Heureusement, elle ne s’appelle pas Eyjafjallajökull. Elle s’appelle Hulda, mais elle vient d’Islande et son tempérament a quelque chose d’un peu volcanique. C’est l’héroïne du seul opéra que César Franck se donna le temps d’achever dans sa maturité, après deux essais conçus dans sa jeunesse, un Stradella (1841) auquel l’Opéra royal de Wallonie redonna vie en 2012, et Le Valet de ferme (1851–53), et avant de laisser inachevé à sa mort un autre opus lyrique Ghiselle. Et encore, même Hulda, Franck ne la vit jamais portée sur scène, car l’œuvre ne connut sa création que plusieurs années après la mort du compositeur, en 1894 à Monte-Carlo. Trop wagnérienne ou trop peu, arrivée trop tôt ou trop tard, Hulda eut bien du mal à se faire une place au soleil et n’intégra jamais le répertoire.
D’où l’intérêt de la démarche du Palazzetto Bru Zane, en cette année de bicentenaire de la naissance de César Franck. Bien sûr, le compositeur traîne derrière lui une tenace réputation d’esprit inapte à écrire pour la scène, génie symphonique et doué pour l’oratorio, mais sûrement pas pour le théâtre. Une exécution en concert à Londres en 1994 et une production scénique à Fribourg-en-Brisgau en mai 2019 (suivie d’un enregistrement de studio paru chez Naxos en octobre dernier) n’avaient pas tout à fait suffi à dissiper cette mauvaise réputation, et le concert donné à Liège ce 15 mai promettait d’être une découverte pour la majeure partie du public.
Et pour une découverte, c’en est bien une, et de première grandeur, qui offre à Franck une éclatante revanche. Qui oserait encore dire que Hulda ne tient pas la route, alors que même cette version concertante en révèle les vertus dramatiques ? Certes, le livret place tous ses personnages sous le casque et l’armure, et ses héros vikings rappellent fortement ceux de Gwendoline ou de Sigurd, mais l’auditeur moderne sait faire la part des choses. Si le livret signé Charles Grandmougin d’après Hulda la boîteuse (1858), drame du Norvégien Bjørnstjerne Bjørnson, prix Nobel de littérature en 1903, fut jugé « absolument impossible » par l’Opéra de Paris, c’est sans doute parce qu’il était encore trop tôt : un an après le décès de Franck, le Palais Garnier accueillerait Lohengrin, bientôt suivi par La Walkyrie en 1893, Tannhäuser en 1895, Les Maîtres chanteurs en 1897, Siegfried en 1902, Tristan en 1904, Le Crépuscule des dieux en 1908, L’Or du Rhin en 1909 et Parsifal en 1914, titres qui allaient, pour la plupart, devenir d’immenses succès et des piliers du nouveau répertoire. Avant 1890, c’est à Bruxelles que sont créés les opéras wagnériens français, et César Franck ayant composé Hulda entre 1879 et 1885, il arriva sans doute bien avant l’heure où son opéra aurait pu être apprécié à Paris.
Car Hulda est un opéra wagnérien, pas seulement en tant que « Légende scandinave en 4 actes », dont certains personnages féminins ont des noms dignes des filles du Rhin ou des Walkyries (Swanhilde évoque aussi Swanilda, l’héroïne du ballet Coppélia de Delibes, créé en 1870), mais aussi par sa musique : même si César Franck n’avait guère pu que lire les opéras de Wagner à défaut de les voir, Hulda révèle une indéniable proximité, notamment dans le grand duo d’amour du troisième acte entre le rôle-titre et Eiolf (c’est seulement en 1894 qu’Ibsen écrirait sa pièce Petit Eyolf). D’une originalité foisonnante, la partition est clairement celle d’un très grand : on y reconnaît certaines sonorités typiquement « franckistes », notamment dans l’usage des vents. Et fait exceptionnel, même le ballet est une réussite totale, qui transcende l’obligation d’inclure des pages chorégraphiques dans tout opéra français. Si l’écriture orchestrale est fascinante, l’écriture chorale l’est à peine moins, et l’on reconnaît là aussi un maître en la matière, avec une complexité mélodique qui va bien au-delà de ce que donne à entendre le tout-venant de la production lyrique contemporaine.
Bref, Hulda mériterait d’être donnée dans tous les théâtres d’opéra, et à plus forte raison en France. A condition de disposer des forces nécessaires : il faut un grand et solide orchestre, un chœur tout aussi consistant, et un chef apte à organiser l’explosion du volcan. C’est ce dont dispose l’Orchestre philharmonique royal de Liège en la personne de son Directeur musical, le jeune chef hongrois Gergely Madaras, qui s’est totalement investi dans cette mission, avec un résultat convaincant et enthousiasmant de bout en bout.
Mais le plus difficile est peut-être de trouver la titulaire idéale pour l’héroïne. En 1894, le rôle fut créé par la mezzo Blanche Deschamps-Jéhin (première Hérodiade de Massenet, première Margared du Roi d’Ys, première Uta dans Sigurd). Il faut là une voix ample et sonore, capable de proférer les paroles de l’héroïne par-dessus un orchestre qui ne la ménage guère. C’est ici Jennifer Holloway, mezzo devenu soprano dramatique, que l’on avait notamment pu entendre dans la résurrection du Tribut de Zamora de Gounod. La diction, sans être totalement irréprochable, n’en est pas moins claire et globalement idiomatique, mais c’est surtout l’incarnation que l’on admire ici, l’interprète s’avérant parfaitement à la mesure du personnage. A ses côtés, il n’y a guère que deux « grands rôles secondaires » et une dizaine d’apparitions beaucoup plus épisodiques. Pour le ténor, les exigences semblent moindres, et Edgaras Montvidas surmonte sans effort apparent les quelques moments les plus tendus du rôle d’Eiolf. En Swanhilde, Judith van Wanroij a le privilège de prêter son timbre argentin à un duo d’amour assez développé, qui tourne en partie au trio quand Hulda y joint l’expression de sa jalousie. Les autres artistes ont droit chacun à une scène ou deux, mais la distribution a été soignée même lorsque les interventions sont on ne peut plus réduites : Marie Karall, véhémente et passionnée en mère de Hulda ; Véronique Gens, noble mère de Gudleïk ; Matthieu Lécroart, premier ennemi de l’héroïne, dont elle sera rapidement vengée. Ludivine Gombert, Marie Gautrot, François Rougier, Artavazd Sargsyan, Sébastien Droy, Christiam Helmer, Matthieu Toulouse et Guilhem Worms n’ont chacun que quelques phrases à chanter, mais les déclament avec conviction, prêtant à chacune de ses silhouettes autant d’épaisseur que possible. Grâce à de tels atouts, le disque qui sera enregistré entre le concert de Namur (le 17 mai) et celui de Paris (le 1er juin) ne devrait avoir aucun mal à s’imposer face au seul enregistrement existant jusqu’ici.