Verdi come Mozart !((en italien dans le texte)) Voilà ce que Riccardo Muti déclarait à la presse il y a une vingtaine d’années à l’occasion d’une nouvelle production de Il Trovatore, mise en scène de Hugo de Ana à la Scala. Et ce Trovatore avait été pour moi un sommet d’ennui. C’est que pour défendre une certaine idée de Verdi, Muti s’est jeté à corps perdu dans un Verdi analytique et souvent glacé, où chaque note était sculptée, en soi un travail d’orfèvre, où le théâtre et la sève de Verdi avaient été un peu laissés en friche, au profit d’une recherche éperdue du beau son, comme si Verdi avait encore besoin d’être reconnu comme un génie de l’écriture musicale. En était-il vraiment besoin ? On le sait, il y a un Muti des années 70, fulgurant, inattendu, vital, surprenant, et un Muti plus consensuel des années 80 et surtout 90, où il s’est consacré à isoler chaque détail d’une partition pour en exalter les beautés singulières, en oubliant que Verdi, c’est d’abord du théâtre.
C’est vers les années 90 qu’il s’est aussi donné l’image d’un défenseur d’un classicisme scénique absolu, refusant les mises en scènes trop hardies, et élimant les initiatives éventuellement hétérodoxes des metteurs en scène avec qui il travaillait (Jérôme Savary dans Attila à la Scala s’en était plaint).
Dans une production où il a sûrement posé des conditions similaires, Riccardo Muti, qui a sans doute signé l’une des plus belles Aida du disque en 1974 avec Montserrat Caballé et Placido Domingo (EMI), revient à Aida, 38 ans après la production précédente d’Herbert von Karajan, qui avait signé direction (fulgurante) et mise en scène (médiocre) en 1979 et que j’avais eu la chance de voir .((Freni, Horne, Carreras, Riamondi, Cappuccilli, Ghiaurov)).
Pour cette Aida, les hasards du calendrier ont fait que j’ai assisté à la première de la distribution dite B, avec la jeune coréenne Vittoria Yeo que Riccardo Muti suit depuis quelques années, et Yusif Eyvazov, le ténor russe qui – un pur hasard- est l’époux à la ville d’Anna Netrebko.
Muti a été particulièrement attentif aux chanteurs, soutenant notamment la soprano Vittoria Yeo pour lui permettre de laisser s’épanouir des qualités notables : un contrôle vocal de tous les instants, une belle capacité à alléger, à soigner des notées filées exemplaires, à travailler la ligne de chant laissant entendre une voix relativement petite, mais très homogène, très au point, projetant de manière intelligente et donc compensant le volume par une technique très maîtrisée. Ce n’est pas une voix pour Salzbourg, une salle trop vaste sans doute, même si on l’entend parfaitement dans les ensembles et les concertati, mais elle ferait merveille dans des salles moyennes comme Zürich ou Lyon. Elle est aussi émouvante, jouant sur la couleur vocale, et malgré un petit accident dans l’air du Nil, elle a gratifié le public d’un duo final remarquable, et a triomphé de manière justifiée. Ce n’est sans doute pas la belle et large voix charnue de Netrebko, mais elle n’a pas dépareillé ni surtout pas démérité.
Yusif Eyvazov est un peu son opposé. Il a indiscutablement les moyens du rôle, dont la difficulté réside dans un entre-deux, entre l’héroïsme d’un Otello et les raffinements belcantistes d’un Ernani. Ce qui fait qu’un Meli qui fut le belcantiste des années précédentes, mais qui s’oriente désormais vers des rôles plus lourds, peut désormais l’aborder, après avoir abordé Don Carlo, à quelques années près contemporain.
Eyvazov est plus Otello qu’Ernani. La voix est bien posée, la diction est claire, mais dès qu’il s’agit de se lancer dans les mezzevoci , les notes filées à la Kaufmann, les raffinements et un peu de subtilité, rien ne va plus et la voix déraille, comme dans l’aigu de Celeste Aida, ou la dernière note du duo final. Il n'a pas toujours réussi à chanter en mesure et a raté son entrée du 3ème acte, où il y a eu des problèmes de coordinations avec la fosse. Ce qui lui a valu des huées depuis le début, injustifiées car la prestation reste honorable.
Au-delà du chant, le problème de ce chanteur, c’est son incapacité à avoir sur scène une présence ou un quelconque charisme. Hormis les traditionnels gestes des ténors années 30, 40, 50, mains sur le cœur ou bras écartés, il ne fait rien de son corps en scène. Peu gênant apparemment dans une mise en scène qui en l’occurrence ne lui demande pas grand-chose, mais très gênant quand même tellement il est invisible.
L’Amneris d’Ekaterina Sementchuk est dans la tradition des Amneris slaves, aux fameux graves poitrinés : depuis Elena Obraztsova, on connaît les qualités et les défauts de cette émission. Elle reste spectaculaire, sans que la voix soit si puissante d’ailleurs, même si les aigus sont bien tenus. La prestation mérite attention, sans être de celles qui marquent l’histoire. En l’absence de Netrebko, c’est quand même elle qui remporte le plus grand succès, parce que c’est elle qui, sans doute, porte le drame verdien dans la production.
Luca Salsi est un Amonasro énergique, projetant bien la voix, sans grande élégance et cependant habituellement assez impressionnant, mais il était ce soir en petite forme et n’a pas donné son maximum.
Les deux basses, Roberto Tagliavini (Il Re), et Dmitry Belosselskyi (Ramfis) sont en-dessous de leurs prestations habituelles, quasiment inexistants, et même pour Tagliavini plutôt médiocre.
Bror Magnus Tødenes, le messager, a mal commencé et n’était pas en mesure avec l’orchestre, mais a mieux fini sa courte intervention.
En revanche, dans la belle scène de Ptah, magnifiquement ciselée et dirigée par Muti, qui lui donne une couleur mystérieuse et vaguement inquiétante, la prêtresse Benedetta Torre était un exemple de tenue, de ligne, de chant coloré et juste dans Possente, possente Fthà. Une jeune chanteuse à suivre de très près, indiscutablement car c’est peut-être son intervention qui m’a le plus marqué.
Riccardo Muti dirige une Aïda plutôt intimiste, ce qui est juste (créée au Caire dans un théâtre de capacité limitée), quand on sait que le Teatro Verdi de Bussetto, dans les terres verdiennes, d’une capacité de 300 places, présente assez régulièrement Aïda. Il est très attentif à laisser les voix s’épanouir et particulièrement concentré sur Vittoria Yeo, qu’il accompagne avec une subtilité et un raffinement rares.
Le prélude est un chef d’œuvre d’intériorité, très poétique, mais en même temps tendu. Certains moments d’orchestre (acte du Nil) sont phénoménaux grâce à des Wiener Philharmoniker en état de grâce (la scène du triomphe est impressionnante), les bois sont à hurler, et Muti sait faire alléger le son au maximum tout en gardant une clarté incroyable. Il en résulte un travail d’orfèvre, aux tempi quelquefois peut-être un peu lents, mais avec d’indiscutables moments de théâtre où l’on retrouve des qualités d’énergie qu’on avait presque enfouies dans les labyrinthes de la mémoire. la scène du triomphe est très spectaculaire et assez dynamique, la scène du Nil, on l’a dit, est stupéfiante notamment dans l’emploi des cordes, et plus généralement les actes III et IV sont les plus réussis peut-être, parce que les plus retenus et les plus tendus, avec un choeur (de l'Opéra de Vienne) magnifiquement préparé par Ernst Raffelsberger.
Dans l’ensemble, ce Muti-là m’a plu, quelquefois même enthousiasmé, et je n’ai pas retrouvé les reproches de froideur qu’on lui a faits pour cette production.
La question de ce spectacle n’est pas tant musicale que scénique, comme hélas, souvent avec Riccardo Muti.
Riccardo Muti est persuadé qu’à l’opéra tout procède du chef et de sa vision. On sait depuis Wagner au moins que l’opéra est œuvre composite, totale, Gesamtkunstwerk où la scène contribue tout autant à faire le spectacle, où le rythme d’une mise en scène travaillée en osmose avec le chef aboutit à des résultats souvent exceptionnels. Rares furent les spectacles à la Scala dirigés par Muti qui aient marqué, dont la chronique ou les annales se souviennent non pas à cause du chef, mais à cause de l’absence de propositions scéniques à la hauteur de la proposition musicale qui finissaient par générer l’ennui ou la lassitude. Et il est victime ici de la même illusion, de croire que la mise en scène est une aimable illustration tranquille qui permet de se concentrer sur les beautés de la musique
S’il y a donc des reproches à lui faire, c’est plutôt d’avoir sans doute encouragé les tendances de la mise en scène à ne rien faire faire ni aux chœurs ni aux chanteurs. On sait que Muti aime avoir les chœurs bien en face, et ici, ils étaient tous en gradins en rang d’oignon, quant aux chanteurs, ils nous ont gratifiés de leurs gestes les plus éculés, avec grands mouvements de voiles colorés d’Amneris-Sementchuk, comme dans la meilleure tradition des opéras des années 50 ou à Vérone pour qu’on voie le personnage de loin. Il ne se passe rien dans ce théâtre-là, les déplacements (les soldats ridicules qui courent) les mouvements quand il y en a sont d’une désespérante banalité, sinon mal réglés. Gesamtnullwerk aurait dit Wagner, mieux vaut alors un théâtre invisible.
Les costumes de Tatiana van Walsum sont élégants, rappellent très vaguement de loin, de très loin, l’Egypte ou l’Orient, ceux des prêtres sont syncrétiques (orthodoxes ? juifs ?), le ballet est aussi inutile que ridicule (chorégraphie de Thomas Wilhelm) : sept pauvres types masqués d’un masque cornu (la vache Hathor, déesse des fêtes et de l’amour ?), et le décor de Christian Schmidt épuré (si on veut rester poli) en forme de boite blanche (un gigantesque micro-onde) dont on devine l’annonce du tombeau final (très vaste en l’occurrence, une sorte de loft funèbre), une boite sur les murs blancs de laquelle sont projetés quelques vidéos bien peu fonctionnelles et exclusivement illustratives : prêtres, peuple, eau (du Nil…). La boite structure l’espace, soit séparée en deux soit réunie, et les éclairages de Reinhard Traub sauvent à la fin un semblant d’intimité éternelle.
Il semble que Shirin Neshat qui ne connaît pas le monde de l’opéra n’ait pu vraiment exprimer une idée : l’impression reste que décorateur, costumière, chef d’orchestre se soient penchés sur le bébé pour veiller à ce qu’il ne crie pas, qu’il ne vagisse pas, qu’il n’exprime, rien, surtout RIEN.