Wanderer n'a jamais dissimulé son intérêt pour la mise en scène, considérée comme un art à part entière. Un art sans lequel il serait impossible de saisir une œuvre à sa juste mesure. Souvent réduite dans le passé à une portion congrue renvoyant à des décors et des gestuelles de convention, la mise en scène des opéras de Richard Wagner bénéficie désormais de lectures ambitieuses qui mettent en lumière toute la complexité des oeuvres et l'épaisseur d'analyse. Cette position est loin d'être partagée, à en croire les différents débats qui refont surface régulièrement et qui voudraient qu'on respecte une hypothétique "volonté" du compositeur. Avec ses Meistersinger, Barrie Kosky a montré qu'il figurait parmi les metteurs en scène actuels pour qui le travail passait par une parfaite connaissance de l'œuvre et de l'homme Richard Wagner.
Sa mise en scène, rappelons-le, joue sur la proximité des lieux et des moments historiques. Nuremberg est le lieu où se déroulent les concours de chant mais également où seront jugés les criminels nazis et les complices du IIIe Reich. Pour Barrie Kosky, l'ambition n'est pas de mettre en scène une narration mais de montrer comment la culture allemande dans son ensemble a pu devenir référence, jugement et partant, chef d'inculpation.
Die Meistersinger von Nürnberg est de toutes les œuvres de Wagner, la plus emblématique et la plus controversée. La faute au compositeur lui-même qui a multiplié les textes polémiques durant la gestation de l'ouvrage, dont le sulfureux Das Judenthum in der Musik ("Le Judaïsme dans la musique"). Paru en 1850 sous le pseudonyme de K. Freigedank ("K. Libre-penseur"), ce texte fit véritablement polémique lors d'une réédition augmentée publiée en 1869 sous son vrai nom, un an tout juste après la première de Meistersinger – une partie du public manifesta d'ailleurs son opposition à l'issue d'une des représentations de l'opéra. Wagner enfonça le clou dix ans plus tard avec Was ist deutsch ? ("Qu'est-ce qui est allemand ?"), paru en 1879.
Il développe dans ces textes la thèse d'un art allemand dénaturé par des influences délétères par le fait même qu'elles lui sont extérieures et sont extérieures à la notion de peuple allemand, comme la romanité (italienne) ou bien l'attraction pour l'esprit français. Tout cela, Wagner le déteste au point de tordre la réalité historique et écarter artificiellement les influences étrangères parmi les grandes figures de l'art allemand.
L'Histoire allemande et l'Histoire du Festival de Bayreuth prouvent qu'on ne touche pas impunément aux Meistersinger von Nürnberg . Cet opéra offre autant de porosité à des lectures politiques qui trouvent là un terrain favorable au développement de thèses nationalistes et antisémites. Il est curieux de remarquer à ce propos la singularité d'un titre qui fait allusion à un collectif et non à une figure individuelle. Une partie de l'explication est à chercher du côté de la figure de Beckmesser – personnage malheureux, souffre-douleur et emblème complexe d'une judéité que les contemporains de Wagner ont identifiée dès les premières représentations. La réalité est sans doute plus complexe, puisque Wagner a concentré dans ce personnage un ensemble d'éléments négatifs parmi lesquels l'acrimonie du critique musical (Hanslick pour ne pas le citer), la pédanterie et l'imitation. À ce sujet, Barrie Kosky reprend à son compte la remarque que faisait déjà Jean-Jacques Nattiez dans son "Wagner antisémite" (Christian Bourgois 2015) en pointant la didascalie décrivant Beckmesser à la toute fin de l'ouvrage : Er stürzt wütend fort und verliert sich unter dem Volke (Il se précipite et se perd parmi le peuple).
La mise en scène de Barrie Kosky prolonge la position de Wagner dans ses écrits et pose la question de définir ce "peuple" allemand. Cette disparition du personnage laisse en suspens un certain nombre de questions, à commencer par celle des raisons de son appartenance aux Maîtres chanteurs. La pitoyable prestation de Beckmesser peut faire douter qu'il ait pu un jour dominer les règles de la "Tabulatur" pour pouvoir siéger parmi la noble assemblée. Wagner ne conserve du personnage que son rôle de marqueur, de pédant. La disparition de Beckmesser dans le peuple, c'est également l'assimilation du juif – horresco referens pour Wagner.
Walther et Beckmesser comparaissent à tour de rôle devant ce qu'il est convenu d'appeler un tribunal. On leur fait un procès culturel ou, plus largement, artistique. Le livret désignera comme vainqueur un héros qui devient le porte-parole de la modernité. Kosky superpose ce jugement au célèbre procès intenté par les puissances victorieuses à l'Allemagne vaincue. Kosky donne à lire très brutalement la réalité de ces "règles" du chant mises en parallèle avec les lois raciales édictées dans cette même ville de Nuremberg. Les "Maîtres chanteurs" sont donc à prendre dans le double sens antinomique de notables vertueux et de truands politiques qui ont pris en otage un peuple entier. On juge ici ces criminels qui se sont servis de la culture allemande à des fins politiques mais on juge également la culture allemande dans sa globalité.
Nous sommes en 1945, sur la scène du Festspielhaus de Bayreuth s'ébrouent les Rockettes du Radio City Music Hall, que les GI's ont transportées sur place en guise d'arme de séduction massive. Cette entreprise vise autant à divertir les troupes qu'à désacraliser un lieu voué au culte de l'art allemand. On retrouve chez Kosky ce pied de nez à la religion wagnérienne comme instrumentalisation politique. Wagner est ici le témoin principal de son propre procès et pourtant, on juge un artiste qui n'a rien à voir directement avec le nazisme. Wagner vient répondre à la barre de ses "crimes", au premier desquels figure sa musique. Dans la dernière scène, Kosky le montre seul sur scène, devant une salle d'audience vide. Comme il le dit dans l'interview qu'il nous accordait en mars dernier : "C'est profond, amusant, ironique, amer et tragique, tout ensemble."
Comme souvent chez Barrie Kosky, il faut aller voir dans les détails pour trouver derrière les apparences, le sens caché d'une scène. Comme par exemple, ce discret marteau que tient le cordonnier Hans Sachs. À y regarder de plus près, il s'agit du marteau du procureur du procès de Nuremberg. Un discret fil rouge relie l'instrument de l'artisan qui façonne les escarpins d'Eva, le marteau qui marque les fautes de chant et celui qui décidera du sort des accusés qui défilent à la barre.
La barre justement. Pendant l'ouverture, Richard Wagner fait du quatre mains avec son beau-père Franz Liszt. Il le pousse hors du tabouret et joue le gracieux petit leitmotiv qui regorge de trilles. À l'instant, on bascule dans le fantastique et trois figures apparaissent : le petit, le moyen et le grand Richard Wagner qui n'est autre que Walther lui-même. Ces avatars de la figure du compositeur font écho à cette scène de l'acte II, quand surgissent du pupitre les diablotins et viennent harceler Beckmesser – des dibbouks dirait avec humour Barrie Kosky – arborant les caractéristiques du juif dans les traditionnelles caricatures antisémites. Ces personnages précèdent l'irruption de l'immense tête-baudruche, avec gros nez, kippa, étoile de David et papillotes, qui émerge à l'issue d'un final de deuxième acte aux allures de pogroms. Un détail qui en engendre un autre car ce sont des soldats américains de la police militaire du tribunal qui ouvrent la trappe par laquelle sort la tête géante. Cette encombrante figure du juif caricatural, c'est le jack in the box (voir notre interview de Kosky à ce propos) , diable à ressort et mauvaise conscience du peuple allemand, qu'on peine à faire rentrer dans sa boîte et qui se dégonfle lamentablement comme un symbole d'amertume après une fête qui a mal tourné.
Ces exemples rappellent, si on en doutait encore, du danger qu'il y aurait à considérer au premier degré cet agaçant parfum de comédie qui plane en particulier sur tout le premier acte. Cette joie artificielle se fissure progressivement et finit par laisser affleurer des images particulièrement glaçantes, comme ce bon peuple de Nuremberg frappant le juif Beckmesser à terre pendant le final-pogrom ou bien faisant le geste menaçant d'un égorgement au moment du concours de chant au III. Il convient de noter l'attention constante chez Barrie Kosky à mêler sérieux et légèreté, avec des allusions évidentes aux deux mises en scènes historiques de Wieland Wagner. En 2017, le deuxième acte se déroulait dans un tribunal imitant la scandaleuse prairie de la mise en scène de 1956. Dès la deuxième année, la prairie était remplacée par l'amoncellement de meubles de la Villa Wahnfried, comme un ensemble de pièces à convictions rassemblées là pour préparer le spectateur à la scène du procès de Nuremberg à l'acte III.
Ce dernier acte, Kosky l'a construit en écho au très shakespearien Globe Theatre qui servait d'inspiration à la mise en scène des Meistersinger de Wieland durant seulement deux saisons en 1963 et 1964. On admire toujours autant ces "arrêts sur image" qui figent les mouvements de foule. La précision diabolique de cette mécanique théâtrale épouse les moindres contours de la partition, c'est un délice.
Le spectacle a désormais trouvé sa vitesse de croisière, avec un cast quasiment inchangé, à l'exception – notable – du rôle d'Eva, pour la première fois tenu par une voix capable d'imposer une ligne et une tenue exceptionnelle de bout en bout. Cet exploit revient à Camilla Nylund qui, cela vaut la peine de le rappeler, jouait les remplaçantes de luxe en Elsa la veille… La soprano finlandaise combine toute une gamme d'aigus adamantins avec une palette expressive de premier plan. L'alliance des timbres avec le Walther de Klaus Florian Vogt est parfaitement équilibré et fait la part belle à deux styles de chant éduqués à l'art du Lied. La couleur juvénile de Walther trouve également chez le Sachs au fin phrasé de Michael Volle, un partenaire d'exception. Le baryton complète cette "sainte" Trinité en empoignant le rôle démentiel de Hans Sachs avec une énergie et un brio dont on peine à mesurer les limites, tant il semble souverain et maître de son art. Evidence aussi pour la Magdalene et le David de Wiebke Lehmkuhl et Daniel Behle. Les deux interprètes habitent le plateau pour la troisième année, avec une précision et une vitalité qui comblent l'écoute.
Gêné aux entournures par des limites techniques les premières années, le Beckmesser de Johannes Martin Kränzle domine ici son sujet et donne le meilleur de lui, que ce soit dans l'humour incisif et mordant des scènes dialoguées ou bien dans la scène du concours. Des lauriers également pour Günther Groissböck qui campe un Pogner véhément et compatissant. Dans le cortège des Maîtres, on notera le toujours excellent Hans Foltz de Timo Riihonen, le pétulant Kunz Vogelgesang de Tansel Akseybek et Wilhelm Schwinghammer débutant avec assurance et bonhommie dans le rôle du Veilleur de nuit. Eberhard Friedrich parvient à régler les chœurs à la perfection, tant sur le plan vocal que dans les prouesses virtuoses de la scénographie. On isolera dans ce cortège de louanges la direction de Philippe Jordan étrangement prosaïque alors que tout autour, tout appelle le mouvement et la virtuosité. À la toute fin du I par exemple, où la battue "pioche" pour détacher chaque entrée avant le tumulte conclusif, ou bien dans la lancinante ouverture du II. Tout fonctionne comme si le geste musical ne précédait pas la pensée théâtrale, créant un léger hiatus qui sépare en "moments", une action qui exige de la direction une énergie qui enveloppe et libère la ligne pour propulse cette formidable machine lyrique vers l'avant (Fin du Fliedermonolog et enchaînement avec la scène Eva-Sachs ou bien la scène Sachs-Beckmesser qui devient cohue générale). La lecture est, certes, équilibrée, mais au détriment de ce supplément d'âme qui aurait pu rivaliser avec le travail d'orfèvre de la mise en scène de Barrie Kosky. Un bémol que le plateau rattrape largement mais un bémol quand même quand, le même soir, un certain Kirill Petrenko faisait chavirer la Staatsoper de Munich dans des Meistersinger d'anthologie…
Diffusion en direct le 10/08/2019 sur :
https://www.br-klassik.de/programm/radio/ausstrahlung-1850138.html
Bon, de retour de la représentation du 27 un seul mot : la PERFECTION.
Je ne répète pas ce qui a été dit par Wanderer sur le concept général de la mise en scène. C’est clair, lisible, cohérent et développe un aspect d'interprétation possible. Même si je voulais faire un raccourci sans doute osé avec le Parsifal d’hier, c’est à dire que c’est le procès de la vision du monde ou les religions sont remplacées par celle de l’art.……wagnérien ! Mais finalement à la fin de ces maîtres Wagner/Sachs est certes devant une salle vide mais est aussi seul devant orchestre et chœur, c’est à dire son art.… absout ? Responsable mais pas coupable ?
Outre la vision d’ensemble, les détails de mise en scène sont réjouissants. Par exemple le maître amoureux de Walter, raide ding, l’utilisation des apprentis, leurs mimiques, les frayeurs de Beckmesser, les dibbouks. Et surtout le travail sur les gestes des acteurs et là, M Volle est extraordinaire. Il a tout, la voix, la diction, le jeu.
Ce soir JM Kranzle était replacé par Martin Gantner. J’ai trouvé qu’il s’est glissé dans le rôle, la mise en scène à la perfection et la voix est saine adaptée à cette conception qui est somme toute tragique pour Beckmesser.
C. Nylund est superbe, l’opposé de ce que l’on entend assez souvent, des voix quasiment de soubrette alors que c’est un soprano lyrique, tendant vers le dramatique. Le quintette était fantastique. J’en viens donc à la direction de Ph Jordan. Si on s’en tient aux durée c’est respectable : 1h20, 1h10, 2h. Cependant je n’ai pas du tout trouvé qu’elle n'était pas en phase avec le flux de la mise en scène. De plus si l’on prend le début du III et le quintette elle a une indéniable valeur poétique.
Cette production est l’exemple type de ce qu’on peut attendre d’une part de Bayreuth mais elle est l'archétype de ce qui peut satisfaire l’esprit de curiosité du spectateur.….pas wagnero-conservateur.