nachtwächter de très grand luxe.
Zeppenfeld, à la voix immédiatement reconnaissable par sa clarté et une certaine suavité de timbre est un Pogner assez tendre, au phrasé impeccable et un maître dans la diction, ce qui est essentiel dans Die Meistersinger von Nürnberg. En effet, au risque de se répéter, si le texte chez Wagner est essentiel, l’enjeu est encore plus déterminant dans une comédie, où le texte doit être dialogué, conversatif, vif, coloré pour que naisse l’adéquation entre couleur de texte et instruments dans la fosse. L'accompagnement doit être impeccablement gérée avec une précision sans failles. Avec Zeppenfeld, dont les qualités de diction et de clarté sont exceptionnelles, c’était le succès assuré, d’autant que ce Pogner avec quelque chose de doux dans la voix qui lui donnait immédiatement une grande humanité, notamment au deuxième acte où dans son air face à Eva il était particulièrement émouvant et juste. Signalons aussi le très bon Kothner de Werner Van Mechelen et les figures de ces maîtres dont Tansel Akzeybek, un Kurt Vogelgesang toujours singulier ainsi que le Konrad Nachtigal de l’excellent Armin Kolarczyk. Mais tous les maîtres sont bien distribués – ce qui n’est pas si facile.
Christa Mayer est une Magdalene correcte sans être exceptionnelle. Il est vrai que le rôle est assez ingrat, mais la voix est un peu criarde, alors que Wiebke Lehmkuhl dans les autres éditions était plus séduisante vocalement.
Daniel Behle est un David qui d’année en année s’est affirmé, avec une voix qui a forci et qui s’est étoffée. L’artiste est très engagé dans la mise en scène, et il n’est plus le David effacé et « Geselle » (l’apprenti un peu benêt), il a gagné en maturité, y compris dans son jeu et forme vraiment un personnage intéressant et surtout vocalement très assis. Il remporte un très gros succès justifié… on attend évidemment d’autres rôles wagnériens possibles désormais…
C’est Klaus Florian Vogt qui est le Walther attitré de Bayreuth depuis 2007 de manière presque ininterrompue (2011 excepté). Sa voix a gagné en puissance et il est un Walther merveilleusement musical, affirmé, même si on aimerait plus de différence entre la manière de dire et de chanter les différents airs jusqu’à la Festwiese : on a l’impression que le chant, dès le début, est impeccable (et il l’est), mais on devrait quand même entendre des différences d’approche d’un air – c’est à dire d’un essai – à l’autre. Il reste que c’est toujours une véritable leçon de phrasé, de style impeccable impossible à prendre en défaut dans un rôle expressif, qui ne doit pas se confiner dans le lyrisme béat, mais aussi montrer énergie et personnalité, ce qui fait sa difficulté qui au départ ne saute pas aux yeux.
Et puis il y a Michael Volle. Un Hans Sachs extra-terrestre qui a remporté un succès phénoménal le 26 juillet à faire s’écouler les murs et les planchers… Un triomphe qui a recommencé le 1er août où la prestation était toujours d’un niveau inaccessible, mais à peine en dessous du 26 où il a fait preuve d’une maîtrise incroyable, avec une voix qui d’un bout à l’autre de ce rôle écrasant, n’a jamais faibli un instant, y compris dans le monologue final si difficile à chanter au bout de quatre heures de présence quasi continue en scène. Il y a tout : phrasé, diction, couleur, intelligence, emportements, attendrissements : c’est le Sachs le plus accompli aujourd’hui, le plus fascinant, le plus subtil aussi, qui sait distiller et nuancer le texte, c’est un kaléidoscope dont on découvre sans cesse d’autres merveilles, d’autres inflexions. C’est aussi un ancien Beckmesser qu’il a chanté ‑et avec quel succès – sur cette scène dans la production de Katharina Wagner, il possède donc tout l’essentiel du texte de l’œuvre, respire avec le partenaire dans les scènes de l’acte II : c’est un jeu « moderne », un chant d’aujourd’hui, incisif, fort, humain, divers dans une production qu’il connaît désormais dans ses moindres détails et inflexions. En un mot (qui n’est pas un superlatif), fabuleux.
Le chœur dirigé par Eberhard Friedrich est comme d’habitude magnifique, mais le son retransmis (et donc contrôlé) empêche ces explosions qu’on aime dans Meistersinger comme le moment du « Wach auf ! » qu’on voudrait plus impressionnant, plus engagé. Mais c’est la rançon payée au virus hélas.
Enfin l’orchestre a atteint ici sans doute son état le plus accompli. La direction de Philippe Jordan n’a pas toujours semblé lors des autres éditions si engagée et si sensible, mais seulement impeccablement distribuée et pour tout dire un peu froide. Ici, elle est vraiment sans reproche, avec une manière souple et fluide de dérouler la partition dans ses moindres détails. C’est une lecture colorée, vivante, très nuancée, qui sait respirer et qui accompagne le plateau avec un sens de l’équilibre accompli. C’est pour tout dire une des meilleures prestations de la fosse dans cette œuvre depuis très longtemps, et qui respire la vie, qui respire l’émotion tout en gardant les qualités de rigueur et de précision que nous connaissons de Philippe Jordan. Il est clair qu’une production s’améliore d’année en année à l’orchestre quand le chef aborde l’œuvre à Bayreuth pour la première fois, ce qui était le cas, car alors, les fusions fosse-plateau, les influences croisées de la mise en scène et de l’orchestre aident à ce que l’ensemble de la production trouve une complète cohérence. C’est le cas, et c’est ce qui fait regretter d’autant plus que 2020 ait sauté, faisant de cette saison la dernière, alors que nous aurions sans doute tellement voulu encore la revoir. C’est aussi le caractère de Bayreuth que de laisser des regrets, des frustrations, quand un spectacle a donné un tel coup de fouet à la lecture de l’œuvre.
L’année prochaine, ce spectacle déjà entré dans la légende entrera dans l’histoire, aux côtés d’autres nés à Bayreuth et qui ont laissé des traces indélébiles. Après ces Meistersinger, il y en aura bien sûr d’autres, pleins d’idées (enfin on espère) et musicalement exceptionnels, mais il y aura eu un avant et un après Barrie Kosky.
J’adhère totalement à cette critique d’un spectacle extraordinaire.J’étais à la représentation du 1e août et c’était ma troisième vision de cette mise en scène.Cette mise en scène est un modèle d’adaptation intelligente,fidèle et audacieuse.La fin de l’acte 2 est toujours terrifiante.Celle de l’acte 3 est impressionnante.L’image de Volle haranguant les spectateurs restera gravée dans ma mémoire.La distribution est impeccable.Volle mérite le triomphe qu’il a reçu.
Je me permets de signaler qu’il existe un DVD de ce spectacle.
Merci de cette remarquable analyse.
J'y étais le 8 et ce fut époustouflant.