Il faudra sans doute un prochain article pour revenir sur ce Festival presque quadragénaire qui est sans doute l’idée musicale et musicologique la plus belle survenue dans le demi-siècle qui vient de s’écouler, au cœur d’une des régions les plus belles de l’Italie qu’on aime. Chaque année, trois titres se partagent les deux semaines du Festival installé soit au Teatro Rossini, un petit bijou du début du XIXe soit dans l’immense Adriatic Arena, aux marches de la ville, en attendant mieux. L’auditorium Pedrotti, qui abritait aussi des opéras aux débuts du Festival (c’est là qu’a été créé le mythique Viaggio a Reims d’Abbado/Ronconi) sert aujourd’hui plutôt aux récitals à cause de sa maigre capacité (500 spectateurs environ).
C’est au Teatro Rossini que nous accueillent des soldats, des musiciens, des jardiniers affairés et des journaux annonçant le mariage imminent du Calife de Bagdad et de la jeune Adina, ils parcourent la foule des spectateurs, saluent, sourient, font avancer la foule, voilà qui met une ambiance de fête, continuée par l’entrée dans la salle où le rideau indique le mariage entre Signora Adina et Signor Califo.
Pour résumer Adina, c’est assez simple, il suffit de se reporter à Die Entführung aus dem Serail de Mozart, dont le livret de Gottlieb Stephanie le jeune s’est inspiré d’un livret de Christoph Friedrich Bretzner Belmont und Konstanze, oder die Entführung aus dem Serail qui a servi à plusieurs opéras, selon la mode du temps. La seule différence est qu’à la fin on découvre qu’Adina est la fille du Calife que celui-ci voulait épouser parce qu’elle lui rappelait Zora, son grand amour de jeunesse. Ouf, un inceste de moins.
Il serait trop compliqué de reprendre l’exégèse de cette œuvre, que Rossini aimait suffisamment pour avoir toujours conservé son manuscrit original, et qui est partiellement de Rossini, écrite à plusieurs mains par la « Bottega Rossini », les collaborateurs que le maître suivait et corrigeait, et qui reprend des extraits d’œuvres antérieures comme il le faisait souvent (ici Sigismondo). Intitulée « farce en un acte », elle dure 1h20.
En un mot le Calife de Bagdad va épouser Adina, pour les raisons expliquées plus haut, et celle-ci est à la fois heureuse et hésitante, car elle est restée amoureuse de Selimo qu’elle croit mort. Celui-ci réapparaît et elle décide de fuir le sérail et de le suivre.
Mais les amants sont découverts, le Calife, furieux et désespéré, envoie au supplice Selimo, et se montre violent avec Adina, qui en s’évanouissant laisse apparaître un portrait que le Calife reconnaît être celui qu’il avait offert à Zora dans le passé. Adina est donc sa fille, elle pourra épouser Selimo sauvé du supplice in extremis et vivra comme la fille du Calife. Tout est bien qui finit bien.
L’opéra repose sur trois personnages, il Califo (baryton), Adina (soprano), Selimo (ténor) et deux personnages secondaires, Ali l’eunuque du Calife (ténor) qui a tout de même un air, et Mustafà, compagnon de Selimo (baryton basse) ainsi qu’un chœur. C’est dire qu’il ne s’agit pas d’une petite forme légère et passe-partout, mais d’un opéra exigeant un montage dans un théâtre.
C’est dans le ravissant Teatro Rossini qu’est affiché le spectacle, au centre de la ville, dont la capacité ne suffit malheureusement plus pour les autres spectacles.
La mise en scène de Rosetta Cucchi est structurée par un décor imposant (de Tiziano Santi) figurant une pièce montée crémeuse (avec au sommet les mariés):
au rez-de-chaussée le bain du Calife (avec une baignoire dans laquelle il prend son bain de mousse, amoureusement nettoyé par son eunuque) et au premier étage ceux d’Adina, accompagnée de ses deux suivantes.
La conséquence en est que l’espace se distribue autour du gâteau et en hauteur et que le plateau est vite plein quand le chœur est sur scène.
Inutile de demander sur une œuvre pareille un travail conceptuel approfondi. Il n’y a pas matière : alors que L’Enlèvement au Sérail de Mozart est une pièce sur la tolérance et l’esprit des lumières, il s’agit ici d’une turquerie à la mode, amusante, qui fait passer un temps agréable. Si l’œuvre est dite une farce, la trame ne l’est pas forcément, parce que les personnages ne sont pas vraiment stéréotypés (Ali l’eunuque excepté), le Calife et Adina sont des êtres qui sentent et qui pensent : il s’agit plutôt d’un petit opéra bouffe.
Le caractère des personnages n’est pas vraiment travaillé, sauf celui d’Adina, qui est à la fois un peu coquette (les traditionnelles valises et paquets qui accompagnent la fuite) et légère, mais aussi sensée, et réaliste comme l’indique le premier air qu’elle chante (Fragolette fortunate, un air aux fraises qu’elle mange, en qui elle voit un écho à sa situation). Le personnage d’ailleurs ne cesse de douter de la validité de ses actes : ce mariage ne la convainc pas, car une petite voix lui dit que c’est une erreur, la fuite avec Selimo non plus puisqu’elle se sent ingrate face au Calife qui l’a accueillie et protégée, la laissant intouchée…c’est simplement l’indication qu’Adina n’est pas une écervelée, elle finit par décider et elle décide de fuir avec Selimo.
La mise en scène insère des éléments farcesques, comme les fraises qui s’envolent, piquées par un acrobate qui se penche dangereusement pour les prendre,
comme ce mime-figurant qui ne cesse d’aider silencieusement Adina, comme l’air d’Ali « Purtroppo la donna » qui devient un hymne souriant aux trans, puisqu’Ali laisse voir ses bas résilles et s’essaie aux talons hauts ou enfin comme les sbires du Calife à la mode Chicago années 30 avec des armes en couleur comme des jouets d’enfant. Mais ça n'est jamais envahissant.
D’autres moments sont bien construits, comme le choeur tout autour d’Adina évanouie. En somme, un travail coloré (très jolis costumes de Claudia Pernigotti) , souriant, pas trop lourd, qui laisse les personnages s’exprimer (le Calife est aussi bien dessiné). Sans prétention particulière sinon celle de passer un joli moment, c’est un travail sympathique et sensible, bien dans l’esprit de la soirée.
Le Mustafà du jeune Davide Grangregorio est un personnage un peu en retrait mais l’artiste a une jolie présence.
Dans les trois personnages principaux, Levy Segkapane (Selimo) est un jeune ténor sud-africain qui doit maîtriser un peu mieux le phrasé italien, et pas si à l’aise dans les récitatifs. Mais il a une voix claire, un joli timbre et surtout une capacité accomplie au niveau des suraigus, qu’il domine avec style et contrôle.
Il lui faut donc travailler le reste : l’expression, les accents, la fluidité de la parole, car tout est un peu monocorde et scolaire.
L’Ali de Matteo Macchioni, autre ténor, est bien dominé, vaguement amoureux de son maître le Calife avec une vraie présence scénique, une voix très contrôlée, et un vrai sens de la couleur sans jamais être une caricature alors que le rôle et la situation pourraient le permettre. À suivre.
Vito Priante est le Calife, et c’est un modèle de chant dominé, beaucoup d’élégance dans le style avec un timbre chaleureux et une maîtrise accomplie du chant rossinien, avec ses accents, son expression, de parfaits « sillabati », et une vraie présence scénique : il sait par exemple aussi bien être paternel (de fait), mais en même temps terrible de désespérance jalouse lorsqu’Adina demande de pardonner sa fuite. Sa composition est pleinement réussie. Bel artiste, vraiment.
Lisette Oropesa faisait ses débuts en Adina au Festival de Pesaro : elle démontre une totale maîtrise dans tous les aspects du style rossinien avec un phrasé italien parfait comme seuls les artistes américains bien formés techniquement peuvent faire montre. Les aigus sont impeccables, sans aucune scorie, et la voix se montre aussi puissante quand il faut et notamment quand le rôle quitte le sourire et la farce pour être plus dramatique : l’air final « Apri i begli occhi al dì » est un modèle de contrôle d’homogénéité et d’assise vocale sur tout le registre. Enfin l’artiste est souriante, fraîche, disponible, avec une vraie présence scénique, ce qui ne gâte rien.
Ce n’est pas une découverte, c’est la confirmation d’une artiste suivie depuis plusieurs années qui fut une jolie Konstanze à Munich, une touchante Sophie de Werther à New York face à Jonas Kaufmann, une sensible Nanetta du Falstaff magnifique de Daniele Gatti à Amsterdam.
En bref aujourd’hui s’ouvre pour elle le vaste choix des rôles rossiniens et c’est heureux pour nous.
Le chœur du Teatro della Fortuna M.Agostini (très joli théâtre néo-classique de la ville voisine de Fano), dirigé par Mirca Rosciani est clair, affirmé, bien préparé. L’orchestra sinfonica Gioachino Rossini, résidant à Fano et à Pesaro, rompu à ce répertoire et associé depuis vingt ans à de nombreuses productions du Festival sonne parfaitement dans cette salle. Il faut dire que la direction de Diego Matheuz, issu du sistema vénézuélien et ex-assistant de Claudio Abbado est précise, produit de belles sonorités à l’orchestre, sans jamais couvrir les voix, sans aucune scorie, avec un son vif et nerveux, et une vraie précision dans les attaques et dans le suivi des chanteurs toujours soutenus. Il contribue évidemment à faire de cette soirée une belle réussite. Evviva.