Deux contes d'apprentissage
L'imaginaire dramatique wagnérien est fait d'éléments qui trouvent en partie leur source dans les légendes et les récits populaires. C'est évidemment le cas des Fées, tout premier opéra que Wagner acheva en 1833 mais qui ne fut jamais représenté de son vivant. Tout est déjà présent, dans ce Wagner en devenir, sous le vernis du premier romantisme : la métamorphose de la fée Ada, dissimulée sous l'apparence d'une biche (Gottfried von Brabant, le frère d'Elsa que la magicienne Ortrud a transformé en cygne), le serment d'Arindal de ne pas la questionner sur sa véritable identité et la trahison dudit serment (Lohengrin encore), le désir d'Ada de devenir simple mortelle pour reconquérir son amour (d'une certaine manière, Brünnhilde), l'opposition entre le royaume des fées (Walhalla) et le royaume terrestre, le maléfique Arald et les guerres de pouvoir, les esprits de la terre et les hommes de bronze (Nibelungen), la lyre d'Arindal (Tannhäuser) etc. Pour l'essentiel, les autres thèmes littéraires que l'on retrouve chez Wagner se trouvent dans la tradition orale des romans de chevalerie et la chanson de geste. C'est le cas de Parsifal, mais également les problématiques de l'amour courtois présentes dans Tannhäuser, Tristan et Lohengrin. Pour la Tétralogie, Wagner ira chercher dans des textes issus de la mythologie nordique, regroupés au moyen-âge dans les Eddas ou les sagas (Völsunga Saga).
Alors que le Vaisseau fantôme s'inspire d'une légende contemporaine, Lohengrin est de tous les opéras de Wagner, celui qui se rapproche le plus du conte de fées au sens traditionnel du terme (l'apparition du héros, la métamorphose du cygne, la magicienne etc.). Dans le reste de sa production, les allusions directes à la magie et au surnaturel demeurent trop épisodiques pour parler d'une réelle influence du conte de fées (On pourra citer les scènes de transformations dans le Ring, Fafner le dragon, les filles-fleurs ou la lance de Parsifal…). Les livrets de Wagner forment un ensemble organique dans lesquels se retrouvent un certain nombre d'invariants liés à la formalisation du récit. La structure narrative du conte est jalonnée par la présence de "fonctions", telles que définies dans la Morphologie du conte (1928) de Vladimir Propp. S'ajoute parfois à ces éléments une notion dite d'"initiation", terme proche de l'allemand "Bildung" qui donne son nom au genre littéraire du roman d'apprentissage (Bildungsroman). La combinaison d'éléments relatifs à la fois au Bildungsroman et au conte se retrouve tout particulièrement dans deux opéras qui retiennent notre attention : les Maîtres chanteurs de Nuremberg et Parsifal. Cette combinaison permet de définir une catégorie hybride que nous nous permettons d'appeler "conte d'apprentissage" – catégorie que nous tenterons de définir dans un premier temps. Pour pouvoir exister dans toute sa dimension, l'opéra wagnérien exige d'être représenté, c'est-à-dire mis en scène (avec pour corollaire une mise en images). La présence de ces œuvres à l'affiche de l'édition 2017 du festival de Bayreuth nous donne l'occasion d'examiner comment Uwe Eric Laufenberg et Barrie Kosky, deux metteurs en scène aux esthétiques très différentes mais appartenant au même courant du Regietheater ((Terme allemand désignant une esthétique de la mise en scène de théâtre parlé ou de théâtre lyrique, liée à la dramaturgie brechtienne et popularisée par Hans Neuenfels et Ruth Berghaus. Partant du constat qu'une mise en scène pouvait ambitionner autre chose qu'un simple suivi littéral du livret, le Regietheater introduit entre le sens et l'illustration logiques du livret des éléments interprétatifs qui forment une variation sémantique et donnent un sens nouveau, parfois radicalement différent, de l'œuvre mise en scène. L'objet du Regietheater est de soulever à l'intérieur de l'œuvre des questionnements et des problématiques auxquels elle n'est pas reliée directement par le livret.)), ont imaginé chacun à leur manière ces "contes d'éducation".
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À l'origine de ces contes se trouve un candide, un innocent au cœur pur qui fait irruption dans une société structurée par des règles ancestrales. Cet élément est étranger au système, il est l'Autre – cet intrus par qui le bonheur arrive. Ce jeune homme finira, non sans mal, par se faire accepter et devenir un élément structurant. Composée de chevaliers ou de maîtres chanteurs, c'est une société à l'intérieur de la société. Sont considérés comme membres, les individus qui incarnent une forme de rigidité morale qui fait d'eux des exemples et des guides spirituels pour un groupe d'individu. Quand le rideau se lève, l'action a déjà commencé. On découvre rapidement que cette façade morale est viciée de l'intérieur par la volonté de préserver les règles et les traditions. Un élément perturbateur se détache alors du groupe et devient ce que Propp appelle dans sa morphologie du conte un "vilain". Chez Wagner, ce personnage est (ou était) le plus pur parmi les purs, un "porteur de lumière" (étymologie de Lucifer) tombé par orgueil et excès de zèle : l'autocastration de Klingsor et le masochisme rigoriste de Beckmesser. Ils ont perdu d'avance mais jouissent du pouvoir qu'ils possèdent de façon éphémère.
Il s'agit dans un premier temps pour Wagner de trouver le moyen de nous exposer les règles et leur origine et pourquoi elles ont été dévoyées. Cette séquence initiale de dévoilement-dévoiement est un invariant dans la construction du drame wagnérien ; pas d'action sans règle préalable et pas de règle qui ne soit contournée par une forme plus ou moins affirmée de blasphème : Alberich renonce à l'amour, Tannhäuser à l'amour charnel puis à l'amour courtois, Parsifal, le chaste fol, au péché de l'amour, Elsa à l'amour-silence, Tristan à l'amour-fidélité et Walther aux règles. Le sacrifice de Senta est un cas à part ; en renonçant à la vie, elle obéit à la règle imposée par un Hollandais – être mi réel mi fantôme ("fantasme"). Par sa mort, elle sauve le blasphémateur.
Chez Wagner, la règle est toujours relative car sujette à interprétation. L'équilibre du monde est toujours précaire (l'Or du Rhin mais également la scène des Nornes) et finit toujours par se rompre pour se reconstruire sur de nouvelles bases. Wagner introduit un naïf de service et imagine pour lui un enjeu en forme de défi à relever – défi qui le motivera à poursuivre sa tâche jusqu'au bout. La structure tripartite de l'opéra épouse la structure traditionnelle du schéma narratif (Situation initiale, perturbation, situation finale). Concernant Meistersinger et Parsifal, les trois actes correspondent à la construction du roman d'apprentissage : Années de jeunesse, d'apprentissage, de maîtrise.
Aux innocents les mains pleines… mais au terme d'une route inévitablement semée d'embûches et d'échecs. C'est la fonction de ces conclusions de premier acte en forme de quiproquos entre une société arcboutée sur ses règles, échouant à reconnaître le héros qui vient la sauver du dépérissement et le héros lui-même, échouant à se faire reconnaître comme tel, victime de son innocence et sa méconnaissance des règles. Le second acte est celui de l'acquisition des armes qui serviront à la conquête du pouvoir. C'est l'acte de la maturation du héros, son "apprentissage" en quelque sorte. Le héros est confronté à une forme d'éducation qui lui permet d'acquérir le savoir sans lequel il ne pourra pas accomplir son destin. Au troisième et dernier acte, une cérémonie consacre l'ex-candide et le désigne comme l'heureux élu, le "maître". Comme il faut à cette journée conclusive un écrin spirituel particulier, Wagner choisit d'un côté la fête de la Saint-Jean, de l'autre le Vendredi Saint. En résumé : le Baptiste et son cousin Jésus comme parrains de baptême, étape d'aboutissement du processus de formation. Il faut alors (au choix) se laver les pieds ou bien les chausser correctement, avec comme différence majeure le fait que l'un accepte sa mission et l'autre la refuse…
Jeu des différences
Quoi de plus opposé (en apparence) ? Parsifal est un opéra encombrant, entre opéra et messe, roman de chevalerie et passion du Christ. Wagner imagina une catégorie improbable pour cette œuvre décidément inclassable : un "festival scénique sacré" (Bühnenweihfestspiel). En comparaison, les Maîtres chanteurs de Nuremberg est de tous les opéras de Wagner, l'opéra le plus "encombré" si l'on considère la densité de références et de détails langagiers qui peuvent éloigner les auditeurs les moins aguerris. Le qualificatif de "comédie" est d'ailleurs un choix par défaut qui permet de ranger à la hâte un récit joyeux et burlesque, avec des personnages hauts en couleurs (Wagner avait tout d'abord imaginé de l'intituler "Satyrspiel", traduction comique de son Tannhäuser).
Le lieu ensuite. Un lieu réversible, à la symétrie ambiguë. D'un côté, ce Montsalvat perdu aux limites de la chrétienté, lieu où l'on célèbre le Graal et son rituel sur papier glacé et puis ce Zaubergarten de Klingsor, double négatif et lieu de perdition – antithèse du précédent avec ses bouquets vénéneux de filles-fleurs (Comme le Venusberg par rapport à la Wartburg). De l'autre côté, Nuremberg – lieu unique à la fois Jérusalem culturelle de la Renaissance, perle du Saint empire romain germanique mais également ville-symbole des lois raciales et lieu de rassemblement des congrès du parti nazi.
Plaçons dans ce lieu un héros. Le héros affronte des épreuves qui lui permettent d'assimiler des règles et intégrer la société des maîtres ou des chevaliers du Graal. C'est une erreur de croire que le héros wagnérien agit en solitaire en exerçant son libre-arbitre sans lien avec le groupe. L'héroïsme chez Wagner est toujours lié à sa propre condition sociale, à l'importance que revêt le héros pour un individu qui le manipule (Tristan, Siegfried) ou un groupe d'individus pour le compte duquel il est censé agir. Lohengrin, Walther ou Parsifal sont des candidats –déclarés ou désignés. Ils sont ce "témoin surprise" qui paraît devant l'assemblée pour révéler une vérité à la toute fin de l'opéra.
Donnons à ce héros un but, une mission. Pour Walther, l'enjeu c'est devenir maître pour conquérir Eva (Ève) Pogner – qui occupe la position classique de la princesse de conte. Parsifal veut ramener à Montsalvat la Sainte Lance. Il doit d'abord subir la tentation de Kundry, à la fois Ur-teufeulin et Sainte Marie-Madeleine (Propp parle d'adjuvant et d'opposant). Dans les deux cas : une femme à la fois tentatrice et objet de conquête.
Ajoutons un vilain : Beckmesser et Klingsor. Si le premier fait partie de la communauté des Maîtres, c'est moins en raison de ses piètres qualités artistiques que pour son statut de greffier municipal, esprit étroit et gardien des lois qui ne peut concevoir l'art qu'à travers une dimension purement artisanale. Son hostilité à Walther est en partie sociale, ce que révèle sa réaction quand le bourgeois Pogner présente l'aristocrate Walther von Stolzing : "Neu Junker-Unkraut ! Tut nicht gut!" ("Cette maudite engeance des nouveaux noblaillons !"). Beckmesser est un mélange entre le Bottom du Songe d'une nuit d'été et le Trissotin des Femmes savantes. On aurait tort de voir en lui un personnage comique ; ses sentiments pour Eva sont réels, tout comme la blessure et la rage qu'il exprime à l'égard de Walther. Klingsor pour sa part a été exclu de la communauté des chevaliers pour avoir commis le péché d'orgueil. En voulant devenir le plus scrupuleux et le plus zélé de tous les serviteurs du Graal, il a outrepassé les règles qu'il était censé protéger. Les chevaliers du Graal et les Maîtres chanteurs sont chacun à leur manière des gardiens du temple ; ils perpétuent les rites mais ils en ont oublié le sens. Klingsor et Beckmesser ont dépassé les bornes, ils en paieront les conséquences.
Ajoutons également ce que la narratologie proppienne appelle un mandateur ou un destinataire. C'est la fonction d'Amfortas et de Hans Sachs. À la faute morale du premier répond la moralité du second. Tous deux sont des chefs de communauté mais l'un a cédé à la tentation de l'amour et l'autre parvient à y résister (il cède le terrain à Walther alors que son statut de veuf lui autoriserait de se remarier). Entre crainte du péché et la renonciation à l'amour, tous deux fixent un cadre à la quête et en bénéficient en retour.
Splendeurs et misères
Nous avons dit plus haut l'importance pour l'opéra wagnérien d'être représenté pour pouvoir exister. La mise en scène donne à l'interprétation strictement musicale une enveloppe sémantique et imaginaire-imagière indissociable de la fascination que l'on peut éprouver.
La nouvelle production des Maîtres chanteurs de Nuremberg signée Barrie Kosky rappelle le souvenir du… Parsifal mis en scène par Stefan Herheim sur cette même scène de Bayreuth de 2008 à 2012. En faisant de l'Histoire contemporaine de l'Allemagne la toile de fond du livret, Herheim parvenait à une étonnante et très cohérente fresque musicale dans laquelle la combinaison entre personnages fictifs et réels se faisait très naturellement. Volontiers onirique et fantasmée, l'action de ce conte pour grands enfants donnait au lieu-Wahnfried une importance insolite et fascinante. L'action se déroulait en partie à l'intérieur de la villa que Wagne ce fit construire à Bayreuth : Wahnfried (("Hier wo mein Wähnen Frieden fand – Wahnfried – sei dieses Haus von mir benannt." ("Ici, où mes délires trouvèrent la paix – Wahnfried – ainsi je nomme cette maison.")). Ce lieu inspire tout le premier acte de la production 2017 des Maîtres Chanteurs de Nuremberg. En confondant en un même espace l'Histoire de l'Allemagne avec l'histoire personnelle du compositeur, Kosky donne à Wahnfried (et à la clairière au beau milieu du tribunal de Nuremberg dans lequel se déroule l'acte II), la fonction d'un jardin d'Eden – lieu où règne un bonheur béat avec des apparitions à la Walt Disney comme ces figures-avatars de Wagner à différents âges de sa vie, qui sortent du piano comme de son imagination. Les maîtres sortent aussi du piano – en tenue Renaissance avec bérets, pourpoint de velours et hauts-de-chausses bouffants. Cette virginité morale est faite d'éléments qui traduisent une grande naïveté, comme le fait de prendre le thé en vénérant des règles de chant imprimées dans de délicieux petits livres rouges. Walther occupe la position liminaire du chaste fol Parsifal, attendant de recevoir l'enseignement et l'éducation morale de son (ses) maître(s). Aux antipodes de cet humour décalé, Uwe Eric Laufenberg ambitionne une dimension politique à son Parsifal. D'une dimension plus philosophique qu'éducative, le héros de ce "conte sacré" côtoie de très concrets frères franciscains qui font office de chevaliers du Graal déplacés dans une très concrète guerre au Moyen-Orient. Rien de ce qui peut servir à "faire vrai" ne nous est épargné, y compris ce que l'actualité a de pire à offrir : populations déplacées, victimes civiles, lieux de culte vandalisés etc.
La mise en scène de Kosky procède par un effet de double fond qui dimensionne une lecture que l'on croyait au premier degré dans un cadre plus large qui se dévoile dans un deuxième temps. La Nuremberg des Maîtres chanteurs est un décor de théâtre, un lieu purement fictif dans lequel Wagner imagine (véritable détournement historique) une société régie par des artisans sur le modèle de la République de Platon, avec une onomastique qui surligne des références essentiellement bibliques : Johannes, David, Eva, Magdalene etc. Lorqu'un membre de la police militaire américaine fait irruption en bord de scène, Wahnfried coulisse et cède la place à la salle du tribunal de Nuremberg en 1945. En superposant dans un même espace une société imaginaire avec le procès des principaux responsables nazis, Barrie Kosky procède ainsi à une accélération de l'espace-temps. Nuremberg est à la fois un lieu fantasmé et le lieu où l'on juge les conséquences de ces fantasmes. En un tournemain, le concours de chant devient le procès du nazisme qui demeure, rappelons-le une lecture sociale simpliste alimentée par les détournements historiques pour servir la figure christique du führer.
Derrière la comédie, ce "conte d'éducation" met à l'index l'œuvre-vitrine du IIIe Reich et en perspective la "responsabilité" de l'accusé Wagner. Le spectateur passe du rire à l'effroi en assistant à l'humiliation du juif Hermann Levi, à la fois Beckmesser serviteur inflexible de la Loi, mais également le chef à qui Wagner demandait (sans succès) de se convertir pour pouvoir créer son Parsifal. La mise en scène donne un double sens à cette apologie de la germanité par un Hans Sachs – Richard Wagner qui se défend à la barre du tribunal. Dernière illusion : la scène pivote et un orchestre apparaît, devant lequel Sachs-Wagner agite ses bras, littéralement possédé par cet "art allemand" étendu ici à l'art musical tout entier, dont il est l'un des plus grands représentants. On rit, on pleure, on applaudit.
On admire particulièrement chez Barrie Kosky la virtuosité de sa direction d'acteur, souvent dans des espaces très réduits, là où Uwe Eric Laufenberg peine à trouver des idées et les émiette dans un espace jamais assez grand comme cette vidéo faussement spectaculaire durant la musique de transformation qui entraîne le regard en zoom arrière vers les étoiles et nous fait replonger dans la salle du Graal ou cette dernière scène avec les murs de l'église qui s'écartent et les communautés religieuses bras dessus – bras dessous dans un grand élan œcuménique. La minceur du message au caractère uniformément pâle et sulpicien désespère l'analyse quand, il suffit à Barrie Kosky d'un clin d'œil à la Hitchcock quand le rideau se lève ((https://www.youtube.com/watch?v=bvNMdsJ8R5c)) et montrer une lune-horloge qui tourne à rebours pour traduire l'idée que le temps devient littéralement espace à l'acte II…
Ce sont là des procédés visuels très efficaces qui apprivoisent le regard du spectateur afin de le rendre réactif, comme lors de la scène du choral dans l'église-Wahnfried – scène montée à la façon d'un gag, avec le comique de situation entre les bondieuseries de la société de Wahnfried et Levi en élément perturbateur, jamais synchronisé avec les génuflexions de Wagner, Cosima et l'abbé Liszt. L'humour est moins spontané ou parfois involontaire chez Laufenberg avec ce Klingsor collectionneur de crucifix (dont un surprenant modèle-phallus) qui peine à orienter son tapis de prière à l'aide d'un téléphone portable. On pourra trouver plus gênante encore cette laborieuse vision messianique émergeant de la scène des filles-fleurs entre épouses voilées et danseuses du ventre. Avec un troisième acte qui donne à voir Kundry parkinsonienne et l'irruption de plantes grasses sous une douce pluie de printemps, il y a de quoi désespérer des vertus d'un regietheater ici réduit à son niveau le plus bas. En jalonnant de panneaux indicateurs le parcours éducatif de Parsifal, la mise en scène épaissit les instruments narratifs de ce conte musical.
Sans chercher à contourner l'écueil d'une superposition Amfortas-Christ (en travaillant éventuellement les résonances que la passion du Christ peut susciter dans un espace de réflexion contemporain), la mise en scène de Parsifal réduit l’ambiguïté de ce personnage à une image pieuse, sanguinolente à souhait – une sorte d'éducation par édification. Amfortas vu par Laufenberg, c'est le pélican dont la symbolique chrétienne transformait en image de la piété en croyant qu'il se perçait le flanc pour nourrir ses enfants. Accourant à cette fontaine vivante pendant la cérémonie du Graal, les chevaliers viennent consommer benoîtement le sang du Sauveur (Cf. sur ce point l'article du blog du Wanderer à propos de la mise en scène de Tcherniakov à Berlin ((http://wanderer.blog.lemonde.fr/2015/04/25/staatsoper-im-schiller-theater-berlin-2014–2015-parsifal-de-richard-wagner-les-12-ms-en-scene-dmitri-tcherniakov/ ))). Chez Tcherniakov ou Schlingensief, la symbolique du sang a une fonction dramaturgique qui va au-delà du symbole de l'eucharistie. Le spectateur est le témoin d'un rite qu'une frénésie quasi cannibale et malsaine transforme en expérience bouleversante.
Autre symbole universel, l'image-Liebig d'un Wagner avec béret et collier de barbe est immédiatement identifiable. Barrie Kosky use et abuse de ce lieu commun pour le décliner sous tous les angles, quitte à le multiplier littéralement en une chaîne de l'évolution : Wagner enfant, adolescent, adulte etc. Derrière toutes ces figures inoffensives, on trouve la figure (absente) du fanatisme politique familial qui a participé – sans jeu de mots – à instrumentaliser sa musique. L'individu et l’œuvre sont montrés à travers le prisme d'un même kaléidoscope qui peuple d'images fortes ce qui ressemblait au départ à une anodine petite fable morale.
Avec audace et intelligence, le spectacle de Barrie Kosky montre qu'il est possible de déplacer les lignes en donnant à l'œuvre un relief inédit qui donne à réfléchir et à s'émerveiller. Ce travail passe par une parfaite maîtrise du livret, qu'il donne à lire sous toutes les coutures – même dans des perspectives parfois inconfortables pour les tenants du culte wagnérien. Derrière la douceur sucrée d'un conte de fées pour adultes, ces Maîtres chanteurs ont l'amertume et la profondeur d'une méditation sans fard sur l'Histoire de l'Allemagne. Actualisant le contexte de son Parsifal en évitant soigneusement de bousculer les bonnes consciences, Uwe Eric Laufenberg use de solutions cache-misère qui n'ont de Regietheater que le nom.
Le fait de placer ce théâtre "sucré-sacré" dans le cadre tragique de l'actualité du Moyen-Orient donne au Graal et à la quête de la lance sacrée une dimension rédemptrice qui jure avec la complexité et la cruauté de ce moderne théâtre d'opérations militaires. En multipliant les détails géographiques, il installe le spectateur dans la même zone de perception ultra réaliste que les images diffusées quotidiennement sur toutes les chaînes d'information. L'irruption dans ce contexte d'un Parsifal sauveur du monde donne à l'opéra une dimension pacifiste à la portée anesthésique terriblement lénifiante. L'Histoire est ici banalement référentielle, là où chez Kosky, elle sert et stimule la réflexion en devenant mythiquement référentielle : le mythe du compositeur Wagner à Wahnfried, le mythe du procès de Nuremberg comme leçon de l'Histoire…
Avec pour seul horizon une lecture littérale de l'action et des protagonistes, la mise en scène de Laufenberg dessine une seconde peau qui en épouse fidèlement tous les reliefs. Barrie Kosky s'inscrit dans une démarche similaire à celle de Katharina Wagner, en ce qui concerne la tentative de travailler avec un miroir déformant l'histoire avec un grand et un petit h. Perçue comme scandaleuse, la mise en scène de Katharina permutait les rôles de Sachs et Beckmesser, devenus respectivement le conservateur et le novateur. Cette lecture à l'envers permettait de saisir les Maîtres chanteurs comme une fable satirique pleine de faux-semblants et ainsi, de mieux souligner le danger de son instrumentalisation (L'allusion à la Festwiese de Wieland Wagner et Sachs, gardien du temple et personnage menaçant dans son dernier air). Avec d'autres moyens et une attention accrue au parallèle que Wagner faisait lui-même entre sa vie et son œuvre, Barrie Kosky parvient à démontrer que l'œuvre a une vie autonome, en dehors des utilisations que l'on a pu en faire. Glisser sous le masque de la comédie une puissante réflexion sur l'Art et les dangers d'une lecture idéologique, cela s'appelle tout simplement un tour de force et un brillant hommage à Wagner.