"VOLCAN DU COMA – Retrospective Orsten Groom"

Musée Paul Valéry, Sète, du 2 décembre 2023 au 25 février 2024.

Commissaire : Stéphane Tarroux

Sète, Musée Paul Valéry, le lundi 4 décembre 2023 à 12h

Poursuivant son parcours avec ceux pour qui la peinture reste possible au XXIe siècle, le musée Paul Valéry de Sète célèbre, aussitôt après le bientôt centenaire Martial Raysse, un artiste quadragénaire. Orsten Groom traduit dans ses œuvres l’impossible souvenir d’un passé lié à son ascendance juive polono-russe, ses toiles éruptives assumant à la fois les tragédies du XXe siècle et quarante mille ans d’histoire de l’art.

Avec leur Horror vacui et leurs calembours multilingues, leur prolifération de références esthétiques et historiques, les toiles d’Orsten Groom semblent résister à l’interprétation, ou se prêter au contraire aux lectures les plus diverses. Pour donner un exemple de ce feuilletage de sens possibles, arrêtons-nous d’abord sur une toile dont l’artiste a lui-même livré les clefs lors du vernissage de l’exposition que lui consacre le musée Paul Valéry de Sète.

Meninen Figuren est une œuvre de vastes dimensions (210 x 270 cm, mais Groom pratique régulièrement ces grands formats), conçue en 2017 pour une exposition rendant hommage à Henri-Georges Clouzot. Treize artistes ont été sollicités par Paul Ardenne, écrivain et historien de l’art, pour proposer une sorte de prolongement contemporain au legs du cinéaste et aux thèmes qui lui étaient chers. Orsten Groom a choisi pour sa part d’honorer Le Mystère Picasso, autrement dit un film différent du reste de la production de Clouzot puisqu’il s’agit déjà d’un discours sur la peinture tenu par le cinéma, qui montre l’artiste en pleine création, en jouant sur le contraste entre le noir-et-blanc et la couleur. De Picasso, Groom retient qu’il fut peut-être le dernier peintre d’histoire, avec notamment Guernica – dont on peut voir une citation ailleurs dans l’exposition (on remarque dans Stentor l’ampoule électrique sous son abat-jour, qui éclaire la scène peinte pour le pavillon de l’Espagne en 1937). Mais c’est surtout à une autre toile qu’il est ici fait allusion, Le Charnier de 1945 : on reconnaît, en haut à gauche, la nature morte qui occupe l’angle supérieur du tableau de Picasso, et surtout le bras dressé qui émerge des corps enchevêtrés. Revue par Groom, ce bras prend un caractère plus suppliant, plus torturé, comme s’il appartenait au Christ en croix du retable d’Issenheim de Grünewald.

Une des salles de l’exposition. Orsten Groom : à gauche, Meninen Figuren. GXXI, Techniques mixtes sur toile, 210 x 270 cm, Collection Menarin Diego, Courtesy Templon, Paris – Brussels – New York ; à droite, ŚPIĄCKA, GXXI, Techniques mixtes sur toile, 162 × 130 cm, Atelier de l'artiste, Montreuil, Courtesy Templon, Paris – Brussels – New York

Mais comme si cette référence ne suffisait pas, l’artiste en superpose une autre, plus immédiatement visible car elle occupe le premier plan, et donne son titre à l’œuvre. Là encore, comme pour Clouzot regardant Picasso, il s’agit d’une référence médiée, puisque c’est Picasso regardant Velasquez qu’invoque Orsten Groom, en reprenant Les Ménines en noir et blanc, parmi la série d’une cinquantaine que Picasso déclina à l’automne 1957. Et puisque chaque toile incité le peintre à se livre à une « enquête », à une recherche érudite qui lui livre une quantité d’informations historiques dont son œuvre se nourrit. Si l’on en revient au Charnier, lié à la Seconde Guerre mondiale, on comprend mieux que Groom établisse un lien avec les atrocités commises par le régime nazi (et l’on rejoint là le passé familial de l’artiste, et son ascendance juive polonaise). Le titre en allemand contient un indice : Figuren est en effet le terme employé dans les camps d’extermination pour désigner les cadavres afin de les rendre moins choquants, alors même que le Zyklon B fabriqué par l’entreprise I.G. Farben (« couleurs », en allemand) avait pour effet, lors des premiers tests, de colorer les corps en rose et en vert. Ainsi se justifient les deux principales couleurs qui surgissent sur cette toile en noir et blanc. S’y ajoute le jaune, pris comme fond pour la porte par laquelle un personnage entre dans la pièce, chez Velasquez : Orsten Groom fait remarquer que Picasso a donné à son corps une forme triangulaire, qui lui rappelle la trace laissée sur un mur par une des victimes d’Hiroshima.

Une des salles de l’exposition. Orsten Groom : à gauche, LIMBE, GXXI, Techniques mixtes sur toile, 200 x 600 cm, Courtesy Templon, Paris – Brussels – New York

On le voit, l’art d’Orsten Groom (pseudonyme choisi par Simon Leibovitz, né en 1982, en hommage à Orson Welles et au métier de portier) ne saurait se passer d’une bonne dose de notes explicatives, même si l’on peut sans peine y détecter toute une gamme de références à l’histoire de l’art, à l’histoire de l’humanité et à l’histoire personnelle de l’artiste. Ainsi de Limbe (2022), où chacun pourra déchiffrer certains détails, et se risquer à une interprétation à ses risques et périls. On remarque notamment dans cette œuvre une référence claire à Alice au pays des merveilles à travers les illustrations originales de John Tenniel (Alice et le lapin blanc sont également présents dans Pavor Nocturnus, devant le paysage-échiquier que l’héroïne parcourt dans De l’autre côté du miroir, sans oublier l’Alice à genoux au fond du terrier, dans Horoskop). Dans Limbe, on voit à gauche Alice ramant avec la Brebis et Alice couronnée, deux images provenant du deuxième volet de ses aventures, et au centre, la célèbre du chat de Chester souriant, dont le corps a déjà disparu, et dont il ne restera bientôt plus que le sourire. Dans cette œuvre en forme de triptyque couvrant un mur entier (200 x 600 cm), la présence envahissante du chat au centre pourrait évoquer certaines estampes japonaises (en triptyque, le plus souvent) dont tout l’arrière-plan est occupé par l’apparition d’un chat-démon. Mais à tout cela se superposent d’autres images : un poisson à la gueule ouverte, d’où sort une sorte de Jonas, un Pinocchio tué par pendaison, le joueur de flûte de Hamelin et ses rats, sans oublier une forme tracée en rouge par-dessus tout cela.

Orsten Groom : Dora Maar [série CHROME DINETTE] GXXI, Techniques mixtes sur toile, 160 × 215 cm, Collection particulière, Belgique
De fait, Orsten Groom revendique comme principes le « fatras » et « l’inintelligible », notions empruntées à l’archéologie, et plus précisément à l’analyse des peintures rupestres. Dans les cavernes occupées par des générations successives d’humains, chacun a dessiné des formes animales ou humaines, sans toujours se soucier du travail des prédécesseurs, d’où un enchevêtrement des silhouettes et des couleurs qui nuit à la lisibilité immédiate mais qui peut créer des effets de chevauchement aussi séduisants qu’imprévus. La préhistoire est une des références constantes d’Orsten Groom, par exemple dans la série de douze toiles baptisées Odradek : s’y superposent des tracés rupestres (on reconnaît sans peine le grand taureau de Lascaux), les écritures et dessins d’Onfim, ou Anthemius de Novgorod, enfant qui, au XIIIe siècle, grava sur des écorces de bouleau des notes prises en classe, ensuite préservées dans l’argile. Quant au titre, il vient d’une nouvelle de Kafka, « Le Souci du père de famille », histoire d’une mystérieuse créature en forme de bobine de fil.

La bobine (celle du Fort-Da) est au premier plan d’une des toiles de la série Chrome Dinette, consacrée au père de la psychanalyse, ici rebaptisé Sieg-m-hund Freud, dont le point de départ est le livre de 1939 L’Homme Moïse et la religion monothéiste. Sur ces peintures – que des lunettes 3D permettent de voir en relief – apparaissent aussi de nombreuses références à l’art égyptien, mais aussi à Picasso, encore (le Catalan et le Viennois ont une Dora en commun). Et puisqu’il est question de Moïse, Picabia est aussi convoqué, avec son Adoration du veau.

Rendu amnésique par une rupture d’anévrisme en 2002, Orsten Groom recrée son histoire en même temps que l’histoire du monde et de l’art. Comme la mémoire, ses peintures accumulent les souvenirs, ainsi que les oublis, depuis des temps immémoriaux jusqu’à un passé encore frais et ressuscitent chez le spectateur des images qu’il ne se rappelait pas avoir vues, des textes qu’il ne se rappelait pas avoir lus.

 

Catalogue réunissant des textes de Stéphane Tarroux, Olivier Kaeppelin et Orsten Groom. Coédition Musée Paul Valéry, Sète et Editions Loubatières. 96 pages, 19 euros. ISBN 978–2‑86266–828‑4

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Gilles Hutchinson
© photo Bertrand Huet-Tutti
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