Kosky à Bayreuth : une rupture
Étrange aventure que celle de Die Meistersinger von Nürnberg à Bayreuth qui illustrerait presque l’aphorisme de Heiner Müller cité par Frank Castorf : « Bayreuth sent le savon ! ».
Si l’on parcourt l’histoire des productions depuis 1951, on s’aperçoit que Wieland Wagner a d’abord touché à tous les autres opéras avant celui-là, qu’il a laissé en 1951 et 1952 la production d’avant-guerre à peine revisitée, pour le « confort » de l’ancien public qui revenait sur la colline. C’est en 1956 qu’il propose une mise en scène qui fait un épouvantable scandale, vidée de toute germanité anecdotique, dans une vision essentielle qui fera date. Il propose ensuite en 1963 une nouvelle mise en scène faisant de la Nuremberg médiévale une reproduction du théâtre du globe très shakespearien. Cette mise en scène est présentée seulement deux ans (1963–1964) et jamais reprise après sa mort en 1966.
Wolfgang Wagner reprend alors le flambeau, par une première production qui durera avec un trou de deux ans de 1968 à 1976 cette dernière année en antidote au Ring de Chéreau pour les wagnériens allergiques. Nouvelle production en 1981, reprise jusqu’en 1988 (sauf en 1985), puis en 1996 et continument jusqu’en 2002. Les mises en scène de Wolfgang Wagner, techniquement bien faites (un final de l’acte II toujours impeccablement réglé) cherchaient à créer le consensus final et d’être anecdotiques au possible, pour ne heurter personne : Beckmesser et Sachs se serraient la main à la fin, dans une sorte de fête bon enfant où tout le monde il est beau tout le monde il est gentil. On l’a dit, Katharina Wagner fait voler en éclat cette tradition en mettant au centre du propos les conformismes et les aspects moins reluisants de l’œuvre, ou plutôt de l’exploitation qu’on pouvait en faire : le discours final de Sachs était une imitation caricaturale des gestes d’Adolf Hitler…
Acte I
Kosky suit cette pente, de manière encore plus radicale, qui décline l’idée cependant assez communément répandue que Beckmesser est le juif ou du moins le « lieu » de toutes les haines de Wagner. Dès le départ lorsqu’à Wahnfried on se distribue les rôles de Meistersinger, Cosima est évidemment Eva, Magdalene c’est la bonne, Liszt est Pogner, Wagner se réserve à la fois Sachs et Walther au moment où arrivent, sortant du piano, de nombreux petits Wagner de tous âges et Hermann Levi est évidemment Beckmesser. Un Hermann Levi un peu souffre-douleur, qu’on aime bien, bien qu’il soit juif (on lira d’ailleurs avec profit le journal de Cosima qui en matière d’antisémitisme est encore bien plus armée que son Richard). Dans toute la pantomime initiale, de manière cependant moins marquée que l’an dernier, Wagner essaie de contraindre Levi à se lever, à faire le signe de croix lorsque tous prient. Cela reste quand même gentillet.
Tout le travail de mise en scène est d’une précision aiguisée, et le premier acte reste un chef d’œuvre de virtuosité, faisant tenir dans le salon de Wahnfried tant de personnages réunis sans avoir l’impression d’une bousculade.
Car comme chez Herheim, le centre du monde, c’est Wahnfried, où se déroule une scène familiale comme on en voit décrites dans le journal de Cosima. En dix minutes d’ouverture, tout est dessiné, l’amour des chiens, les terre-neuves Molly et Marke, la commande d’un tableau de Cosima, le goût des soies et des chaussures bien faites (Sachs…), et les personnages historiques s’installent dans ceux des Meistersinger, qu’on est en train de jouer au piano (Liszt et Wagner, bien sûr, mais aussi Levi qui tient la partition).
Barrie Kosky aime que les trames se déroulent dans un espace clos ou confiné, c’était aussi bien le cas dans l’Ange de Feu à Munich que dans sa Rusalka à la Komische Oper, ou son Castor et Pollux. Dans ce salon de Wahnfried surchargé de meubles, de livres, de tableaux, tant de personnages prennent place et tout est fait de manière fluide, et très souriante. C’est le temps du bonheur familial autour du Maître.
Acte II
Le deuxième acte a été profondément remanié : disparue la prairie qui tapissait la salle du tribunal de Nuremberg.
Le travail de Kosky en effet inscrit aussi Die Meistersinger von Nürnberg dans une histoire, qui est celle de Wagner et les juifs, vue d’abord dans l’intimité de Wahnfried (Acte I), puis dans l’exploitation que l’on a fait de Meistersinger sous ce rapport, avec les conséquences détestables (Acte II), puis devant le tribunal de l’histoire, qui est métaphoriquement celui de Nuremberg (Acte III).
Kosky est le premier metteur en scène juif invité à Bayreuth (cette année, Yuval Sharon est le deuxième), et il pose son regard non sur Meistersinger, mais sur ce symbole agressif de germanité qu’on en a fait et sur les intentions qu’on a prêté à Wagner. En l’espèce, il faut être assez prudent dans la démarche. Il y a l’antisémitisme avant Auschwitz, et après Auschwitz, comme le rappelait Luc Bondy. Il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur les juifs dans l’Allemagne wilhelminienne, bien plus ouverte qu’on ne le pense généralement et qui explique que bien des juifs n’aient pas vu venir la catastrophe. Il faut revoir à ce propos le film Heimat de Edgar Reitz.
Kosky aborde la question d’une manière plus fine qu’on ne le croit de prime abord en se souvenant de l’image finale terrible de l’acte II, qui est une conséquence d’une accumulation de petites choses et qui aboutit à ce que personne ne veut sans qu’on ne l’ait vu arriver.
A ce titre l’acte II retravaillé est assez symptomatique : l’espace est celui de la salle du tribunal de Nuremberg, qu’on a quittée à l’acte I où l’image de Wahnfried s’éloigne laissant Wagner seul dans la salle du tribunal, comme s’il racontait cette histoire.
À l’acte II, la prairie a laissé place à un amoncellement de meubles, comme un vague souvenir confus, comme si aussi Wahnfried était désormais lointain, réduit à une sorte d’étal de brocanteur, voire destiné à la décharge. On y grimpe, on s’y cache, on le traverse, comme un monde à la fois familier et dépassé.
Kosky suit scrupuleusement le livret, et se concentre essentiellement sur le rapport Sachs (Wagner) Beckmesser (Levi). Parce qu’il a aussi sous la main de vrais interprètes, il peut jouer, outre sur l’expressivité du texte, sur les gestes, les regards, les échanges muets.
Il est clair que dans ces Meistersinger l’enjeu n’est pas Walther ou le concours, ni même Eva, puisque Wagner est dédoublé en Sachs et Walther. Le vainqueur sera Wagner et/ou Wagner. Il n’est même pas sur Eva et Walther. Cette Eva-Cosima tombera forcément dans les bras de l’aimé Walther-Richard, et d’ailleurs la rivalité passagère entre Sachs et Walther est traitée de manière anecdotique. Il est connu que la relation de Sachs à Eva est vue depuis longtemps comme celle de Wagner à Cosima, et que du côté de Walther, la question de l’autre venu d’ailleurs tombant dans un monde organisé et qu’il perturbe est récurrente chez Wagner (voir Le Vaisseau fantôme, Tannhäuser, Lohengrin). Rien que de très conforme.
Dans la démarche de Kosky, l’autre dans l’absolu, c’est Beckmesser le juif, qui n’est rien d’autre que le pharmakos grec prenant tous les miasmes du monde et représentant tout ce que Wagner n’aime pas.
Et ce deuxième acte doit être lu à cette aune-là comme un long crescendo qui commence en une idylle, bientôt interrompue par un élément perturbateur qui va peu à peu prendre l’espace de Sachs. La relation de Sachs à Beckmesser garde l’ambiguïté qu’elle avait dans ce prologue entre Wagner et Levi, c’est à dire un regard au total bienveillant et en tous cas pas « ennemi ». C’est le charivari final provoqué par Sachs qui va tourner au vinaigre, où Sachs sera dépassé par les événements.
Les portraits de Cosima (par Lembach) et de Richard (par Willich) jouent d’ailleurs un rôle qui n’est pas indifférent au deuxième acte, comme des objets sortis du bric-à-brac initial. Le portrait de Wagner sert à dissimuler les coups violents portés à Beckmesser, comme s’il servait de « couverture », et celui de Cosima dissimule les amours entre Walther-Wagner et Eva-Cosima, une autre « couverture » d’amours adultères à l’origine. Les tableaux ainsi utilisés installent une relation à la biographie des héros, aux ambiguïtés du couple, le dicible et l’indicible.
Une fois de plus le charivari final du 2ème acte constitue le centre de gravité (au propre et au figuré) de l’œuvre, là où Kosky impose une vision très noire de la manière dont une certaine tradition considère Beckmesser, roué de coups pendant le charivari et en même temps identifié comme le juif selon les caricatures des journaux nazis. Ce n’est pas tant d’ailleurs la caricature gigantesque qui frappe, que, lorsqu’elle se dégonfle, l’apparition sur la Kippa de l’étoile juive sur la musique magnifiquement poétique qui s’éteint, comme un déchirement. Une image paradoxale d’une force rare par la vérité à laquelle elle fait référence.
Acte III
Ainsi donc patiemment et progressivement, Kosky installe l’histoire d’une réception des Meistersinger à la fois vérifiable et politiquement incorrecte. Toute la question est en effet de savoir si l’œuvre est structurellement gênante ou si c’est l’emploi qu’on en fait.
Installer tout le troisième acte, Festwiese incluse, dans la salle du tribunal de Nuremberg est audacieux, et répond à l’installation au premier acte dans le salon de Wahnfried ; comme si aux jeux familiaux presque innocents laissait place quelque chose de plus grave, qui implique l’humanité dans son ensemble.
On passe du théâtre de l’intimité au théâtre du monde, avec un jeu subtil et d’une rare intelligence sur la question du jugement : Walther-Wagner va être jugé, tout comme Beckmesser, à la fois pas un jury (les maîtres) mais aussi par une foule, qui sans avoir voix au chapitre ne se prive pas d’intervenir dans l’œuvre. Un peuple, comme nous l’avions signalé, qui sera installé dans les espaces de la salle réservés au public et aux participants à la salle du tribunal.
Kosky a aussi retravaillé sa mise en scène – Werkstatt Bayreuth oblige- mais moins radicalement que l’acte II.
Il réussit de manière toujours subtile à utiliser un espace complexe pour le jeu de toute la première partie du troisième acte, jusqu’au quintette. Mais il est évident que le monologue de Sachs dans pareil contexte prend des accents plus désespérés, et plus tendus aussi : pensons seulement à la signification de Wahn, Wahn, überall Wahn dans pareil décor. Même chose pour la scène avec Beckmesser, qui arrive tout cabossé, si cabossé qu'au concours il se fera accompagner à la harpe, parce qu'il ne peut jouer, émergeant du pupitre avec autant de figurines du juif qu’on a vu au deuxième acte, en modèle réduit. Habituellement la musique décrit une pantomime du personnage arrivant, regardant tout autour de lui et méfiant : ici la pantomime est réduite, et la musique souligne plutôt les gestes et les mimiques plutôt que les mouvements scéniques.
Néanmoins, les relations entre les deux personnages ne sont pas hostiles, il y a comme une complicité entre eux, déjà remarquée, et Sachs au troisième acte a assisté impuissant à la scène finale du deuxième, d’où une gêne superbement interprétée par Michael Volle qui compose un Sachs en tous points exceptionnel.
Si Eva revêt ici un Dirndl, tout comme le peuple, c’est qu’on joue sur les deux images du Janus nurembergeois : d’un côté le peuple de la Nuremberg de Dürer (tous les maîtres arborent la coiffure du fameux autoportrait) en habit traditionnel, inscrit dans l’imagerie, de cette petite République de Platon qu’en fait Wagner, et de l’autre le nom de Nuremberg associé au tribunal, c’est à dire à l’horreur.
Il y a là de la part de Kosky en une image syncrétique tout le paradoxe entre une culture et un art au sommet et une horreur au sommet. C’est bien la thématique conduite ici que le jeu entre un antisémitisme « bon enfant » (si un tel terme peut convenir) et qui fait sourire au départ à Wahnfried et ses développements au deuxième acte, pour aboutir au tribunal au troisième, le tout dans une musique qui est un diamant. Ce parcours sinistre qui va de l’ordinaire (acte I) à la violence (acte II) et au jugement (acte III) se déroule avec accompagnement musical de comédie : c’est simplement terrible.
Barrie Kosky en humaniste et en artiste, conclut sur une scène vide le troisième acte où tous ont fui l’espace, plus de Walther-Wagner, plus d’Eva, plus de maîtres, plus de peuple. Seulement un orchestre rêvé, aux gestes imaginaires, avec un Wagner débarrassé du poids de l’Histoire qui dirige cette musique, complètement dans son monde, dans les affres d’une création géniale.
Après avoir dénoncé d’une manière crue la réception de l’œuvre et les dérives allemandes, Kosky l’humaniste souligne l’artiste en création dans une des images les plus émouvantes qui soient, sans renoncer à son sens de l’humour, avec cette distance qui en fait une image à la fois souriante et bouleversante. Prima la musica.
Il faut remercier Katharina Wagner, si souvent critiquée, d’avoir fait ce choix d’une intelligence et d’une acuité rares qui prolonge si clairement son propre travail de l’édition précédente. Et au contraire de l’édition précédente, où la musique n’a pas donné toute la satisfaction qu’on pouvait en attendre, cette production est aussi musicalement à la hauteur de la mise en scène, avec une distribution proche de la perfection.
La partie musicale dans l'ensemble réussie
Les maîtres
Il est assez difficile de distribuer dans Meistersinger l’ensemble des maîtres, car les voix sont diverses, les personnalités aussi doivent être diversifiées, mais aussi les types physiques. Les Maîtres ce ne sont pas des Walkyries qui pour le public sont à peu près interchangeables, mais douze rôles dont des rôles protagonistes, des rôles d’appui, des rôles de complément. Chacun doit avoir, aussi minuscule soit-il son moment. Par exemple, dans cette mise en scène Hans Foltz (Timo Riihonen) est complètement sous le charme de Walther. On se souvient de la trouvaille mémorable de Barenboim dans la mise en scène de Andrea Moses à Berlin de faire interpréter les Maîtres par des ex-maîtres du chant, c’est à dire de grands chanteurs désormais retirés que le public reconnaissait de Rainer Goldberg à Franz Mazura ou à Siegfried Jerusalem. Il faut que ces maîtres soient un groupe d’individualités, et traités comme tels par la mise en scène. C’est le cas chez Kosky où cet ensemble est à la fois hétéroclite par la taille, le volume vocal, la présence scénique, le costume, et unifié par l’allure, la coiffure (à la Dürer) et le léger ridicule. Ils forment ici un ensemble cohérent et vocalement solide : Tansel Akzeybek, Tomi Riihonen, Daniel Schmutzhard (Kothner sont des chanteurs solides et déjà connus par exemple.
Nachtwächter
Autre personnage singulier à l’intervention brève mais marquante, le Nachtwächter, le veilleur de nuit du deuxième acte souvent distribué à une basse soit déjà connue, soit en devenir, on relève par le passé les noms de Georg Zeppenfeld, de Kwangchul Youn, d’Attila Jun, de Matthias Hölle, de Bernd Weikl ou de Kurt Moll, rien moins. Ainsi de Tobias Kehrer cette année distribué dans Hunding et dans Titurel, dont la voix de basse au joli timbre est peut-être un peu claire pour un rôle qui au regard de la mise en scène n’est pas valorisé comme dans d’autres productions.
Magdalena
Wiebke Lehmkuhl a résolu de manière pleine de relief le rôle de Magdalena, pas toujours facile à distribuer (en général, dans Meistersinger, le problème des rôles féminins est souvent sensible, et pas toujours résolu de manière satisfaisante). La voix est homogène, puissante, la personnalité affirmée sur scène : c’est une Magdalena présente, qu’on entend, et qui rend justice au rôle.
Eva
Bayreuth semble avoir plus de problèmes avec les Eva. Un rôle qui ne trouve nulle part actuellement son interprète idéale. C’est effectivement un rôle difficile à distribuer : il faut une voix affirmée, une chanteuse expérimentée au timbre jeune, une Elsa qui puisse un jour chanter Sieglinde ou la Maréchale. L’idéal était Lucia Popp qui le chanta une seule représentation en 1988 sur la scène de Bayreuth. Mais qui se souvient aujourd’hui de Marie-Anne Häggander qui chanta cinq saisons de suite le rôle dans la production de Wolfgang Wagner de 1981 ? Tout le monde en revanche se souvient d’Amanda Mace en 2007, dont la prestation fut une des grandes catastrophes vocales de l’histoire du festival, mais on a vite fait d’oublier aussi Lucy Peacock en 1987 et 1988.
Renée Fleming y fit une apparition en 1996, un petit tour et puis s’en va, et une jeune Emily Magee fut Eva continument entre 1997 et 2002 dans la dernière production de Wolfgang Wagner.
C’est la même Emily Magee qui revient, 16 ans après, avec une voix et un physique qui n’appartiennent plus aux silhouettes de jeunes premières. Ce n’est pas une Cosima d’une trentaine d’années, celle de la première des Meistersinger en 1868, mais une Cosima un peu plus matrone qui apparaît-là, ne correspondant plus aux canons du rôle…la prestation vocale n’est pas déshonorante, mais nous n’y sommes pas, ou plutôt nous s’y sommes plus : manque de projection, acidités fréquentes, cette Eva-là ne convainc pas, pas plus que Anne Schwanewilms l’année précédente. Il est vrai aussi que le festival avait prévu pour cette production Krassimira Stoyanova, qui a renoncé (elle sera Elsa l’an prochain). Mais dans toutes les productions récentes, Eva ne fut pas bien distribuée. Pour ma part, j’eus deux Eva idéales dans deux genres très différents : Lucia Popp à Munich dans la légendaire production de August Everding, et Anja Harteros, au Grand Théâtre de Genève, dans la production de Pierre Strosser, mais jamais à Bayreuth.
David
Daniel Behle est David, un David à qui Wagner donne le rôle de décrire à Walther arrivant les secrets de l’art du chant, dans un texte prodigieux construit sur des métaphores référant au travail de l’artisan : une sorte d’anti fureur divine, un peu représentée par Walther. La voix est claire, bien projeté, le phrasé est impeccable : on sait Daniel Behle bon Mozartien et bon chanteur d’oratorio, il montre ici qu’il est sur le chemin de Walther. Il remporte d’ailleurs un succès mérité.
Pogner
Günther Groissböck est Pogner, avec une bonhommie toute particulière et un jeu sympathique, la voix garde sa puissance, le phrasé est toujours impeccable, la présence scénique et vocale affirmée pour un rôle qui dans cette mise en scène n’a pas le relief qu’il peut avoir ailleurs (je pense à David Bösch à Munich par exemple), mais son premier acte en Liszt est désopilant
En Beckmesser, Johannes Martin Kränzle change singulièrement la vision du personnage. Il n’est jamais ridicule en soi, mais il suscite la compassion. Le chant est très différent de certains Beckmesser qui chantent régulièrement le Lied, je pense à Hermann Prey er de toute manière à ceux qui sculptent suprêmement l’art de la parole, Michael Volle sur cette scène fut un Beckmesser inoubliable, et Adrian Eröd toujours sur cette scène compensait une voix moins puissante par un suprême art du phrasé . Kränzle a été sauvé in extremis de la mort, et s’est remis à chanter, avec une voix singulièrement modifiée, un peu plus vieillie. Il faut donc chercher une autre voie que celle de la vocalité pure. Il fait donc une composition vocale usant des défauts ou des faiblesses, avec une expressivité peu commune, recherchant à travailler le texte par la caractérisation ou l’expression : une sorte de baryton-basse « de caractère », qui en fait un exemple de chant incarné, souvent émouvant, d’une grande intelligence où en fonction de ses possibilités vocales le personnage est reconstruit . Magnifique.
Walther
Klaus Florian Vogt a été sur cette scène lorsqu’il était dix ans plus jeune un Walther disruptif, échevelé, marginal, que Sachs s’employait pendant tout l’opéra à « ranger des voitures », jusqu’à le faire devenir propre sur lui, en costume et cravate et n’ayant plus rien à dire d’original. Il est ici un double de Sachs, un Wagner encore jeune tel que le peint Cäsar Willich en 1862 (quand il a 49 ans). En réalité, entre l’époque de ce portrait et celle de Wahnfried, dix ans se sont écoulés et Wagner à Wahnfried est passé du statut d’homme jeune à celui de seigneur-senior. Mais ce couple Cosima-Richard semble être un couple construit dans le rêve de la jeunesse (c’est vrai pour Cosima qui avait 25 ou 26 ans quand elle a connu Richard, c’est moins vrai pour lui). Il est donc ce jeune compositeur essayant de percer contre les conformismes, une projection évidente et Wagner-senior apporte cette jeune énergie en témoignage. Le timbre de Vogt est toujours étonnant de clarté, le phrasé exemplaire, la technique sans failles, un soupçon de brillant en moins, mais il reste, en l’absence d’autres, le Walther de référence (Kaufmann l'ayant peu abordé). Notre époque peut présenter au moins deux ou trois Sachs, quelques Beckmesser, mais un seul Walther et pas d’Eva…
Hans Sachs
Justement, Michael Volle est l’un des Sachs du moment, il le chante depuis longtemps déjà, et il est un Sachs d’une intelligence exceptionnelle. Il a la sûreté de ceux qui sont familiers du Lied, il domine le texte, en en ciselant chaque mot, avec la couleur et avec la précision voulues. Mais ce qui domine la performance, et ce qui semble gêner certains, c’est sa maîtrise de l’art de la conversation chantée, essentielle dans Die Meistersinger von Nürnberg, qui est une comédie, avec au centre l’art de la conversation. Il a une maîtrise technique totale qui s’apparente à celle des chanteurs de Rossini dans leur genre : au-delà de la technique, il y a l'expression, les accents, le caractère, le rythme : un modèle. De plus, et la salle de Bayreuth douce pour les chanteurs le permet, il n’a eu aucune difficulté à aller jusqu’au bout du rôle. On l’a entendu, à Bastille ou à la Scala, plus tendu dans les derniers monologues. Il en résulte une prestation simplement exceptionnelle.
Chœur et orchestre
A la différence d’autres prestations un peu décevantes cette année, le chœur ici démontre une maîtrise peu commune. Il est vrai que la disposition du décor, très fermé, et la disposition du chœur à l’intérieur face au chef permettent sans doute d’éviter des décalages entendus ailleurs, mais le phrasé, le volume, la subtilité et les modulations de certains passages en font la prestation chorale la plus réussie.
Philippe Jordan à la tête de l’orchestre semble cette année très au point avec les dosages de volume et la fosse. Die Meistersinger von Nürnberg est une œuvre qui lui convient surtout au troisième acte. Comme toujours, c’est un travail d’une grande précision, dont la clarté laisse entendre tous les niveaux de la partition, tous les pupitres (c’est tout particulièrement vrai dans l’ouverture, bien réussie) et il suit les chanteurs avec beaucoup d’attention. Sa direction montre une maîtrise technique incontestable. Ceux qui sont sensibles à cet art sans failles et impeccablement tiré au cordeau, auront été comblés. Pour mon goût ce n'est pas pour cette œuvre la direction la plus inspirée ni la plus novatrice, elle n’emporte pas l’âme (du moins la mienne), mais cela reste, comme on dit, « de la belle ouvrage », à saluer.
Cette production est l’exemple même de « Gesamtkunstwerk », où musique et mise en scène s’accordent comme on le souhaite, et pour cette année me semble être l’ensemble le plus réussi et le plus convaincant, une fête de la musique et de l’intelligence.