Richard Wagner (1813–1883)
Die Walküre (1870)
Der Ring des Nibelungen
Ein Bühnenfestspiel für drei  Tage und einen Vorabend
Création le 26. juin 1870, Königliches Hof- und Nationaltheater, Munich

Direction musicale : Sir Donald Runnicles
Mise en scène et décors : Stefan Herheim
Décors : Silke Bauer
Costumes : Uta Heiseke
Lumières : Ulrich Niepel
Vidéo : William Duke, Dan Trenchard
Dramaturgie : Alexander Meier-Dörzenbach, Jörg Königsdorf

Siegmund : Brandon Jovanovich
Hunding : Andrew Harris
Wotan : John Lundgren
Sieglinde : Lise Davidsen
Fricka : Annika Schlicht
Brünnhilde : Nina Stemme
Helmwige : Flurina Stucki
Gerhilde : Aile Asszonyi
Ortlinde : Antonia Ahyoung Kim
Waltraute : Irene Roberts
Siegrune : Ulrike Helzel
Roßweiße : Karis Tucker
Grimgerde : Nicole Piccolomini
Schwertleite : Beth Taylor
Hundingling : Eric Naumann

Orchester der Deutschen Oper Berlin

Berlin, Deutsche Oper, 11 octobre 2020, 16h

Die Walküre dans des conditions de représentation traditionnelle, sans distanciation, à la mode de Salzbourg 2020, c’est suffisamment exceptionnel pour être souligné, même si le public est masqué et distancié (environ 45% de jauge) et fait bruyamment savoir son opposition au masque. Mais Die Walküre, dans un Ring prévu dont Das Rheingold n’a pu être représenté pour cause de Covid au printemps dernier, c’est un peu comme monter dans un train en marche sans savoir d’où il vient et la représentation en a beaucoup souffert. Risque assumé par la Deutsche Oper Berlin et le metteur en scène Stefan Herheim, avec les inévitables conséquences sur l’accueil assez réservé du public et de la critique.

Nina Stemme (Brünnhilde)

Sur le papier ce devait être un des spectacles phares de cette rentrée particulière : un nouveau Ring dans des conditions « normales » sauf que l’on teste chaque jour tout le monde – grâce à un sponsor qui a offert 200000 Euros- , par un metteur en scène célèbre et estimé avec à son actif wagnérien déjà un Rheingold à Riga, un Parsifal à Bayreuth et un Lohengrin à la Staatsoper de Berlin, ainsi que Meistersinger à Salzbourg et Paris avec des fortunes diverses. Le Rheingold de Riga était monté avec la scénographe magicienne Heike Scheele, et cette fois-ci est réalisé dans une scénographie signée  Silke Bauer et Stefan Herheim lui-même. Même s’il y avait (déjà) un piano sur scène, le concept était forcément autre dans la mesure où le Ring letton devait être confié à quatre metteurs en scène différents ((Même si en fin de compte, le prologue a été confié à Herheim et les trois autres jours à un seul metteur en scène)).

Un Rheingold absent, et une musique démiurge

L’absence de Rheingold, prévu au printemps et supprimé pour cause de confinement (même si à titre compensatoire, une version réduite à 1h50 de Rheingold avec orchestre redimensionné a été proposée en plein air, sur le parking de la Deutsche Oper en juin dernier) oblige le metteur en scène à proposer Walküre en premier spectacle, puis Siegfried (fin janvier 2021), et enfin Rheingold en juin 2021. Et cette Walküre en souffre : on sent qu’il a dû se passer des choses dans ce Rheingold qui n’existe pas encore, mais on n’arrive pas à voir un concept s’installer, malgré des signes partiels ou cryptiques. Un seul exemple : Wotan surgit au deuxième acte de Walküre du trou du souffleur en sous-vêtements, tricot et boxer blanc (avec en plus la partition à la main) à l’instar de Siegmund qu’on a laissé ainsi au premier acte (tel fils… tel père) ; il faut lire le programme pour apprendre qu’à la fin de Rheingold, tandis que les dieux montent au Walhalla, Wotan redescend chez Erda sans doute pour une saine copulation, comme celle que nous avons vue avec les amants incestueux du premier acte. Ce doit être la famille qui veut ça. Ainsi donc Wotan surgit du lit d’Erda (qui ne dort donc pas toujours), pour rencontrer Brünnhilde, qui est l’une des filles d’Erda… Familles je vous hais.

Image finale : Mime-Wagner vient d'aider Sieglinde à mettre au monde Siegfried, sous le regard de Wotan et de la foule de "réfugiés".

Herheim imagine des solutions de continuité d’un épisode à l’autre et nous en avons aussi la preuve au final de Walküre, où pendant que le feu du rocher brûle, nous voyons à la fois déjà Wotan avec sa valise, son chapeau et sa redingote de Wanderer et Sieglinde mettre au monde Siegfried, aidée par une drôle de sage-femme, qui dégage bébé, cordon ombilical et tout et tout : un Mime habillé en Richard Wagner. De quoi casser toute émotion au final de Walküre, mais donner une des clefs de la « lecture » de Herheim, qui est d’affirmer une continuité d’un épisode l’autre et aussi de montrer que c’est la musique le démiurge de l’œuvre :  d’ailleurs Wotan en boxer au début du IIe acte se met au piano élément central du décor, suivant la partition et déchainant les premières mesures du prélude du second acte tout comme les Walkyries agitent en même temps la partition de l'oeuvre, ou même Brünnhilde au moment de décider d’aider Sieglinde. La musique de Wagner comme nécessité, mais aussi danger vu ce qu’elle déchaine…

"O hehrstes Wunder!" accompagné par Brünnhilde au piano (Acte III)

Et quand Wotan dans son récit du deuxième acte dit « Das Ende…das Ende… », tout s’arrête, la salle se rallume comme si c’était fini… La fin du monde-fin de la musique, la musique comme monde en soi, Wagner comme démiurge dangereux : Herheim a lu Nietzsche.
Il est clair que Stefan Herheim garde sa distance avec Wagner, comme dans son Lohengrin ou même dans son Parsifal. Cette histoire de Ring, il y croit sans y croire, et avec beaucoup d’ironie.

Brünnhilde 2020 (Nina Stemme)

Brünnhilde est vêtue comme les Walkyries de 1876, lourde référence qui montre que Herheim ne veut pas donner à l’histoire racontée par le Ring une valence plus cosmique ou plus intemporelle, il cherche autre chose : il est vrai qu’il s’est dit et représenté tant de Ring de toutes sortes qu’il faut chercher à sortir des chemins tracés, même si celui-ci reste très marqué « Regietheater ».

Brünnhilde 1876 (Amelie Materna)

L'ombre de Wagner et l'oeil de Wotan

Le seul point qui fait référence, c’est l’œil universel de Wotan, qui suit et conçoit toute l’histoire : rejoindrait-il Kosky avec son Wagner-Hans Sachs, en concevant un Wagner-Wotan ? Encore une fois oui et non. Plus que Wagner lui-même, Wotan est son âme damnée, son représentant scénique. Wotan apparaît ès qualité au deuxième acte, mais dès le premier, un loup traverse la scène, comme pour vérifier que tout est en place, puis pendant le duo Siegmund-Sieglinde, des projections de son œil puis de son museau lupique montrent que Wolf-Wälse est là, omniprésent.

Sieglinde protégée par Brünnhilde, les héros menaçants sous l'oeil de Wotan en arrière plan, tous les hommes casqués comme les Walkyries (y compris Wotan) et les femmes têtes nues

Il est aussi là, tapi dans l’ombre quand Brünnhilde bascule et décide d’aider Siegmund. Il est enfin là quand Brünnhilde donne à Sieglinde l’épée brisée et la fait fuir. Il est là pour faire respecter non l’ordre – il y a longtemps que le désordre est installé- mais la partition et ses Walkyries dans la fameuse chevauchée ne font que l’appliquer à la lettre, lançant des mannequins désarticulés comme les héros qu’elles sont censées ramener au Walhalla mais victimes elles-mêmes des héros qu’elles ramènent, excités par Wotan.

D’ailleurs, un piano sur lequel il joue, puis Brünnhilde, puis les Walkyries, montre la fonction centrale du déroulement musical, ce piano, dans lequel est fichée Nothung, en une position si phallique qu’on ne peut douter de ce que l’épée symbolise est cet arbre qui soutient l’ensemble, sur lequel les amants copulent, d’où les personnages sortent ou disparaissent (Fricka, Sieglinde) (comme chez Kosky dans l’acte I de Meistersinger )

Arrivée de Brünnhilde sortant du piano, sur instigation de Wotan au piano : scène de revue ?

Tout tourne autour du piano, qui devient aussi machinerie théâtrale d’où sort un drap énorme sur lequel est projeté du feuillage (Winterstürme au premier acte, ou l’œil du loup, ou le feu brûlant qui couvre l'étreinte des amants) avec un effet théâtral certain (on connaît le goût de Herheim pour la machinerie).
Un Wotan omniprésent, qui vieille au grain wagnérien, est-ce là l’une des clefs de lecture ?
Il est difficile de répondre, tant la mise en scène fourmille de petits détails et d’idées bonnes ou moins bonnes. Herheim voulant échapper à la valeur politique ou idéologique de cette histoire, il va la tourner en ridicule d’un côté et la noircir de l’autre en prenant le destin de Wagner comme ombre portée.

Une distanciation fortement marquée

Les « grands moments » finissent par faire glousser ou laissent de marbre. Final du premier acte : Siegmund au comble du désir, dégrafe son pantalon, l’enlève, et célèbre Nothung en caleçon avant de sauter sur le piano et sur Sieglinde, ça casse un peu l’ambiance. Final du deuxième acte, Wotan est là, depuis longtemps, il a tout compris avant même que Brünnhilde n’intervienne, il lui prend sa lance, puis son casque à plumes, et s’en va avec ce couvert tandis que Hunding tue Siegmund dans un halo rouge avec les mêmes gestes que chez Chéreau. Pendant que Sieglinde yeux bandés (par Brünnhilde un peu avant) retrouve elle-même les morceaux de Nothung (c’est le regard de l’amour…). Troisième acte, tandis que Wotan enfilant manteau, chapeau et valise est déjà, dès Walküre, un Wanderer qui regarde vers Siegfried l’image finale perturbe l’imagination du spectateur en montrant l’accouchement de Sieglinde par Wagner-Mime qu’on a décrit plus haut….
Dans cette vision, la fameuse chevauchée des Walkyries devient une chevauchée d’un autre genre : les Walkyries arrivent un peu en désordre avec leurs valise, mais du piano arrivent leur lances emplumées qui s’ouvrent en parapluie, comme dans une revue du Lido, et pendant qu’elles « chevauchent », les héros  les menacent, manipulés par Wotan, en treillis d'abord, puis en caleçons sanguinolents, montrant de très près aux Walkyries d’autres motifs de chevauchées et un goût prononcé pour les vierges guerrières… Jeu évident avec ces Walkyries que Wotan semble vouloir mettre à l’épreuve ou effrayer, allumant des feux auxquels on ne pensait pas, et dans une sorte de volonté de destruction y compris de l’ordonnancement du Walhalla, de destruction de l’ordre qu’il a construit lui-même avec Erda.

Pour le spectateur, tous ces éléments tantôt graves, tantôt sarcastiques, tantôt ridicules, tantôt inquiétants finissent par donner un sentiment de bric à brac et d’incohérence, et il faut pour y mettre de l’ordre lire le programme et notamment le long essai d’Alexander Meier-Dörzenbach qui aborde méthodiquement les éléments clés du spectacle et montre d’où viennent les points dont nous avons évoqués certains ci-dessus.
Il faut donc essayer de classer ces éléments pour tenter de trouver une(des) ligne(s) directrice(s). Mais du spectacle lui-même n’émerge que cette ferblanterie dont Pierre Boulez qualifiait Götterdämmerung, qui ici semble s’appliquer dès Walküre.
Ni Stefan Herheim, ni Dörzenbach ne créent évidemment un tel spectacle au hasard, mais il semble que l’archéologie de l’œuvre et sa lecture génétique, le gigantisme de l’entreprise et ses ramifications philosophiques, historiques, biographiques aient plutôt contribué à noyer la ligne qu’à la faire émerger. Là aussi sans doute (du moins on l’espère) quelque chose devrait naître du spectacle dans sa totalité lorsqu’il sera achevé.
Essayons donc de démêler l’écheveau en essayant d’aller derrière les yeux.

De quelques éléments significatifs

Brünnhilde sur fond de valises

Les valises
Ce qui frappe le spectateur, c’est ce décor de valises empilées, au départ bien organisées en une sorte d’alcôve qui abrite la famille Hunding et qui rappelle de très loin L’île des morts de Böcklin, référence bien connue du rocher des Walkyrie dans la mise en scène de Chéreau.

Dès la première image, c’est le désir de fuite de Sieglinde qui est mis en valeur, on la voit hurlant sur le piano surélevé comme porté par des flammes, puis faisant sa valise (elle a le choix vu le nombre…) ; cet amoncellement de valises fait aussi penser au décor de Anatevka (Le violon sur le toit) dans la mise en scène de Barrie Kosky (vue à Berlin et Strasbourg), qui est quant à lui amoncellement d’armoires, mais l’idée est celle du provisoire, du transitoire, de la perpétuelle errance. Il y un système de références scéniques (Chéreau, Kosky) qui construit aussi une intertextualité des spectacles mais sans forcément des citations grossières.
Cette idée de la fuite, on la retrouve évidemment lors de la fuite des amants (dans un monde où Alberich a renoncé à l’amour, l’amour est objet de fuite, l’amour est fuite lui-même), mais aussi dès Rheingold quand Wotan déclare dès l’ouverture de la scène II : « Wandel und Wechsel liebt, wer lebt ; das Spiel drum kann ich nicht sparen »((Qui aime changer et bouger, c’est lui qui vit ; de ce jeu je ne peux me passer)). Wotan se définit lui-même comme celui qui structurellement bouge, il est dès le début le Wanderer. Et Dörzenbach souligne – puisque nous avons établi plus haut que Wotan n’est que le porte musique/parole de Wagner – que Wagner lui-même a passé sa vie à bouger jusqu’au havre de Bayreuth « Hier wo mein Wähnen Frieden fand – Wahnfried – sei dieses Haus von mir benannt. » ((Ici où mes folies ont trouvé la paix, Wahnfried, que ma maison soit nommée ainsi.))
Au moment au Wagner commence en effet à concevoir le Ring, il est un réfugié, obligé de fuir : 16 pays et près de 200 villes l’ont accueilli avant qu’il ne se stabilise à Bayreuth ;  l’idée d’un Wagner-Wotan-Wanderer justifie aussi cette thématique de la fuite, qui fait que le décor est uniquement composé de valises.
Mais on y voit évidemment bien autre chose, les valises et les réfugiés qui apparaissent dans la mise en scène au moment de la scène entre Fricka et Wotan, font irrésistiblement penser non seulement au monde de réfugiés que nous nous construisons, mais surtout, plus qu’à la « simple » thématique des réfugiés, aux images des camps de concentration.

Collégiens en visite à Auschwitz devant les montagnes de valises

Les montagnes de valises désordonnées, la destruction de l’alcôve initiale référence à l’île des morts, et l’impression de ruine, tout conduit aux images terribles du musée d’Auschwitz avec ses montagnes de valise que tous les visiteurs du camp ont vues.
Cette image de fuite est donc une image de fin, de moment où la « fête » est finie.
Das Ende dit Wotan au milieu du deuxième acte, où, comme nous l’avons dit, les lumières de la salle se rallument, comme si ce basculement marquait effectivement la fin du spectacle et la fin du monde dont la suite, 3ème acte, Siegfried, et Götterdämmerung ne seraient que sursis : ainsi s’explique que l’imagerie du Wanderer naisse dès Walküre, mais aussi que musicalement, le thème de Sieglinde au troisième acte O hehrstes Wunder ! se retrouve dans la bouche de Brünnhilde lors de la scène de l’immolation dans Götterdämmerung comme si entre Walküre et Götterdämmerung s’éternisait effectivement la fin, Das Ende. L’idée n’est pas nouvelle, elle se trouve ici matérialisée par l’idée des réfugiés, thématique actuelle s’il en est, thématique de la destruction de l’humanité et de la civilisation, qui colle évidemment avec celle d’Auschwitz – après Auschwitz, il n’y a plus d’humanité, il n’y que de la réparation.
Ainsi cette idée de destruction en arrière-plan, cette présence de « Flüchtlinge », thème sensible à Berlin, est-elle ce qui semble être la vérité du monde, une vérité de fin du monde.

Fricka (Annika Schlicht), Wotan (JohnLundgren), Brünnhilde (Nina Stemme), scène de famille devant le peuple de réfugiés

Pendant que les Dieux (Wotan et Fricka) se bagarrent en des scènes de ménage cosmiques et ridicules, le monde est déjà écroulé. En réalité, le Ring devient alors le dernier soubresaut du monde déjà condamné depuis que Wotan s’est désavoué lui-même en rompant les contrats, où il a créé lui-même Alberich maudissant l’amour, et où il accumule les trahisons.

Le Ring où l’orchestration de la fin, voilà ce que visuellement (avec Wotan au piano, Wotan Wanderer, et les valises amoncelées) nous présente la mise en scène. Car les valises amoncelées sont moins évocatoires de la fuite, que de la mort de ceux qui les possédaient comme celles d’Auschwitz. La mort est ce qui domine l’arrière-plan de la mise en scène.

Le mythe tenu à distance
Avec pareille option, le « mythe » en prend évidemment un rude coup parce qu’aucun personnage ne s’en sort indemne.

Siegmund (Brandon Jovanovich), Sieglinde (Lise Davidsen) Nothung fixée au piano phalliquement et l'enfant perturbateur (appelé Hundingling : Eric Naumann)

Et d’abord le couple Siemund-Sieglinde, qui n’apparaît plus comme celui d’amants-gentils-perdus-dans-un-monde-hostile. Nous avons vu dès le départ Sieglinde ravagée par le désir de fuite : mariée de force et peut être violée par Hunding, Herheim imagine qu’elle en a eu un enfant handicapé mental, qui circule sans cesse sur la scène brandissant un couteau, déjà marqué par la violence : ce fruit non désiré est supporté, sans plus. Elle s’endort sur le piano, et lorsque Siegmund arrive, immédiatement s’affirme la gemellité : le spectateur voit Siegmund s’étendre sous le piano et les deux êtres font les mêmes mouvements, les mêmes gestes, dans la même posture. Et dès le réveil (Ein Quell…) ils se jettent l’un sur l’autre en s’embrassant passionnément, ils ne peuvent plus se quitter, sous le regard hostile de l’enfant repoussé par l’un et l’autre.

Siegmund (Brandon Jovanovich), Hunding (Andrew Harris), Hundingling (Eric Naumann), Sieglinde (Lise Davidsen)

Ce jeu va continuer à l’arrivée de Hunding, encore plus violent avec l’enfant, ils s’embrassent se touchent se cherchent sous ses yeux. Siegmund est beaucoup plus agressif que dans les mises en scènes habituelles et Sieglinde est beaucoup plus incisive et décidée.
Une fois Hunding neutralisé, le couple se retrouve, toujours avec l’enfant dans les pattes, un enfant dont l’utilité n’est pas encore vraiment marquante, sinon qu’il est là, ballotté de l’un à l’autre, tantôt agressif, tantôt cherchant les câlins et la protection, et surtout perturbateur de la situation.
Le spectateur se demande comment les deux amants vont-ils pouvoir fuir avec cet enfant-obsession.

Sieglinde après avoir égorgé son enfant se retourne vers Siegmund, se débarrassant de sa robe rouge dont elle va couvrir le cadavre, et se prépare à l'étreinte, sous le feu brûlant de la passion projeté sur le drap issu du piano

Mais le final est surprenant : nous avons vu qu’au comble du désir et sur cette musique enivrante, Siegmund exhibe son caleçon et va bientôt sauter sur Sieglinde, qui, quant à elle danse en tenant Nothung (citation de Castorf…) et enfin, puisqu’elle renaît avec Siegmund dans sa vérité et dans sa vie, il lui faut éliminer toute vie d’avant, elle se débarrasse donc de sa robe rouge et elle égorge l’enfant, telle Médée et l’en recouvre de ce vêtement-sang.
On n’avait jamais pensé voir Sieglinde en Médée : c’est désormais un des possibles de Sieglinde, vêtue de rouge (un lourd symbole, le sang, le désir…) qui ôte sa robe rouge alors pour apparaître elle-aussi en sous-vêtement blanc. La pureté retrouvée, pour se donner vraiment à celui qu’elle aime : la renaissance.

Prélude de l'acte II, Wotan en caleçon à peine sorti du trou du souffleur au piano, tandis que les amants brutalement réveillés par la musique se lèvent, et Sieglinde découvre l'enfant qu'au comble de l'exaltation elle a égorgé

La surprise passée, on retrouve les amants au début du deuxième acte, endormis après l’amour, qui se réveillent (le volume de la musique est fort), pendant que Wotan dans le même appareil sorti du lit d’Erda surgit sur la scène du trou du souffleur (là aussi, symbolique lourde d’un Super-Wotan, chez Erda-souffleur, comme il va ensuite se mettre au piano : les amants se lèvent, fuient, non sans s’être apitoyés sur le cadavre du petit, recouvert de la robe rouge maternelle, symbole du passé déjà (presque) oublié.
Alors certes, les personnages mythiques dans lesquels le spectateur investit son romantisme ou son identification sont bien loin. Il est clair que ce regard sur la mythologie prend à la lettre ce qui fait le sel des histoires des Dieux, grecs ou scandinaves : la coucherie, universelle et de tout genre, inceste ici, pédophile ailleurs (Ganymède et Zeus), et vaguement zoophile (Leda et le cygne, Europe et j’en passe). Ce regard très distancié vise évidemment à enlever à l’histoire ce qu’elle pouvait avoir de poétique, qu’on retrouvait même chez Castorf, mais qui était si prégnante chez Kriegenburg à Munich, à appliquer au mythe et à l’histoire un regard glacial et sans concession.
L’arrivée de Brünnhilde en Walkyrie 1876 achève de nous convaincre de ce regard totalement détaché de l’histoire, mais intéressé à l’histoire de l’histoire.

Cyclorama final

Un regard volontairement "déceptif"
Le dernier point qui paraît intéressant est l’impression esthétique de bric à brac et de désordre, autour de ce piano d’où sortent tant de choses, mais pas seulement. Les trucs de théâtre pour faire les flammes, l’arbre, utilisant essentiellement des projections sur un immense drap, notamment à la fin où les flammes apparaissent sur un cyclorama qui semble être de fortune, que Wotan domine sur une grue très apparente comme pour nous montrer que tout est théâtre et que rien n’est magie. Techniquement, c’est toujours ingénieux et réussi, mais vise à donner l’impression de théâtre de tréteau, un peu pauvre, qui évite les images grandioses à la Chéreau, Kupfer ou Kriegenburg, ou qui refuse le monumentalisme de Castorf et qui vise sciemment à la déception.
On se demande si Herheim ne vise pas à créer la déception de Wagner lui-même à la vision de son Ring, pourtant pour l’époque technologiquement avancé, mais esthétiquement très imitatif de la nature : dans ce monde de fin, dans cet amoncellement, il n’y a pas de place pour la magie : les héros morts sont des violeurs, Sieglinde tue son fils, Fricka est une reine de revue, Wotan est déjà ailleurs. Rien à voir, passez votre chemin… À suivre.
Il est clair que la déception du spectateur est aussi créée par ce spectacle volontairement désordonné, presque volontairement incohérent et quelquefois cryptique (avant de lire le programme). Rheingold manque, mais manque aussi une ligne : le seul message c’est une sorte de sauve-qui-peut nous invitant surtout à n’y pas croire, et à ne pas trop investir dans une histoire d’après la catastrophe, et d’après l’humanité, dans une ambiguïté très nietzschéenne où Wagner est à la fois celui qu’on aime et qu’on tue..

Une musique solide, mais peu inventive

Pour un tel travail scénique, il eût fallu une direction musicale qui puisse épouser un tel propos, or, si la direction de Donald Runnicles tient parfaitement un orchestre d’ailleurs en forme, faisant sonner l’œuvre d’une manière exemplaire, elle ne dit pas grand-chose. Il fait entendre les excellents solistes de l’orchestre (beaux vents et magnifiques bois) qui joue en formation normale ce qui en ces temps de Covid est plutôt exceptionnel. On est donc tout à la joie d’entendre du Wagner comme en situation « ordinaire ». Toutefois, si on entend une belle Walkyrie symphonique, on peut supposer qu’elle n’était pas très différente de ce qu’on entendait dans la mise en scène de Götz Friedrich, 38 ans de bons et loyaux services et une cinquantaine de cycles complets (c’est ça aussi le système de répertoire). Une direction en ce sens neutre, techniquement parfaite, mais qui manque de caractère et qui manque aussi de dynamique avec une tendance à être un peu lente, au point de mettre en difficulté les chanteurs, notamment pour les graves qui affectent fortement le Wotan de la soirée, John Lundgren, en méforme évidente et qui n’est pas très soutenu par le chef qui ne retient pas le volume et qui en étirant les tempi, met les voix en difficulté et à découvert.

Une distribution illuminée par un diamant

La distribution est sur le papier assez fabuleuse, le plus grand soprano wagnérien, un des Wotan les plus en vue qui l’a aussi chanté à Bayreuth, un ténor des plus demandés et le soprano de l’avenir. De quoi faire le voyage.
À l’arrivée, une déception et des prestations irrégulières.
Le plus problématique et c’est fort surprenant, c’est John Lundgren, une des grandes voix de Wotan, visiblement ici en sous-régime : impossibilité à projeter correctement, volume très réduit par rapport à l’habitude, problèmes dans les passages, graves peu audibles, reprises fréquentes de souffle. Certains dans le public ont manqué de générosité à son égard. Son Wotan qui devrait être plutôt juvénile et alerte est très fatigué et particulièrement au troisième acte. Les adieux et l’appel final à Loge ne sont pas à la hauteur de l’enjeu, et c’est dommage pour cet artiste qui tant dans Alberich que Wotan a montré de quoi il était capable. Mais le chant est chose humaine, et donc chose fragile.

Andrew Harris est un Hunding à la voix plus claire que de coutume, mais sans problème vocal particulier, sinon ce manque de profondeur et de noirceur qu’on attendrait. D’ailleurs, le rôle est singulièrement sacrifié par la mise en scène, c’est un Hunding au total assez incolore scéniquement, qui regarde passivement les deux amants ravagés de désir et surtout donnant l’impression au premier acte qu’il subit Siegmund. Et pour aller tuer Siegmund il n'est pas seul mais  accompagné de ses sbires et compagnons de chasse (comme chez Chéreau, encore là une citation) que Wotan va faire mourir en les faisant s‘écrouler les uns après les autres. Au total Hunding serait presque le plus humain, le plus « normal » du groupe.

Fricka (Annika Schlicht)

Annika Schlicht est une Fricka très engagée, très crédible et quant à elle particulièrement en voix :  avec sa coiffure aux mèches de bélier elle a une allure de femme très apprêtée de film américain des années 50, et elle occupe la scène de manière efficace, avec une voix très expressive, de vraies couleurs, et elle se place d’emblée parmi les Fricka à suivre, parce qu’au milieu de ces petits ou grands monstres, elle est assez séduisante et sympathique : on attend avec impatience sa Fricka de Rheingold.

Die Walküre n’a jamais été pour la Brünnhilde de Nina Stemme un cheval de bataille, on se souvient bien plus de ses Siegfried et surtout de ses Götterdämmerung. Face à la santé insolente de sa partenaire Lise Davidsen, le volume a pâli un peu, le vibrato est un peu accentué, les Hojotoho moins spectaculaires, voire difficiles. Si l’annonce de la mort n’a pas le poids habituel, c’est aussi dû à la mise en scène qui commence par banaliser le moment et donc la prestation s’en ressent, même si c’est dans la lecture de la relation Siegmund-Sieglinde un des rares moments de poésie de la soirée.
Mais son troisième acte reste exemplaire, par l’émotion, par le soin à dire le texte, par l’émission et par l’expression. Nina Stemme reste une grande Brünnhilde, mais la génération montante est en train de pousser la porte.
Brandon Jovanovich a des qualités vocales indéniables, dont un timbre séduisant, une voix claire, une belle diction, et un effort pour s’investir dans une figure dont le profil diffère sensiblement de l’habitude : ce Siegmund est un peu raide, un peu sauvage, prêt à en découdre, un peu mâle dominant. Il est vrai que le premier acte le présente dans d'autres visions plutôt angélique alors qu’on raconte en même temps qu’il vient de tuer nombre de ses ennemis. Un peu brutal, moins « délicat », ce profil est inhabituel mais Jovanovich s’en sort avec tous les honneurs, c’est un bon Siegmund qui forme avec Lise Davidsen un couple musicalement de très bon niveau.

Sieglinde (Lise Davidsen), prélude acte I

Et puis il y a Lise Davidsen : face à la Brünnhilde des quinze dernières années, elle est évidemment celle des quinze prochaines. Derrière cette Sieglinde puissante, vibrante, frémissante se profile une Brünnhilde qui ne devrait pas tarder. La voix est d’une puissance inouïe, au volume incroyable : elle respire la jeunesse et la santé, et son jeu est très engagé, notamment au premier acte où elle dessine une Sieglinde très inhabituelle marquée elle-aussi par une certaine sauvagerie. Grandissime.

On aura compris que les sentiments sont très partagés face à un spectacle qu’on est d’une part heureux de voir dans la normalité, inhabituelle depuis quelques mois, mais pour le reste, l’impression est celle d’un work in progress pas encore convaincant, où l’intelligence du propos est un peu noyée dans l’abondance. On sait Herheim amant de la profusion, mais cette profusion n’a pas encore trouvé sa ligne. Pas plus que la ligne musicale, globalement solide, mais un peu irrégulière et pas totalement satisfaisante.  Wait and see.

Loge hier her ! Wotan (John Lundgren)
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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1 COMMENTAIRE

  1. Nous étions tous assez émus dimanche dernier de se retrouver finalement pour un Wagner.
    Nous semblions un peu des pratiquants d une salle de shoot venus pour recevoir leur dose.
    Ca pourrait être une excellente idée pour une mise en scène de Parsifal.….
    Peut-être que l'on vous a réservé une dose supérieure à la mienne.…
    J ai trouvé la mise en scène superficielle decorative et irritante.
    Herheim avait produit un Meistersinger à Salzburg très décoratif mais cohérent et fonctionnant bien, à Berlin on a eu les errements d'un bipolaire incapable d'explorer une idée correctement.
    Vous parlez d emprunts à Castdorf ce fut aussi un pillage de Koski, les valises rappelant dangereusement les portes de Anatevka et sans parler de l usage de Wagner et de son béret.
    Davidsen comme vous le dites est un formidable message pour le futur, quelle émotion… très bien secondée par Jovanovich ca c était des grandes émotions dont nous étions sevrés depuis bien trop longtemps.
    Amitiés

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