Tandis que les nombreux spectateurs prennent place, un homme s’avance sur l’avant-scène. Il joue de la guitare – une mélodie douce comme le signalent les écrans des deux côtés de la scène permettant de manière tout à fait efficace l’audiodescription du spectacle. Juste après les annonces traditionnelles du début, la musique de la guitare s’amplifie, renforcée par une autre off cette fois, au piano. Un deuxième homme, souriant et alerte, entre alors et rejoint le musicien. « Le théâtre ! » s’exclame-t-il. « Quoi que puisse dire Aristote et toute la Philosophie, il n’est rien d’égal au théâtre… » continue-t-il. Évidemment le spectateur averti s’étonne que le célèbre « éloge du tabac » de Sganarelle qui ouvre la pièce devienne ici un plaidoyer pour l’art dramatique. Cette modification effective – la seule qu’ait opérée David Bobée, privilégiant plutôt les coupes et la réorganisation de certaines répliques dans le texte original – surprend quelque peu. L’exposition sans nulle autre pareille dans le théâtre moliéresque s’attache au tabac dans le texte original. Comme le signale le metteur en scène dans un entretien avec Isabelle Demeyère, on attribuait à la fois vertus et risques à la consommation de cette plante au XVIIème siècle.
Changeant le mot pour « théâtre », le parallèle demeure donc toujours signifiant, renvoyant à la fois à l’époque de Molière où ce dernier doit faire face à la condamnation de son premier Tartuffe l’année précédente, comme à la nôtre où les détracteurs de ce qui se joue sur scène sont aussi virulents parfois. Prenant par conséquent lui aussi le risque de la critique acerbe d’un public soucieux de la préservation des grandes pièces du répertoire – ce que lui considère justement comme des « statues à déboulonner » – David Bobée entend ici faire plutôt sentir la fécondité de ce célèbre texte et l’universalité qui le caractérise en faisant par exemple entonner un chant « doux » en kikongo, langue parlée par Shade Hardy Garvey Moungondo – vraiment extraordinaire Sganarelle. Tous les comédiens entrent alors sur cette chanson et s’alignent sur le proscenium où ils rejoignent successivement leurs deux partenaires. Ils se retournent alors sur le lever de rideau qui révèle aux yeux des spectateurs le décor monumental pensé par David Bobée lui-même et Léa Jézéquel.
Laissant à vue un assemblage de multiples projecteurs latéraux, de douches et de faces, celui-ci est essentiellement constitué d’une gigantesque statue humaine privée notamment de ses membres et de sa tête, posée au centre du plateau, vers laquelle l’ensemble des comédiens se retourne et avance lentement. Frappé de lumière, ce tronc aux dimensions impressionnantes donne à ce décor nu et plongé dans l’obscurité par ailleurs, un aspect tout à fait saisissant. Comme le seuil d’un univers apocalyptique. La lisière d’une fin de monde consommée où vibrent encore quelques âmes. Comme Sganarelle et Gusman – joué par Orlande Zola, le guitariste de l’ouverture – qui présentent dans leur échange le maître du premier : Dom Juan, personnage éponyme dominant son valet, soumis à son autorité aliénante. Malgré le jeu truculent du comédien tout au long du spectacle, on sent les contorsions que l’exercice de ce pouvoir sur Sganarelle lui impose. Certes, cela reste le plus souvent du meilleur comique mais l’oppression insupportable reste sensible et la liberté de parole n’est envisageable pour le serviteur que loin des oreilles du maître qui écrase, parfois menace dangereusement. On retrouve également cet exercice abusif du pouvoir sur La Ramée et Pierrot finement interprétés par Jin Xuan Mao, contre lesquels la violence affleure souvent, notamment quand il imite le mandarin pour l’humilier.
L’entrée de Dom Juan, éclairé par un somptueux jeu de lumières, grâce au travail de création de Stéphane Babi Aubert et de Léo Courpotin, finit d’installer ce climat coercitif. L’interprétation de Radouan Leflahi est à couper le souffle. Loin du libertin, loin de la figure traditionnelle du séducteur – autre statue brisée à terre – il campe un Dom Juan ombrageux, mélancolique, emporté souvent, profondément pessimiste et nihiliste convaincu.
Un homme du crépuscule – celui des Idoles ? Vêtu d’un pantalon noir avec une ceinture aux passants métalliques scintillants sous les projecteurs, d’un débardeur à la blancheur immaculée, il porte un bandage au coude, comme la marque d’une blessure annonçant la perte de puissance du personnage. Cependant, il magnétise par la finesse de sa silhouette, l’impétuosité de ses mouvements, la gravité de ses poses et la noirceur de son regard. Comme venue d’outre-tombe, sa voix résonne dans un espace dépeuplé où il se débat encore pour mieux préparer sa reddition. Le passé semble avoir tout emporté : sa libre pensée, sa désinvolture canaille, son goût pour la provocation qu’il semble utiliser ici plus par habitude que par délicieux caprice. L’existence jubilatoire du jouisseur qu’il est supposé être s’achève, en somme. Des images fortes marquent cet effondrement : on retient par exemple, au sommet de la statue, la silhouette sombre du jeune homme qui se détache au bord de vide, sur un fond rouge vif. Comme la représentation métaphorique de sa ruine, dans un brasier qui consume tout. Surtout les héros d’autrefois, est-on tenté de penser. Et derrière lui, la silhouette d’Elvire qui l’accable de reproches.
De simples objets de désirs et de tromperie, les femmes deviennent des proies, victimes de Dom Juan, le prédateur impitoyable. Cela est effectivement vrai pour Elvire – interprétée avec raffinement par Nine d’Urso – qui ne cesse d’être méprisée par celui qui l’a épousée et lui adresse le plus souvent à grand-peine un regard. Dans ce couple, elle est constamment niée en tant que femme qui doit supporter ses turpitudes et son démantèlement froid et permanent de la vérité. Toutefois, c’est avec Charlotte
– lumineuse XiaoYi Liu qui évolue avec sa grâce de danseuse – que la domination brutale et aveugle du séducteur sans scrupules transparaît de façon la plus nette. Il l’instrumentalise parce qu’elle est une paysanne. Parce qu’elle n’a pas la force de lui résister. Parce qu’elle est une femme qui ne peut lutter contre sa mâle autorité. Les gestes sont brusques, la terreur est palpable, l’agression sexuelle cachée lorsqu’ils disparaissent derrière la statue. Nul besoin de voir pour comprendre.
Revenons encore sur cette violence atavique qui s’exerce en toute occasion chez le maître de Sganarelle. C’est le formidable comédien Grégori Miège qui joue le personnage du pauvre tel un spectre torse nu et tout blanc dans une scène de cauchemar semblant nous plonger dans un cimetière. De même, c’est lui qui est Monsieur Dimanche. Et parmi les nombreuses scènes où le personnage central agit par coercition, celle qui le met en présence du marchand est une des plus marquantes. Parce qu’il « est un acteur gros (…) quand il joue le personnage du pauvre ou Monsieur Dimanche [cela] a du sens dans la violence que lui fait subir Dom Juan ». Sans que le texte ne soit modifié, Monsieur Dimanche est rudoyé, bousculé en raison de son physique, gavé de nourriture et sort presque comme si rien ne s’était passé. Le travail sur cette scène en particulier est le fruit de multiples échanges entre le metteur en scène et le comédien qui affirme : « (…) Si je subissais réellement une forme de violence en jouant, je ferais ce que je fais dans ma vie depuis toujours, je ne le montrerais pas, je saurais le cacher ». Les frontières entre la fiction du Grand Siècle et le réel du présent s’abolissent. Et les idoles qui mettent à mal sont désormais jetées à terre.
Le décor évolue dans ce sens. Chaque changement d’acte fait surgir un peu plus le délabrement de l’univers de Dom Juan, entre statues couchées, en morceaux ou encore privées de leur socle. Le sol du plateau est même réduit en charpie par Dom Juan qui, au comble du désenchantement, ne respecte plus rien, pas même le théâtre qui le fait exister aux yeux des spectateurs. Il s’isole et vacille une fois encore dans un dernier tour de piste, triste pantin sur un vain piédestal, dans son peignoir rouge, recouvert de crème blanche qui dégouline de son visage. Et la statue du Commandeur à cour reste inerte. Seule, la voix modifiée du comédien Jin Xuan Mao parlant dans un micro à l’avant-scène se fait entendre : serait-ce celle de la statue qui submerge Dom Juan, seul à l’entendre dans son ultime tourment ? C’est d’un simple coup de feu qu’il est exécuté pourtant– celui que tire XiaoYi Liu à la fois spectre et Charlotte qui achève enfin la chute du monstre désacralisé ici, artisan de sa propre perte dont la descente aux enfers n’est pas sans rappeler celle d’un Tony Montana dans Scarface – mourant lui aussi face à une statue – ou encore celle d’un « bad lieutenant » dans le film du même titre.
Ce Dom Juan est assurément une grande réussite. Mêlant différentes langues, distribuant les rôles dans des genres indifférents – Catherine Dewitt est tout à fait magistrale dans le rôle de Dom Louis, le directeur du théâtre du Nord fait souffler un extraordinaire vent de liberté sur cette pièce dont il exalte toute la noirceur pour mieux faire entendre la voix de celles et ceux qui subissent les assauts des tyrans de tous ordres, comme celle de Sganarelle réclamant de façon désespérée dans une dernière phrase « Mes gages, mes gages, mes gages ! » Et peut-être faut-il bien se détourner d’un héroïsme considéré comme sacré pour envisager d’autres valeurs, d’autres histoires, d’autres mondes possibles. Certes, d’aucuns peuvent reprocher à David Bobée ses choix artistiques et ne pas adhérer à ses engagements. Pour autant, on doit unanimement reconnaître qu’il défend avec une opiniâtreté qui force l’admiration l’idée d’un théâtre toujours vigoureux, qui a encore quelque chose à nous dire aujourd’hui. Et cela n’est pas rien.