Contexte de création
C’est apparemment Donizetti lui-même qui avait eu l’idée de ce Diluvio universale à présenter en temps de carême à Naples. Depuis 1785 en effet, au lieu de fermer les théâtres pendant le carême comme un peu partout, on proposait à Naples des œuvres à sujet biblique, sans ballet. Si durant la période napoléonienne les choses s’étaient un peu perdues, elles reprirent au retour des Bourbons. C’est ainsi que le Mosè in Egitto de Rossini (1818) avait été présenté pendant le carême et repris de nombreuses fois. Donizetti connaissait bien l’œuvre, tout comme sa reprise parisienne modifiée en 1827 sous le titre Moïse et Pharaon. De tels sujets permettaient en outre des effets scéniques impressionnants (Le passage de la mer rouge pour Rossini, le déluge pour Donizetti) mettant en valeur les capacités techniques du théâtre. En réalité, à la première de l’un comme de l’autre, les effets furent ratés, mais peu importe, cela excitait la curiosité.
Il est possible que l’idée lui en soit venue de souvenirs d’enfance où il avait sous les yeux le tableau en marqueterie de Lorenzo Lotto dans la basilique Santa Maria Maggiore de Bergame, mais si on se fie à ses dires, lui-même cite la tragédie de Francesco Ringhieri de 1783 (Il diluvio universale) dont il prit l’essentiel des personnages et dont s’inspira son librettiste Domenico Gilardoni. Il ne s’agissait pas seulement de faire un opéra sur le déluge, mais de l’accompagner d’une trame possible pour un opéra. Il prit de Ringhieri l’idée d’opposer à Noé le prophète au personnage de Cadmo le satrape, et il puisa dans son expérience des tragédies du temps la trame amoureuse qui oppose Sela et Ada.
Dans une lettre à son père, il cite aussi comme sources d’inspiration le Maître de Sacy, le père bénédictin Augustin Calmet, et Lord Byron), c’est dire combien Donizetti s’est attaché au sujet et en a conduit l’élaboration et la trame, par ailleurs assez surprenante pour le nombre de personnages, inhabituel chez lui. Il travailla lui-même le plan qu’il livra à son librettiste dont il dirigea étroitement le travail.
Il en résulte une trame qui mêle le biblique, Noé le prophète face à Cadmo le païen qui se vautre dans le péché et le fléau final qui frappe les méchants, et le privé, Sela la femme de Cadmo convertie au Dieu de Noé, trahie par sa meilleure amie Ada, amoureuse de Cadmo qui susurre à l’oreille du mari que Sela s’est convertie par amour pour l’un des fils de Noé, Jafet. Cadmo, comme tous les maris de théâtre depuis Otello, la croit immédiatement sans sourciller, d’autant plus qu’il la méprise pour sa foi et menace de brûler l’Arche de Noé, à peine terminée.
Tout est mal qui finit mal (cela ne peut se terminer que par le déluge, au moins pour faire un effet de théâtre). Répudiée par le mari qui lui refuse de voir son fils et qui décide d’épouser Ada, Sela finit par abjurer sa foi pour revoir son fils, mais à peine a‑t‑elle abjuré qu’elle tombe morte et que Dieu lance la calamité sur la terre où seule l’Arche est sauvée.
En réalité, tout autant que Noé, dont le rôle est d’annoncer le déluge prochain à tous et surtout à ceux qui n’y croient pas, Sela est le personnage principal, contrainte par un mari ignoble, qui se vautre dans le luxe, l’excès et tout le reste et trahie par sa confidente et amie.
Par Noé, nous contemplons la menace qui pèse sur tous les hommes et par Sela, la ruine de l’humanité pécheresse qui a définitivement choisi le mal. La Bible vue par Donizetti est assez simple, il y a les Bons et les Méchants, les Bons gagnent, les méchants boivent la tasse et entre les deux les victimes (Sela) trinquent.
La thèse assénée par la mise en scène
Je caricature à souhait, pour faire percevoir un peu du ton (trop) prophétique de la mise en scène qui a décidé de transposer cette trame en en faisant la métaphore d’une humanité qui ignore la menace écologique et continue impavide à pourrir les océans, détruire la faune et la flore, se goinfrer au nez et à la barbe de la nature et du futur, avec une arrogance qui finira en catastrophe. Comme il est facile de transposer le déluge dans les phénomènes naturels de montée des eaux (tsunamis, inondations etc…) que nous vivons aujourd’hui, il est tout aussi aisé de voir dans les méchants païens une humanité écervelée, nous, les hommes qui nous vautrons dans notre bien être du présent sans (ou en refusant de) voir le mal futur. En temps de COP28 au pays de l’Or noir, c’est tout à fait d’actualité : les prophètes du malheur probable contre les jouisseurs de l’immédiat. Dansons ou en l’occurrence mangeons sur le volcan, vu que le metteur en scène veut modestement mettre en scène l’ultima cena dell’umanità, la dernière cène de l’humanité par référence à celle du Christ. On est biblique ou on ne l’est pas.
Voilà grosso modo (et vu la mise en scène, bien plus grosso que modo) l’idée de la mise en scène de MASBEDO.
Derrière cet acronyme se cachent Nicolò Massazza et Jacopo Bedogni, qui travaillent ensemble depuis 1999, et usant de différents langages essentiellement vidéo, cinéma, mais aussi performance visuelle, travail du son etc…, une polymorphie qu’ils ont essayé d’appliquer à l’action scénique sacrée de Donizetti où ils assument la mise en scène, la vidéo en direct et les costumes. Il se sont adjoint pour compléter un dramaturge pour la « dramaturgie visuelle » Mariano Furlani (j’ignorais qu’il en existât vu la pauvreté dramaturgique de l’ensemble), mais aussi pour les décors de 2050+, « une agence interdisciplinaire, dit leur site, qui travaille dans les domaines du design, de la technologie, de l'environnement et de la politique. ».
Avec tout ce générique ronflant, on pourrait s’attendre à une montagne de génie créateur, et ce fut une souris qui en accoucha.
Les raisons d’un échec
L’idée en soi n’est pas absurde de transposer cette histoire en faisant de la catastrophe écologique une menace d’ordre biblique, même si l’aspect sacré se laïcise évidemment beaucoup ici, mais on sait aussi que les catastrophes bibliques cachent des événements plus humains ou terrestres dont l’histoire, la tradition, la transmission et les croyances ont changé la nature.
Comme toujours ou presque au Donizetti Festival, la représentation est précédée d’une performance devant le théâtre qui peut être drôle ou ironique et qui ici est plus grave. Un groupe de jeunes revêtus de ponchos imperméables en plastique dont certains portent sur le dos des écrans led qui montrent des vidéos un peu prophétiques qu’on revoit dans la salle puis sur scène nous avertissent que c’est du sérieux. Le problème, c’est que le public qui arrive un peu habitué à ces performances devant le théâtre ne le prend évidemment pas au sérieux.Si l’idée est acceptable, voire séduisante, c’est sa traduction scénique qui la noie totalement (le mot est choisi ad hoc). Ce spectacle finit par avoir l’effet inverse du but recherché, qui est de forcer le spectateur à une prise de conscience. Autrement dit, pour reprendre les discours de nos politiques les moins écolos, c’est une dure punition, une écologie punitive qui nous est infligée à coup de catastrophes, de poissons morts, de monceaux de plastiques de septième continent, de filets de pêche qui sont des filets de pièges, mais aussi de scènes vidéo de style natures mortes flamandes des XVIe ou XVIIe qui sont des compositions modernes imitant un tableau, dont on va ensuite voir de manière répétée une volaille morte plumée ou un poisson éviscéré par deux mains gantées de latex noir, une légèreté de thriller à trois sous.
Ces images projetées sur un écran selon le même dispositif que la veille pour Alfredo il Grande, avec devant un plateau sur lequel la trame se déroule, ont un effet repoussoir tellement elles sont envahissantes, invasives dirait-on aujourd’hui et écrasent totalement ce qui se passe en scène, l’œil étant sans cesse sollicité par cette succession insupportable de lourdeur, qui plus est montée de manière sommaire (tant de compétences pour arriver à ça ?), qui finit par irriter ou par faire sourire amèrement.
Et ce qui devait arriver arriva, le début du second acte après l’entracte a été entrecoupé de cris divers venus des nombreux spectateurs protestataires dans la salle qui hurlaient contre l’invasion non des plastiques mais des vidéos.
La pauvreté dramaturgique
Mais si les vidéos sont insupportables, c’est aussi à cause de la pauvreté dramaturgique de ce qui est proposé sur le plateau. Tout à l’exposé de leur thèse qu’ils assènent à coup de déluge d’images, les responsables de la production oublient qu’au théâtre, c’est le théâtre qui prime, la vidéo n’étant illustration que si elle sert activement et fonctionnellement la dramaturgie, comme chez un Frank Castorf ou un Tobias Kratzer. Or, ils ont péché de la même manière qu’avaient péché jadis à Bayreuth l’équipe de Sebastian Baumgarten autour du Tannhäuser de Wagner vu comme installation artistique de l’Atelier (Joep) Van Lieshout confondant théâtre et installation artistique, avec un plateau pompeusement aménagé de structures métalliques, éclairé de manière glaciale, et lourd à manier nécessitant des techniciens nombreux se mêlant aux figurants lorsque l’Arche (une sorte de plateau métallique suspendu, délimité par des rambardes qu’il faut abaisser, et suspendu par des filins qu’il faut détacher ) une arche à double fonction puisque descendue des cintres elle sert de second plateau pour dernière cène de l’humanité. On devine que ce sera l’arche, mais rien ne le dit au départ, et ce jeu confus est aussi renforcé par l’impossibilité matérielle de voir qui est qui, ils sont tous plus ou moins habillés de la même façon famille de Noé, méchants païens, Cadmo, et seules les femmes se distinguent un peu.
Comme tout le monde se meut sur le même espace, tantôt confié aux bons et tantôt aux méchants et tantôt tous ensemble, c’est totalement illisible.
On a beaucoup critiqué la mise en scène de Tobias Kratzer du Moïse et Pharaon d’Aix en Provence qui reprend un peu la même structure dramaturgique, les Bons hébreux d’un côté et les méchants égyptiens de l’autre, mais le plateau avait une visibilité claire, divisé en deux espaces lisibles. Ici, tout est dans tout, c’est-à-dire que c’est le rien qui domine.
Ici il y a une proposition prétentieuse, mais pas de mise en scène.
Les mouvements d’acteurs et le jeu sont limités au conformisme de l’opéra de papa, bras tendus mains sur le cœur, chanteurs laissés à l’abandon ou à leur propre initiative, le chœur disposé de face ou autour du plateau, sans fonction nette et sans mouvements sinon celui de regarde un plateau qui ne bouge pas.
Tout à leurs poissons éviscérés et à leurs plastiques en continent, les responsables de production ont oublié qu’ils étaient au théâtre. Je les soupçonne même de l’avoir fait avec un zeste de condescendance : on ne va quand même pas quand la catastrophe est à nos portes, s’intéresser à Donizetti…
Je vais rappeler avec insistance et non sans ironie ce qu’un vrai metteur en scène de théâtre comme Tobias Kratzer avait construit pour traduire, dans Moïse et Pharaon, à la fois l’idée de migration, de misère, de malheur, puis celui d’oubli, de cet oubli que Masbedo souligne et reproche ici avec une massue : le bâton de Moïse oublié sur une plage où se baignaient les gens désormais installés de manière insouciante sous des parasols aux couleurs ukrainiennes. Une pure solution de théâtre, autrement plus forte, autrement créatrice de malaise.
Masbedo a cru créer le malaise, et c’est seulement l’agacement qu’ils produisent, par ignorance des lois élémentaires du théâtre.
Alors on peut ensuite lire tout ce qu’ils ont voulu traduire par leur lourd décor métallique, une prison technologique dans laquelle nous serions enfermés, dont la difficulté de maniement serait la métaphore de la difficulté à nous en sortir.
Mais c’est la deuxième partie, où les vidéos de catastrophes écologiques s’estompent pour laisser une place plus grande à la vidéo en direct et à la vision de derniers jours de l’humanité (sans Karl Kraus) et à cette table large, remplie de victuailles, censée être celle du mariage d’Ada et de Cadmo, la table des oublieux. On avait eu en vidéo le tableau vivant d’une nature morte, on a en vidéo en direct le tableau vivant d’une société corrompue, perdue en attitudes alanguies et métaphores des pires excès, de bouche, bien sûr, mais aussi sexuels. Comme on reste entre gens de bonne compagnie, on est en deçà de Pétrone et de son Festin de Trimalcion, en deçà de celui qui l’a immortalisé, Fellini dans son Satiricon, alors l’excès va être métaphorisé par des quantités de gelée à en vomir, qui remplissent les entrailles d’un cochon, ou des montagnes de Jelly anglaise multicolore qui vont enrichir la table autour de laquelle des figurants se regardant avec des yeux lourds de sous-entendus, des dames aux bouches lippues et aguichantes répondant aux regards en trempant tous leurs doigts dans la Jelly à défaut d’autre chose en se léchant langoureusement. À la fois ridicule et pitoyable. Et dire qu’il paraît qu’un des modèles avoués est Festen de Thomas Vinterberg tourné en 1998 …
Tout se passe comme si on usait de métaphores scéniques éculées par manque d’audace visuelle avec pour résultat qu’aucun des objectifs prévus n’est atteint, par excès d’hybris mal placé. Les noces de Sennáar voulaient à tout le moins étonner par leur jouissance à gogo, ou (on n’ose le croire) choquer. Au mieux elles font sourire, au pire elles désolent par leur manque de jugeotte.
Le défaut de ce travail est clair : au lieu de faire un spectacle, on a voulu donner une leçon.
Donner une leçon sans théâtre, c’est l’inverse du théâtre didactique brechtien.
Quant à la conclusion, elle laisse perplexe.
Les machinistes reviennent peu à peu pour rattacher les filins et remonter les rambardes pour que le « deuxième plateau » redevienne arche, les personnes à sauver y sont (la famille de Noé sans Noé), et l’arche se soulève, laissant en dessous la table un peu en désordre, les figurants, le méchant Cadmo et l’héroïne Sela qui s’écroule en abjurant, pendant que Noé debout sur la table contemple la catastrophe, les méchants païens tous morts, et en vidéo une peinture du déluge en projection, bien moins aqueuse que tout ce que nous avions vu jusque-là.
Autrement dit, un déluge sans eau et une arche sans Noé, comme ces chiens qu’on oublie dans une station-service sur la route des vacances… On sent qu’il y a derrière une pensée trop puissante pour nous. Nous cédons devant le génie.
Un spectacle pour rien qui a dû coûter trop cher. pour le résultat
Comme les silènes de Platon, le vilain écrin scénique cache de grandes beautés musicales
La direction musicale
La transcendance biblique semble convenir parfaitement à Ricardo Frizza, qui propose une direction musicale qui à la fois donne à l’œuvre sa respiration large, prophétique et biblique, et qui (c’est presque un paradoxe) accompagne également une trame qui est très largement plus conventionnelle et privée (beaucoup plus en tous cas que celle du Mosè in Egitto de Rossini qui réussissait mieux à lier les événements bibliques aux relations plus intimes entre les personnages). Frizza maîtrise donc avec bonheur à la fois les masses chorales (excellent chœur de l’Accademia della Scala dirigé par Salvo Sgrò) les solistes qu’il soutient efficacement et met en valeur une partition injustement laissée de côté. C’est sensible dès l’ouverture, au départ solennelle et majestueuse, qui pose l’œuvre et son ambition dans toute sa diversité, avec ses accents sombres au départ qui ne sont pas sans rappeler certaines phrases beethovéniennes, mais tout en restant fidèle à un modèle rossinien est un modèle symphonique assez original qui montre que s’est vraiment construit un style Donizettien, tout en ne refusant pas certains écarts notamment dans la deuxième partie plus dansante et moins noble, avant les traditionnelles reprises. C’est incontestablement un morceau de bravoure, suivie d’une entrée des chœurs qui n’est pas évoquer certains moments gluckistes.
C’est dans les équilibres avec le plateau qu’il accompagne avec beaucoup d’attention où on sent la maîtrise du spécialiste belcantiste qu’il est, dans sa manière de faire moduler les volumes pour que les voix émergent sans difficulté. Ces contrastes rythmiques sont assurés avec fluidité et bonheur et mettent en valeur certaines parties solistes de l’orchestre comme le solo de clarinette qui introduit Ada – c’est Frizza lui-même qui le précise‑, mais traduisent aussi la volonté d’alléger l’orchestre pour le rendre transparent quand il faut, et lui donner le rythme nécessaire pour les parties plus traditionnelles (concertati, etc… ) que Donizetti voulait d’ailleurs relativiser en s’essayant à un autre style.
C’est en tous cas pour ma part une des prestations orchestrales que j’ai le plus appréciées du Donizetti expert de Riccardo Frizza, qui a pu rendre toutes les couleurs d’une partition où l’on entend un Donizetti un peu enfermé (lui aussi) dans sa cage métallique et expérimentale de l’azione scenica sacra, mais qui essaie d’en échapper par les trous aux grillages pour retrouver ses œuvres plus habituelles, on y entend en effet des phrases bientôt reprises dans d’autres œuvres qui vont d’Anna Bolena à la Fille du Régiment, comme il le précise lui-même dans l’interview qu’il donne dans le programme de salle.
Ce qui paraît plus intéressant, c’est qu’il y a chez Donizetti une évolution parallèle à celle de Meyerbeer et à la même période, après avoir été complètement fascinés par Rossini, ils s’ouvrent vers un style (inauguré par Rossini) qui deviendra celui du grand opéra.
1830, voit ce Diluvio universale et Anna Bolena de Donizetti voir le jour, et un an après d’un côté Robert le Diable de Meyerbeer triomphera à Paris, et Norma de Bellini à Milan. La période est celle des basculements vers le style qui fera leur gloire des grands compositeurs du temps. Mais il est indéniable qu’il y a dans Il Diluvio Universale une couleur Grand-Opéra, un genre auquel Donizetti se confrontera aussi mais il est tout aussi indéniable que sa couleur biblique venue de Mosè se traduira un peu plus tard (et pas si loin) dans le Nabucco de Verdi, une sorte de fil rouge inattendu.
Les voix
À la création le rôle de Noé a été écrit Luigi Lablache, l’une des légendes de toute l’histoire de l’opéra, et il y aura bien une raison : le style noble, la question du phrasé déclamatoire, la puissance devaient être au rendez-vous, mais aussi le phrasé et l’élgance. Moins heureuse à la création Luigia Boccadabati, qui a causé une catastrophe en attaquant très en avance un concertato, et on lui a imputé le malheureux destin de l’œuvre. Il reste que la vocalité des trois protagonistes Noé, Cadmo et Sela est particulièrement exigeante.
Elle l’est peut-être en tout premier lieu pour Sela, soprano, donné à ce qu’on appelle un soprano drammatico d’agilità (ce qu’étaient la Malibran et la Pasta), une catégorie qui va de Lucia di Lammermoor à Abigaille de Nabucco. Rien de moins.
La partie est complexe, variée, demande une large variation dans les couleurs et constitue peut-être le rôle principal de l’opéra (elle meurt dans les dernières mesures, ce qui est toujours un signe). C’est Giuliana Gianfaldoni qui a assumé le rôle avec une grande sûreté, une ligne de chant impeccable, des aigus assurés et un phrasé impeccable. Elle a un chant contrôlé, précis, mais qui manque peut-être encore un peu d’incarnation et de flamme, mais elle est émouvante souvent, et notamment à la fin : dans toute cette affaire, c’est elle la victime de toute la machination et qui meurt écrasée par le destin, seule contre tous, et au fond sans aide d’aucun des personnages. On aimerait mieux le percevoir par son expressivité, mais il reste que son chant est vraiment assuré avec une musicalité sans faille.
Lointain successeur de Lablache, Nahuel di Pierro est Noé. On connaît bien ce chanteur qui chante sur beaucoup de scènes européennes un répertoire essentiellement baroque et romantique avec une honnêteté et une précision sans failles. Mais il ne fait pas partie des stars vocales à la Pertusi (qui était Mosè à Aix par exemple) de ce répertoire même si à chaque fois il s’acquitte de la charge avec cran, justesse, sans jamais d’accroc. Peut-être est-ce dû à un timbre qui manque de cette ampleur nécessaire au rôle, en dépit de qualités notables de finesse dans le phrasé et d’élégance qu’une longue fréquentation du répertoire XVIIIe a ciselés. Il ne manque ni de douceur, ni d’autorité mais manque de charisme scénique (il est vrai que la mise en scène…) si bien qu’il semble plus unus inter pares que primus inter pares. C’est un Noé humain qui nous apparaît, et en dépit de ses avertissements, il fait penser à une Cassandre au milieu des incrédules. Ainsi il ne s’affirme pas comme on l’attendrait. Mais peut-être aussi le Noé de Donizetti est-il un cran en dessous du Mosè de Rossini.
Plus conforme à une certaine tradition rossinienne la vocalité de Cadmo, un ténor méchant homme est confiée à un expert en chant rossinien comme Enea Scala. En dépit de la fréquentation pour mon goût excessive de rôles plus tardifs qui l’induisent à chanter quelquefois un poil trop fort, il affiche une maîtrise technique stupéfiante où il a bien peu de rivaux. En l’écoutant, je pensais à son rôle cet été dans Edoardo et Cristina de Rossini où il jouait le rôle du père (méchant) de Cristina, le roi Carlo. Mêmes expressions, même mouvements (il est vrai que dans un cas comme dans l’autre il y avait bien peu de direction d’acteurs), et un style de chant voisin (Frizza cite aussi Idreno de Semiramide) qui marque encore l’influence de Rossini, impossible à nier, mais aussi peut-être l’adieu à ce type de voix de ténor-méchant homme et à une couleur vocale expressive, mais qui va passer de mode.
On saluera donc encore la performance d’Enea Scala, la puissance, les aigus sûrs, l’homogénéité vocale, l’aisance technique, mais aussi un usage de la couleur vocale, l’expression qui en font un interprète quasiment unique de ce type de répertoire. Comment s’étonner qu’il remporte un triomphe ?
Ada la rivale est conçue selon Ricardo Frizza comme seconda donna à l’instar d’une Giovanna Seymour de Anna Bolena. Non seulement il souligne que ce n’est pas un rôle secondaire comme les nombreux autres de cette partition, mais que Donizetti justement expérimente la confrontation entre deux femmes à vocalité différente, qui sera un élément fort de certaines de ses œuvres futures. Ici le rôle est confié à une jeune chanteuse issue de la Bottega Donizetti, Maria Elena Pepi, qui est douée d’une vraie présence scénique malgré la mise en scène qui écrase les personnages, avec une voix de mezzo profonde douée d’une belle qualité de timbre et d’une l’élégance notable dans le chant et l’expression.
On citera enfin les nombreux rôles secondaires, tous à complimenter dont trois autres membres de la Bottega Donizetti, Davide Zaccherini (Sem), Eduardo Martinez (Cam), Sabrina Martinez (Tesbite), et les autres, Nicolò Donini (Jafet), Erica Artina (Asfene) et Sophie Burns (Abra) ainsi que Wangmao Wang, un Artoo dont on note un certain éclat vocal.
Mais il est dommage que la mise en scène n’essaie pas de singulariser un peu plus tous les personnages, ce serait sans doute trop prétendre d’un travail qui n’a vraiment pas aidé à faire que ce Diluvio universale surnage dans ce festival 2023.
Néanmoins, je ne saurais trop conseiller encore une fois le lecteur de s’inscrire sur le site du festival Donizetti, à l’onglet « Donizetti Opera Tube » pour découvrir le streaming (moyennant obole) des œuvres présentées au Festival 2023, dont ce Diluvio universale qui mérite l’attention au moins auditive..