Le Journal d’Hélène Berr
Monodrame lyrique pour mezzo-soprano, piano et quatuor à cordes

Bernard Foccroulle (né en 1953)

Livret du compositeur d’après le Journal d’Hélène Berr (éditions Tallandier)

Commande de l’Opéra national du Rhin et de La Belle Saison
Création mondiale scénique

Mise en scène : Matthieu Cruciani

Scénographie : Marc Lainé
Costumes : Thibaut Welchlin
Lumières : Kélig Le Bars

Hélène : Adèle Charvet

Piano : Jeanne Bleuse
Quatuor Béla : Julien Dieudegard, Frédéric Aurier, Paul-Julian Quilier, Alexa Ciciretti

Colmar, Comédie, le dimanche 3 décembre 2023 à 15h

Ce monodrame de Bernard Fouccoulle retrace en une suite de 15 tableaux présentés en deux parties, le destin d'Hélène Berr, jeune femme juive déportée et assassinée au camp de Bergen Belsen en avril 1945. La narration s'inspire des fragments du Journal, longtemps propriété du cercle familial et qui finira par être publié en 2008. Œuvre sobre autant que poignante, ce "Journal d'Hélène Berr" avait été créé aux Bouffes du Nord en juin dernier en version concertante. La mise en scène de Matthieu Cruciani restitue l'œuvre avec une économie d'effets à la mesure d'un sujet à la croisée d'une souffrance intérieure et d'un message universel. Le Quatuor Béla et la pianiste Jeanne Bleuse forment autour d'Adèle Charvet un écrin musical d'une couleur discrète et touchante, restituant l'œuvre à un degré d'émotion qui traduit toute la réussite du projet. À découvrir à la Comédie de Colmar, au théâtre de Hautepierre de Strasbourg et à la Sinne de Mulhouse en janvier. 

Juste après son 21e anniversaire, le 7 avril 1942, une jeune femme juive, Hélène Berr, commence à écrire son journal intime. Ce récit aurait pu tout avoir d'un relevé banal des choses du quotidien sans un style brillant et une acuité à observer la montée dramatique des circonstances qui conduiront à la persécution. Port de l'étoile jaune, rafle du Vel' d'Hiv', camp d'internement de Drancy… les mesures de ségrégation se succèdent au rythme des premières déportations passant de la rumeur à la réalité. Étudiante brillante et violoniste douée, Hélène Berr est rattrapée par les mesures anti-juives. Son journal s'achève le 15 février 1944, quelques jours avant son arrestation et sa déportation. Atteinte du typhus, elle mourra en avril 1945 à Bergen-Belsen sous les coups d'une gardienne, quelques jours seulement avant la libération du camp par les américains.

Ce qui fut à l'origine une idée proposée à Bernard Foccroulle par Luc Dedreuil du Quatuor Béla devient progressivement pour le compositeur le projet d'un court opéra pour voix soliste, quatuor à cordes et piano. On peut d'emblée poser la question de savoir si un sujet aussi bouleversant et a priori si loin de toute dimension artistique peut trouver dans une forme musicale, qui plus est chantée, une dimension éthique et tout simplement, une raison d'être. On peut évidemment se référer à la célèbre injonction de Theodor Adorno affirmant qu' "Écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d'écrire aujourd'hui des poèmes". On peut considérer que la mise en notes du récit de l'holocauste toucherait au contresens, la Shoah niant tous les systèmes et tout rapport à l'art ou à la philosophie.

Malgré le souhait qu'elle avait exprimé que son journal soit un jour publié, le projet a nécessité des décennies de tractations à son entourage d'Hélène et son fiancé Jean Morawiecki (destinataire du manuscrit original). Des copies dactylographiées avaient été réalisées par la famille. Pendant une soixantaine d'années, ces copies ont circulé dans un petit cercle de proches, y compris Serge Klarsfeld et Simone Veil. Mais la famille n'était pas prête à le voir devenir un texte public : trop douloureux, trop intime. Ce sera Mariette Job, la nièce d'Hélène, qui prendra contact avec Jean Morawiecki ; décidant tous deux de confier le texte au Mémorial de la Shoah en vue de sa publication. Ce faisant, Hélène accède comme Anne Frank avant elle, au statut de personnage et personnalité universelle dont le témoignage traduit une sensibilité et un style d'une grande force poétique.

L'évidence de la qualité littéraire se perçoit à travers ces pages où la jeune étudiante en anglais pose un regard ébloui sur la beauté du monde et décrit en même temps le danger qui menace. Le programme de salle est sur la question des sources et des références, d'une richesse extraordinaire et dressant parfaitement le portrait d'une personne curieuse, sensible et cultivée, exprimant "un resserrement de la beauté au cœur de la laideur". Issue d'une famille de vieille souche française, Hélène évoque dans les premières pages sa vie sage et privilégiée, occupée à ses lectures, son violon et un premier petit ami, le juriste Gérard Lyon-Caen. Quand son journal débute en avril 1942, elle est inscrite à la Sorbonne et subit les premiers effets des lois de Vichy qui lui interdisent de passer l'agrégation. Le Journal croise la trame sentimentale des événements personnels et la répression qui fissure peu à peu cette existence jusqu'alors tranquille. On saisit par de courts événements qui fonctionnent comme des flashs mémoriels l'enchaînement des événements et la manière dont un destin individuel finit par être broyé dans la vaste entreprise d'extermination : le port de l'étoile jaune, des réactions des passants, le gardien du jardin de Notre-Dame qui la chasse elle et son fiancé, les rues qui se vident au rythme des rafles… La vie quotidienne des Juifs dans Paris occupé est retranscrite par Hélène à la fois par des observations directes et des informations qui lui parviennent sous forme d'échos, notamment la probabilité que les convois de déportés mènent à une mort certaine ou bien l'utilisation de gaz pour éliminer les populations.

A la fois par nécessité de longueur et choix dramaturgique, Bernard Foccroulle a opéré une sélection d'extraits pour bâtir un livret qui permettent au monodrame de tenir dans une durée d'1h30. De fait, la narration se trouve réduit à une trajectoire qui en limite forcément certains aspects plus complexes qui dessinent le portrait d'une jeune femme qui fait preuve souvent d'une surprenante légèreté de ton et d'insouciance. Il y a également le travail d'Hélène comme assistante sociale bénévole à l'Entraide temporaire (une organisation clandestine qui tente de sauver des enfants juifs) et l'UGIF (Union générale des israélites de France) créée par le gouvernement de Vichy à la demande des allemands. Le livret conserve intacte la trajectoire qui mène un destin particulier à la catastrophe depuis le 7 avril 1942 et l'évocation de la dédicace adressée par Paul Valéry ("Au réveil, si douce la lumière, et si beau ce bleu vivant") au 15 février 1944 par un cri dans la nuit emprunté au Macbeth de Shakespeare ("Horror ! Horror ! Horror !") quelques semaines avant sa déportation dans les camps de concentration. C'est une autre citation qui sert de point central autour duquel s'articulent les deux parties du livret, le terrible aveu du 25 et 27 octobre :

"Je pense à l'histoire, à l'avenir. À quand nous serons tous morts. C'est si court la vie, et si précieux. Et maintenant, autour de moi, je la vois gaspillée à tort. Tout perd son sens, lorsqu'on est à chaque instant confronté par la mort. J'ai peur de ne plus être là lorsque Jean reviendra. Je crains que mon beau rêve ne puisse se réaliser. Je ne crains pas pour moi, mais pour cette belle chose qui aurait pu être. (…) Il y a deux parties dans ce journal, je m'en aperçois en relisant le début : il y a la partie que j'écris par devoir, pour conserver des souvenirs de ce qui devra être raconté, et il y a celle qui est écrite pour Jean, pour moi et pour lui."

L'écriture musicale joue la carte d'une économie de gestes et de moyens qui fait du quatuor à cordes et du piano l'équivalent d'un chœur grec autour du monologue d'Hélène. La couleur générale suit les contours d'une ligne harmonique chatoyante où l'atonalité dessine en creux des perspectives en écho à l'écriture mélismatique de la voix. Les deux citations clairement identifiées (mouvement lent du 15e quatuor de Beethoven dit "heiliger Dankgesang" et le lied Ich hab' im Traum geweinet du cycle des Dichterliebe de Schumann) trouvent une place et une évidence dramaturgique qui font de la musique le double d'Hélène avec lequel elle interagit et avec qui elle engage cette forme de dialogue à une voix. L'équilibre parfait de la partition tient le discours sur le fil étroit d'un accompagnement et d'une présence sans jamais céder à une neutralité excessive ou inversement, à une exubérance d'effets. La voix très enveloppante et très dense d'Adèle Charvet circule entre lecture parlée et ornementation avec un phrasé soutenu et très naturel qui permet au texte d'exister dans une échelle d'émotions entre tensions et légèreté. La mise en scène de Matthieu Cruciani s'accorde de belle manière à une scénographie minimale de Marc Lainé qui fait des pans suspendus de toile blanche la métaphore des pages du journal et des séparations qui progressivement, resserrent l'espace autour d'Hélène. La simplicité du procédé permet de visualiser une fugitive et très symbolique croix gammée au moment où Hélène raconte l'épisode de l'étoile jaune, unique et discrète allusion qui fait du décor un élément du contexte historique.

Éclairée par Kélig Le Bars d'une lugubre lumière zénithale alternant avec la lampe de bureau où elle écrit son journal, l'interprète se déplace avec à l'arrière-scène, le Quatuor Béla et la pianiste Jeanne Bleuse. Les costumes de Thibaut Welchlin ajoutent discrètement une touche historique faisant d'Hélène et des musiciens des contemporains de ces jeunes gens habillés à la mode des années 1940. La disparition de la narratrice est soulignée dans les derniers moments par une dispersion de la voix parlée, passant d'un musicien à l'autre et augmentant l'effet tragique par la place laissée au texte lu qui vient se substituer à la présence physique tandis que résonnent en pizzicatos les bruits sourds du violoncelle à la comme une ponctuation suspendue et l'image des coups mortels dans l'horreur de Bergen Belsen.

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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