Giuseppe Verdi (1813–1901)
Nabucco (1842)

Dramma lirico en quatre parties
Livret de Temistocle Solera tiré du drame Nabuchodonosor de Auguste Anicet-Bourgeois et Francis Cornu et du ballet Nabuccodonosor de Antonio Cortesi
Création le 9 mars1842, au Teatro alla Scala de Milan

Direction musicale Antonino Fogliani
Mise en scène Christiane Jatahy
Scénographie Thomas Walgrave et Marcelo Lipiani
Costumes An D’Huys
Lumières Thomas Walgrave
Vidéo Batman Zavarese
Directeur de la photographie et caméra (film) Paulo Camacho
Développement du système vidéo Júlio Parente
Artiste sonore Pedro Vituri
Dramaturgie Clara Pons

Nabucco Nicola Alaimo
Abigaille Saioa Hernández
Ismaele Davide Giusti
Zaccaria Riccardo Zanellato
Fenena Ena Pongrac
Il Gran Sacerdote William Meinert
Anna Giulia Bolcato
Abdallo Omar Mancini

Chœur du Grand-Théâtre de Genève
Direction Alan Woodbridge
Orchestre de la Suisse Romande

Coproduction Théâtres de la Ville de Luxembourg, Opera Ballet Vlaanderen, Teatro de la Maestranza, Séville

 

Genève, Grand Théâtre, dimanche 11 juin 2023, 20h

Rien de plus difficile que de monter Nabucco. Pour des raisons musicales et vocales, et pour des raisons scéniques. L’œuvre bénéficie d’une sorte de fausse popularité, fondée exclusivement sur le chœur Va pensiero sull’ali dorate de la troisième partie, et sur la légende qui l’accompagne à la fois dans son rôle rassembleur et identitaire dans la période du Risorgimento, et aujourd’hui exploité par certains politiques : les français se souviennent-ils que ce chœur accompagnait l’entrée de Jean-Marie Le Pen dans les meetings du Front National ? 

Du reste de l’œuvre, on fait peu cas, ni de sa nature hybride, complexe au niveau dramaturgique, et des difficultés du chant notamment pour la protagoniste Abigaille, qu’aujourd’hui comme hier, peu de chanteuses ont pu affronter avec style.
Ainsi dans l’histoire des productions, c’est plus à la fête du carton-pâte qu’à celle de l’intelligence et du raffinement qu’on assiste le plus souvent.
La popularité du titre cache de toute manière un risque pour tout directeur d’opéra, et si la tradition désormais établie au Grand Théâtre de Genève de programmer en fin de saison un titre populaire du répertoire italien (par exemple
Aida ou Turandot, avec des fortunes diverses) a conduit à conclure cette saison assez ardue par Nabucco, cela ne garantissait pas a priori un chemin parsemé de roses, même si le public était cette fois au rendez-vous. Musicalement sans failles avec un travail particulier du chœur ici exceptionnel et de l’orchestre dirigé par Antonino Fogliani, et avec un très solide plateau, la production est servie par une mise en scène spectaculaire et très contemporaine de Christiane Jatahy, qui a choisi d’associer étroitement le spectateur et la salle, devenue scène globale impliquée dans des images puissantes, non dépourvues de beauté ni d’intelligence, avec au bout de la soirée un des plus grands triomphes des dernières saisons.

L'envol d'Abigaille (Saioa Hernández)

Il y a une vraie difficulté à définir une ligne dramaturgique au Nabucco de Verdi composé de quatre tableaux, quatre parties et non pas quatre actes. Une division en actes signifierait une liaison organique entre chaque partie, avec une intrigue serrée, comme on peut le constater dans d’autres œuvres.

L’idée de la partie, c’est un peu comme ces fresques des églises qui racontent des épisodes des Évangiles en se limitant à un événement qui donne son sens au tableau. Une « bande dessinée » avant la lettre où chaque partie-tableau est suffisamment détaillée pour donner du sens, mais moins articulée moins tissée, moins tressée avec le reste. Il y a donc quatre parties, Jérusalem, L’impie, La prophétie, L’idole brisée.

La première partie évoque la destruction du Temple de Jérusalem par Nabuchodonosor, les trois autres se passent à Babylone, entre les hébreux prisonniers et exilés, et le palais, notamment les mythiques jardins suspendus.

C’est une histoire à plusieurs entrées, ce qui en augmente la complexité, ou si l’on préfère diminue la lisibilité.

  • Première entrée : l’entrée politique. Dans une ville de Milan encore sous domination autrichienne (et six ans avant le soulèvement local des « quattro giornate » en 1848) voilà un opéra qui évoque le joug des envahisseurs et en quelque sorte, des colonisateurs, avec la place particulière du chœur Va pensiero… qui rêve de la patrie perdue, un topos verdien qu’on retrouve entre autres dans Aida, mais aussi dans le chœur Patria oppressa de Macbeth.
  • Deuxième entrée : une entrée religieuse, l’affirmation des hébreux par rapport aux dieux babyloniens, autrement dit, monothéisme contre polythéisme, un aspect traité dans d’autres histoires d’opéra, comme Samson et Dalila, avec son corollaire, la supériorité du Dieu des hébreux sur les dieux de l’ennemi. Verdi s’est toujours méfié (à raison) de la religion et il n’est pas dit que Zaccaria soit le personnage positif face à Nabucco le négatif, on le verra. Cette entrée en revanche peut être lue de manière très contemporaine, les affirmations religieuses faisant partie du paysage d’un monde contemporain déstabilisé, et pas seulement par l’Islam qui devient un topos commode et pas forcément juste de « l’altérité », mais aussi de l’Évangélisme, plus subreptice et d’autant plus dangereux, comme on le voit aux États-Unis ou ailleurs qu’il émane de braves blancs bien sous tous rapports.
  • Troisième entrée : conséquence de la précédente, un jeu politique entre Zaccaria, qui mène les hébreux et détient Fenena fille de Nabucco, et Nabucco ivre de pouvoir mais père inquiet, entre manipulation et chantage.
  • Quatrième entrée : l’hybris (l’orgueil démesuré des hommes qui veulent égaler les Dieux) saisit Nabucco qui se prend pour Dieu (une norme « politique » des monarchies de l’antiquité), ici immédiatement frappé par le Ciel.
  • Cinquième entrée : conséquence de ce qui précède, une révolution de palais, conduite par l’une des deux filles de Nabucco, Abigaille, l’autre, Fenena, étant otage des hébreux. Abigaille découvrant qu’elle est en réalité fille d’esclaves profite de la situation pour supplanter Fenena, la fille légitime mais empêchée, et prendre le pouvoir.
  • Sixième entrée : la touche romantique qui doit colorer tout opéra, l’amour entre Fenena fille de Nabucco et Ismaele neveu de Zaccaria, les amours interdits qui viennent contrarier les luttes inexpiables entre familles, clans, nations, ou casser les codes sociaux dont le modèle est Roméo et Juliette : c’est Aida, c’est La forza del Destino, c’est Lucia di Lammermoor. Là encore un topos de l’opéra du XIXe.

On peut le constater, il y a de quoi être pris de vertige par ce livret où tout se mélange de manière pas vraiment claire notamment dans les deux premiers tableaux, et un peu plus dans les deux derniers.

En même temps, comme dans tout récit venu du religieux, il y a quelque chose de parabolique puisque tout conduit à la conversion ou à la soumission au vrai Dieu (cf Polyeucte de Corneille).
Si la question du pouvoir se pose aussi bien par le personnage de Zaccaria que celui de Nabucco, chacun cherchant à manipuler l’autre, et chacun responsable d’un groupe à mener, se pose aussi de manière plus accessoire, par les temps qui courent objet d’une lecture à laquelle on ne pensait pas forcément il y a quelques années, la question des personnages féminins, qui dans cet opéra prennent chacun leur destin en main, celui de se libérer : Fenena se convertit au judaïsme et gagne sa liberté face à son père, et Abigaille provoque un coup d’État, autre manière de conquérir sa liberté (en plus d’une identité conquise et non subie) face au même père.

Comme on le voit, il y a de quoi alimenter la lecture d’un metteur en scène. Mais l’autre côté du miroir (une expression adéquate quand on voit le travail genevois), il y a la dramaturgie, c’est-à-dire l’agencement de tous ces éléments entre eux, qui dans le livret de Temistocle Solera, n’est pas ce qu’il y a de plus clair ni de plus rigoureux.
Alors Christiane Jatahy, récompensée assez récemment à la Biennale de Venise (Théâtre) sans renoncer à raconter l’histoire, cherche à l’épurer, éliminer l’anecdote et en sort par le haut, en l’inscrivant dans une a‑temporalité débarrassée de toute référence historique dont les costumes contemporains (costumes de An D’Huys) habillant une population diverse et multicolore reflètent notre société.
La trame est bien présente, mais par des symboles ou des indices, des signes. Ce Nabucco c'est "L'Empire des signes", comme aurait dit Roland Barthes…

Abigaille (Saioa Hernández) dans ses rêves de pouvoir, empêtrée dans sa traîne

Le pouvoir, c’est la veste bleue de Nabucco, mais c’est aussi le rêve d’Abigaille qui se ceint d’une longue traine lourde, prise dans l’eau, difficile à manier,  presque un obstacle, une traine qui s’étale dans son premier long monologue telle ces robes étalées et semées de plis divers, comme on représente des anges ou Marie dans certaines églises baroques d’Italie, d’Espagne ou d’Amérique du Sud, et que le spectateur voit au miroir, du haut, comme une illusion baroque, comme si cette Abigaille priait une Vierge Marie bienveillante ( ?). On y lit aussi d’autres aspects plus inattendus. Une Abigaille devant l’écueil, l’obstacle et qui n’a pas encore pris le pouvoir, déjà empêchée, déjà prise au piège d’une charge trop lourde pour elle… une femme prise dans sa traîne, prisonnière de sa robe, un joli symbole.

Zaccaria quant à lui tout vêtu de noir mène ses foules et dirige tout, y compris en portant la caméra, comme s’il voulait rester également maître « de sa communication » dirait-on aujourd’hui. Il suffit de le voir manier la caméra pour comprendre qui il est et ce à quoi il veut arriver et surtout ce qu’il veut transmettre…
Le neveu Ismaele, à la fois dans le groupe et hors du groupe (tout le monde est un peu le traître de quelqu’un dans cet opéra), se présente discrètement comme marginal (coiffure, blouson de cuir…) bougeant d’un groupe à l’autre sans qu’on n’arrive à déterminer où il est, lui-même très mobile, plutôt agité, sorte d’image d’une jeunesse non encore stabilisée.
Fenena jeune femme à la robe simple, est bientôt revêtue d’une sorte de « Burka blanche », un symbole de soumission qui d’ailleurs est l’occasion de beaux mouvements de scène, cachée, prisonnière, otage.

Les femmes…

Une vision des femmes de Babylone qui pourrait faire penser à l’Islam d’Irak ou d’Iran aujourd’hui, mais qui rappelle aussi indirectement que dans le judaïsme, les femmes ne sont pas non plus mieux servies.  En bref, où qu’on se tourne, la condition des femmes reste une question irrésolue.
Dès qu’elle a le pouvoir, Abigaille revient en pantalon et ainsi libérée de sa lourde traine-obstacle, elle revêt aussi la veste bleue qui fut celle de Nabucco, tandis que Nabucco se retrouve dépouillé de son attribut de pouvoir, errant en tee-shirt noir.
Tous ces éléments sont des indices, qui nous disent quelque chose de l’action, du statut des personnages sans jamais insister et en instaurant une distance par rapport aux personnages « historiques », sans jamais s’éloigner de la trame.

Nicola Alaimo (Nabucco) dans l'eau et Saioa Hernández (ABigaille).. en attendant la chute, au-dessus, le ciel qui tombera

Christiane Jatahy construit des scènes qui sont des tableaux aux outils très concrets, l’eau, la lumière, les miroirs et qui restituent au total une véritable abstraction presque esthétique : pour exprimer la révolte, la guerre, elle fait mouvoir les personnages dans l’eau, avec des effets vidéo impressionnants, donnant l’idée de violence par la simple projection cinématographique de cette eau qui fait de toute la salle un immense écran immersif.
Au moment où Nabucco est pris dans son délire d’orgueil et demande à être adoré, le plafond lumineux tombe sur le personnage, comme si « le ciel lui tombait sur la tête » et en même temps il finit par s’écrouler dans l’eau de manière spectaculaire, vaincu, comme Otello au troisième acte de l’opéra de Verdi s’écroule avant que Iago ne chante « Ecco il Leon » indiquant le Maure à terre. Geste puissant qui fait image.
Car tout fait image, fait fresque, et produit un théâtre global, où la relation entre les personnages n’est pas l’enjeu principal : il faut en effet dans une telle approche qui inclut le public éviter qu’il observe passivement les héros, comme au théâtre ou au cinéma, et donc éviter le trop grand réalisme des relations personnelles pour éviter des processus d’identification aux individus alors que l’identification doit se faire au niveau du collectif.

Un spectacle fait de signes
Ainsi Christiane Jatahy construit un spectacle habile, en deux parties très différentes, s’appuyant d’abord sur les deux premières, riches en chœurs et en scènes spectaculaires pour capter l’attention du spectateur, comme un tremplin vers les deux dernières parties qui se recentrent sur un tissu dramatique plus traditionnel, dans une sorte d’abstraction (absence de décor, scène à nu) parce que le livret contient plus de monologues et de duos et moins de chœur sauf LE chœur Va pensiero, avec une action qui se déroule sur la scène du théâtre moins que dans la salle comme dans la première partie.
L’idée en effet est de dire au spectateur dès son entrée, nous sommes tous au théâtre, nous allons vivre ensemble le théâtre, disposant à scène ouverte deux miroirs géants l’un sur la salle qui se voit au miroir et l’autre vers la fosse où l’on distinguera pendant l’ouverture le chef qui dirige, sous un autre angle, comme si le public était sur la scène et voyait le chef comme les chanteurs le voient. Utilisation d’effets baroques bien entendu et d’ailleurs l’inspiration baroque me semble évidente soit dans les miroirs, soit dans la multiplication des points de vue visuels, soit même dans l’utilisation de l’eau, comme une des clefs esthétiques de ce spectacle. Nous sommes tous enfermés dans la caverne… Platon nous tient toujours prisonniers.
Ensuite, et dès les premiers ensembles, des choristes dispersés dans la salle au milieu des spectateurs se mettent à chanter, se lèvent de leur siège pour reprendre à pleine voix. Christiane Jatahy, qui sait que le chœur est essentiel – voire symbole- de l’œuvre, va sans cesse mêler le chœur à la salle et ainsi impliquer fortement le public dans une approche très globalisante.
Et comme pour poser immédiatement une contradiction ironique, le chœur Va pensiero… est exécuté avec en scène, en rang, bien ordonné, vu de face et vu du dessus au miroir, dans un moment de silence profond de la salle, comme il se doit, un chœur qui devient non part du public, mais mis en spectacle et à distance sur une sorte de podium. Ainsi, Christiane Jatahy en fait un « pezzo chiuso », un morceau fermé – ce qu’il est un peu- comme suspendu dans l’action. En même temps en rétablissant le rapport traditionnel scène-salle, elle crée comme un rapport religieux, tant le public est concentré et tant le chœur en sort renforcé, dans son dépouillement et sa simplicité. Encore un jeu de contraste où se joue la dialectique de la désacralisation/sacralisation.

Christiane Jatahy joue sur le quatrième mur, qui est habituellement à l’opéra bien plus fort qu’au théâtre parce que les chanteurs et le chœur sont éloignés du public par une barre infranchissable, comme une douve de château fort, la fosse d’orchestre qui sépare ceux qui font la musique de ceux qui l’écoutent. En franchissant cette barre, en effaçant cette frontière (l’orchestre est entre le public et son reflet), la mise en scène donne à la musique une chair nouvelle, une proximité inattendue, créant après la première surprise une émotion physique (la musique a d’abord un effet physique sur nos corps) qui prend et bouleverse avant même le fameux chœur et dès que notre voisine de rang la choriste se lève pour chanter à pleine voix.
Ainsi la musique et l’opéra vont être partout, autour de nous, devant nous, au-dessus, et l’ensemble va être démultiplié par les effets de miroir et les images vidéo ou cinématographiques.
C’est – on l’a dit- une manière d’élargir le champ de vision du spectateur ou de multiplier les points de vue. Ce n’est pas neuf (Castorf fait cela depuis trente ans), mais l’utilisation en est diverse, variée, multiple. On a vu la caméra portée par Zaccaria, elle est quelquefois dans la foule, se concentrant sur des détails, des visages (par exemple des visages dits de la diversité – discrète allusion au thème de l’année sur la migration) quelquefois elle montre des corps morts ou étendus, ramenant cette histoire à ce qu’elle est aussi, une histoire de guerre et de sang, quelquefois aussi on voit une main (les scènes sont en direct ou filmées) anonyme, impossible à identifier sinon par son caractère d’humanité, d’autres fois elle se situe au cœur du groupe, comme un personnage en scène, visions qui multiplient les effets, mais nous démultiplient de manière presque kaléidoscopique. S’appuyant sur des vues des coulisses, le spectateur est volontairement un peu perdu entre ce qu’il voit sur scène et ce qu’il ne voit pas, dans un espace barré par des écrans, quelquefois aveuglé par des projecteurs puissants, d’autrefois inondé d’une pluie (vidéo) impressionnante, à d’autres moments la scène est totalement ouverte, dans sa nudité, faisant du théâtre et de tous ses artifices possibles le décor même de l’opéra ; c’est techniquement très bien fait, cela fait rentrer le spectateur dans l’œuvre en entrant dans l’espace théâtral, sans néanmoins jamais être lourd dans les allusions, veillant toujours à garder la distance avec la trame, tout en la déroulant de manière assez limpide, avec une gestion des mouvements de foule (nombre énorme de figurants et de choristes) particulièrement claire, bien construite qui ne donne jamais l’impression de désordre, mais au contraire de respiration.

Nicola Alaimo (Nabucco)

Il en résulte un spectacle qui joue sur un large clavier, le théâtre comme lieu, le théâtre comme magie, le spectacle comme source d’émotions collectives mais aussi, sur l’effet direct de la musique sur l’individu qui la reçoit et bien sûr sur le sens de ce chœur symbole, puisque le final a été légèrement modifié.
Verdi avait prévu de finir sur le chœur « immenso Jehovah » mais le soprano Giuseppina Strepponi première Abigaille et future épouse de Verdi voulait mordicus son air final et ainsi le personnage chante sa propre fin… après le chœur final : ici elle le chante dans la salle, au milieu des spectateurs, devant la foule du chœur et des personnages qui la regardent de la scène, devenus à leur tour spectateurs, montrant une solitude totale, celle de l’autre exclue de la communauté qui n’aspire qu’à y retourner, par le pardon et donc une mort qui induit réconciliation générale et presque mystique. Chez Verdi cet air est suivi d’un très court accord conclusif comme point d’orgue. Il n’a visiblement pas voulu écrire un autre final.

La metteuse en scène voulait conclure la production non par la fin traditionnelle, un peu faiblarde théâtralement, mais par une nouvelle exécution du fameux chœur qui cette fois, puisse impliquer le public, et Antonino Fogliani, pour montrer à la fois que cette fin est nouvelle, et que nous sommes au théâtre hic et nunc en 2023, a composé un petit intermède aux sons d’aujourd’hui, très contemporains, qui rompt avec la musique de Verdi et qui rompt le cours de la production, qui sépare du reste consciemment, comme pour donner l’œuvre et son symbole au public. Le silence se fait et le chœur, tout entier dans la salle et dispersé dans tous les espaces des balcons à l’orchestre entame a cappella le Va pensiero, dans un silence religieux de l’ensemble du public, en un moment d’émotion intense. Le texte est affiché pour être repris par la salle, mais c’est d’un effet si puissant que personne n’y songe… et c’est l’explosion finale d’un public vraiment déchainé.

C’est la deuxième mise en scène d’opéra de Christiane Jatahy, après un Fidelio en 2015 à Rio de Janeiro, sa ville natale. Elle propose de l’œuvre une mise en scène très spectaculaire, en cela elle respecte la tradition qui accompagne l’opéra de Verdi, mais aussi très multipolaire, qui refuse l’histoire « historiée », pas de porte d’Ishtar en carton-pâte, pas de temple de Jérusalem en majesté (ou en flammes) au grand dam des esprits rances qui peuplent encore certaines salles et tout en s’appuyant sur de gros moyens, elle affiche une certaine économie par ailleurs, en faisant des personnages des emblèmes plus que des psychologies, en jouant sur notre rapport au monde d’aujourd’hui, migrations, guerres, souffrances, sur nos contradictions, sur la difficulté à faire corps, à faire peuple, à faire humanité .
Les figurants et le chœur font donc groupe, mais quelquefois sortent, furieux, apparemment sans motif sinon celle de désaccords individuels là où le collectif devrait primer. Tout est dit de l’œuvre et de ses conséquences, tout est dit de la valeur cathartique de ce chœur, encore aujourd’hui utilisé par les politiques aussi bien dans les meetings du Front National à l’entrée de Jean-Marie Le Pen déjà signalés, que dans les réunions des indépendantistes catalans parce qu’il évoque la patrie perdue et dans bien d’autres occasions bien peu artistiques.

Zaccaria (Riccardo Zanellato) au milieu de son peuple

Mais les hébreux de Verdi sont aussi un peuple opprimé, prisonnier, déporté loin de sa patrie (et qui n’y reviendra pas), ils sont ces victimes des pouvoirs exorbitants et des guerres de conquêtes, comme tant et tant de peuples dans le monde et ils sont en quelque sorte comme l’étendard de tous les peuples opprimés. Seul Zaccaria garde le cap religieux, ferme, décisif parce que clef de l’unité et de la cohésion. Christiane Jatahy dit tout cela sans jamais appuyer lourdement, elle effleure souvent les choses, laissant au spectateur le soin de déduire le reste. Tout est dit, rien n’est superficiel, tout fait sens, et en même temps elle n’oublie jamais l’émotion, la musique et ses effets, elle n’oublie jamais le spectacle et sa force, et elle n’oublie jamais que nous regardons le Nabucco de Verdi, mais nous le regardons en 2023, lestés par les drames que le monde vit.
En jouant sur le visuel, elle utilise la vidéo et le cinéma (c’est son monde théâtral et esthétique) dans une démarche qui fait sens, avec des moyens qui mêlent l’aujourd’hui et l’hier (les effets de miroir toujours impressionnants, il y en a depuis des décennies à l’opéra) mais elle crée aussi une manière de spectacle fait de réalité et d’illusions subtilement mêlées, utilisant l’illusion théâtrale au service non de notre réel quotidien, mais d’une réalité supérieure, celle toujours présente du sens du théâtre dans une société.  Un grand spectacle choral à tous les sens du terme où nous n’oublions jamais qui nous sommes et où nous sommes, et pourquoi tous, dans un théâtre, nous faisons humanité.
L’histoire même racontée par Temistocle Solera et Verdi n’est jamais oubliée, mais Jatahy en tire ce qui pour nous dans cette histoire est important, essentiel même en évoquant discrètement au passage l’ambiguïté du personnage de Nabuchodonosor dans la tradition religieuse aussi bien biblique qu’islamique. L’Orient compliqué aurait dit De Gaulle.  Ce personnage impitoyable et furieux qu’on croit percevoir au départ est modifié par l’expérience de la douleur et du malheur, suit un parcours de rédemption à la fin de l’œuvre et Nabuchodonosor n’est pas traité de manière unilatéralement négative dans les textes religieux quels qu’ils soient : vu du côté des textes religieux Nabuchodonosor est aussi un instrument de Dieu.
Le livret s’appuie sur la seconde prise de Jérusalem qui s’acheva par la déportation des hébreux en Babylonie, une pratique que Nabuchodonosor avait étendue à d’autres peuples du Moyen-Orient actuel et cette communauté déplacée fit souche en Babylonie sans jamais revenir à Jérusalem, une première diaspora en quelque sorte.  Par ailleurs s’il est « moral » ou conforme à notre sens des rapports de force de voir Nabucco se soumettre au Dieu d’Israël et plus généralement au religieux, l’excellent article historique du programme de salle remet un peu les pendules à l’heure. Il est signé de Francis Joannès le plus grand spécialiste actuel de la Néo-Babylonie, notamment de Nabuchodonosor II, sur lequel il a beaucoup écrit et nous donne de claires références à ceux qui voudraient se rattacher à l’histoire et quelques pistes de réflexions : le lien de son long règne d’organisateur et de bâtisseur au Dieu Marduk par exemple, figure soutien de son pouvoir ou la violence de sa seconde prise de Jérusalem dont le roi qu’il avait lui-même vassalisé prend les armes, ce qui provoque ainsi le pillage, l’incendie de la ville et la déportation des habitants.

Dans la mesure où la trame de ce livret est complètement hors-sol, une sorte de parabole biblique qui finirait comme il se doit par le triomphe du vrai Dieu rattachée à la réalité historique par des fils plus que ténus, Christiane Jatahy n’a aucun mal à sortir cette trame de son substrat habituel pour en faire un emblème bien plus puissant pour nous de nos guerres et violences hélas ordinaires, où orgueil des puissants, ambitions, révolutions de palais, manipulation des peuples par les religions sont un pain hélas quotidien. La trame de Nabucco n’est qu’une imagerie pittoresque qui masque une réalité plus cruelle, plus présente, plus redoutable. L’Opéra n’est pas seulement fait pour les admirateurs des toiles peintes du XIXe, mais aussi fait pour nous plonger dans ce que nous vivons. Verdi lui-même ne vivait pas hors de son temps.
Par sa volonté de proximité, Christiane Jatahy redonne à cet opéra de Verdi rebattu et quelquefois représenté à la sauce Vérone, avec barbes tressées et Babylone rêvée (on a déjà vu une tour de Babel…), une réalité, une crudité et une efficacité qu’il avait perdu depuis bien longtemps.

 

Une distribution confiante et de qualité, un chœur exceptionnel

Faire humanité : Le Chœur du Grand Théâtre de Genève et Riccardo Zanellato (Zaccaria)

Jatahy  a visiblement engagé toutes les forces du théâtre dans son aventure, tant chœur, distribution et fosse sont au sommet de ce qu’on peut espérer et tant ils sont engagés dans tous les aspects de la représentation.
À tout seigneur tout honneur, le chœur du Grand Théâtre est ici le noyau de l’affaire, le cœur du réacteur verdien, ici préparé comme on l’a rarement perçu et entendu. Certes, l’œuvre fait partie de son répertoire, elle a été représentée il n’y a pas si longtemps, mais on doit saluer le travail magnifique d’Alan Woodbridge, qui a su à la fois travailler sur le phrasé et la diction, d’une rare clarté, mais aussi sur l’expression, sans jamais donner dans l’excès ou dans un histrionisme qui aurait été contraire au travail d’orfèvre conduit par Antonino Fogliani avec l’orchestre. De plus, il a fait travailler le souffle, la tenue des notes, le relief avec une attention vraiment exceptionnelle avec le plus beau des résultats.
Je crois qu’il n’y a pas de secret dans une prestation réussie à ce point. Elle naît d’une collaboration réussie avec le chef d’abord, mais aussi avec la metteuse en scène, très habile à faire mouvoir les ensembles sans jamais les mettre en porte-à-faux par rapport au chef, par rapport à la salle, même quand une partie est dispersée parmi les spectateurs : il circule ici une joie de chanter et un engagement de groupe rarement perçus à ce point à Genève.

La distribution réunie, faite de très solides chanteurs verdiens, et de bons éléments de la troupe locale (le jeune ensemble) a atteint une très belle homogénéité dans une œuvre à la fois difficile à distribuer, difficile à chanter, et dans laquelle il est souvent difficile de briller. Les membres du jeune ensemble s’en tirent avec présence et brio, aussi bien Giulia Bolcato (Anna) que William Meinert, toujours élégant dans ses interventions (Il Gran Sacerdote) et Omar Mancini, un Abdallo à la belle couleur italienne et au timbre chaleureux.
Du côté des protagonistes, on pense immédiatement au rôle d’Abigaille, comme parangon de difficulté, mais je pense de mon côté à celui d’Ismaele, pour d’autres raisons, un rôle à la fois présent et frustrant, parce qu’il a une présence régulière, une affirmation vocale nette sans jamais avoir d’air soliste véritable qui scanderait l’action, un rôle secondaire sans l’être : pour avoir entendu des Nabucco avec un Ismaele mal distribué, c’est un élément de déséquilibre qui peut entrainer notamment dans les ensembles une catastrophe.

Davide Giusti (Ismaele) au milieu des violences et agitations

Ici, c’est Davide Giusti qui est Ismaele, une voix claire, assez solaire, bien projetée, et qui a une vraie scénique, comme un personnage un peu perdu entre son amour pour Fenena fille de Nabucco, son appartenance au peuple hébreux et donc dans une situation instable (il bouge tout le temps). Peut-être aurait-il intérêt à contrôler quelquefois le volume et éviter quelques accents véristes, mais il se sort de ce rôle ingrat avec cran.
Fenena, c’est Ena Pongrac, jeune mezzo-soprano croate membre du jeune ensemble dont nous avons déjà évoqué maintes fois les qualités, notamment en Varvara de Katja Kabanova.  Voix sûre, homogène, avec une technique solide, sachant à la fois nuancer, adoucir et monter en volume tout en contrôlant le souffle. À n’en pas douter, Ena Pongrac a un véritable avenir.

Ena Pongrac (Fenena)

Mais le rôle de Fenena demande plus, ou demande plutôt un autre format vocal. Pour donner quelques pistes, Fenena fut interprétée à l’Opéra de Paris par des mezzos de la trempe de Violeta Urmana (certes à ses débuts) ou Viorica Cortez, des voix plus larges, sans parler de Giulietta Simionato, Firoenza Cossotto ou Lucia Valentini Terrani, incontestables mezzos verdiens de légende. La voix d’Ena Pongrac n’a pas (encore ?) le corps nécessaire pour affronter le rôle et cela s’entend dans le duo avec Zaccaria de la dernière partie où elle chante Oh dischiuso è il firmamento ! quelquefois aux limites. Mais elle a du style, et elle sait chanter, et donc malgré tout, la prestation est largement défendable.

Riccardo Zanellato n’a pas non plus tout à fait le format vocal d’un Zaccaria, où l’on entendit jadis des voix plus profondes, plus larges, comme Ruggero Raimondi, Paata Burchuladze, ou Samuel Ramey. De plus la voix semblait un peu fatiguée en ce soir de Première, et la mise en scène le contraint à chanter dans un espace vide en fond de scène, ce qui ne facilite pas la projection. Ainsi sa cavatine d’entrée D’Egitto là sui lidi n’a‑telle pas toujours la force et l’affirmation voulues, même si la prière Vieni, o levita, est nettement plus réussie, très intérieure, et surtout chantée avec une rare élégance, une élégance qui est la qualité centrale de ce chanteur qui sait aussi ce que signifie le poids des mots. Même Verdi jeune est très attentif aux nuances, aux couleurs – ce qu’on oublie quelquefois- et Zanellato sait nuancer et obéir exactement à chaque inflexion voulue par la partition. C’est un artiste qui sait ce que chanter veut dire, et il remplit son rôle avec honneur et sans faillir.
Abigaille est un rôle qu’on pourrait dire impossible. Et qui demande un format vocal hors normes. Un regard sur les grandes interprètes montre que peu s’y sont risquées, quelques légendes, Callas, Scotto, quelques surprises, Rysanek ou Varady mais les grandes Abigailles ne courent pas les rues. Le public parisien, au goût toujours affûté et à la générosité légendaire, avait hué à Garnier Grace Bumbry parce que le soir de la première elle n’avait pas répondu aux attentes de vociomani (maniaques de la voix) ignorants alors qu’elle composait un superbe personnage.

On confond souvent Abigaille et Turandot, on rêve de voix glaciale, droite, d’aigus stratosphériques et on oublie simplement que Nabucco date de 1842, que le diapason n’était pas le même qu’aujourd’hui, que Donizetti est encore vivant, qu’on joue encore Rossini, et que le Grand Opéra règne en maître. Il faut certes des aigus, mais il faut aussi maîtriser des cadences, des scalette, des chutes brutales de l’aigu au grave, en gardant aussi quelque chose d’une rondeur belcantiste. Une Abigaille, c’est un peu Nilsson, un peu Radvanovsky, un peu Scotto… bref, un peu tout à la fois, et surtout à chaque air un peu différente et plus l’une que l’autre.
Hugues Gall avait confié Abigaille à Julia Varady (Madame Fischer-Dieskau pour ceux qui l’ignoreraient) lors de l’ouverture de sa première saison à l’Opéra de Paris, aux côtés de Samuel Ramey et elle reste pour moi un immense souvenir parce qu’elle avait la rondeur verdienne (elle chantait aussi Mozart, Elvira notamment tout en étant aussi Leonora de Trovatore), elle avait le phrasé, elle savait ce qu’agilité voulait dire, sans jamais d’ailleurs surchanter, surjouer ou forcer sa voix. Un vrai soprano lirico spinto d’agilité… et en plus une personnalité scénique qui irradiait.
Tout cela pour souligner qu’il ne faut pas forcément une voix à décibels, mais plutôt une voix étendue et au spectre large, certes, mais souple.
Enfin après un redoutable début qui peut effrayer, peu à peu le personnage a moins de moments vocalement aussi suicidaires que son air d’entrée Prode guerrier ! d'amore conosci tu sol l'armi ? Il est vrai que le jeune Verdi réserve à ses sopranos des rôles impossibles quelquefois (cf. Lucrezia Foscari).

Saioa Hernández (Abigaille) revêtue de la veste bleue du pouvoir et images de destructions…

Et Saioa Hernández est l’une des seules aujourd’hui à pouvoir se sortir du rôle avec panache, comme quoi lorsque le Grand Théâtre veut bien distribuer Verdi il y arrive… La voix franche, droite, est particulièrement étendue, la projection impressionnante, les aigus les plus stratosphériques parfaitement dominés, mais elle sait aussi nuancer, exprimer la douleur, notamment dans son monologue final, chanté dans la salle avec une urgence et une émotion communicatives.
Au cours du monologue qui ouvre la deuxième partie, elle montre vraiment un art du phrasé exceptionnel et une diction très claire dans le récitatif Ben io t'invenni, o fatal scritto ! particulièrement ardu notamment dans les dernières paroles et en même temps aussitôt après dans son air Anch'io dischiuso un giorno (superbement accompagné à la flûte au départ) elle fait montre d’une réelle capacité au lyrisme, à un vrai contrôle sur le volume et un soin particulier apporté au legato…
En même temps, elle interprète, cherchant à donner au personnage une épaisseur qui aille au-delà de la performance vocale, quand elle chante avec sa longue et lourde traine par des gestes montrant la gêne, l’impossibilité même de se mouvoir et elle chante de manière expressive donnant à la parole un poids essentiel. Christiane Jatahy ne demande pas un jeu très élaboré, mais demande qu’on sache s’emparer des symboles et d’un geste furtif qu’on sache faire comprendre au public une situation ou un état d’âme.
C’est peut-être dans les cadences et les vocalises si suicidaires du rôle qu’elle est à peine moins à l’aise dans la précision et la conduite vocale, mais au regard de la force qu’elle donne au personnage et à la prise qu’elle a sur le public, c’est vraiment bien peu de choses et aujourd’hui elle est sans doute l’une des deux ou trois chanteuses possibles dans ce rôle, pour lequel elle obtient un triomphe mérité de la part du public.

Nicola Alaimo,, Nabucco sans veste bleue, sans pouvoir

Nicola Alaimo et Antonino Fogliani, un Verdi restauré

Pour Nicola Alaimo, c’est une prise de rôle. Il s’est forgé à Rossini où il est une basse bouffe exceptionnelle, mais aussi un Guillaume Tell notable, comme on avait pu le percevoir à Lyon dans la production Kratzer (voir notre article dans le Blog du Wanderer). Mais c’est aussi un chanteur qui s’est frotté à Verdi et désormais le nombre de rôles verdiens abordés dépasse les rôles rossiniens.

Voilà un chanteur qu’on pourrait dire « historically informed » qui lit les partitions, et qui en tire les conséquences, plus qu’il n’obéit aux traditions de la scène et aux histrionismes qui quelquefois en découlent. On a vu combien ce que Verdi écrivait était quelquefois transformé, passé au hachoir avec un aigu ajouté par ci, un tempo ralenti par là avec des effets scéniques quelquefois plus proches du vérisme que de l’authentique écriture verdienne (on ferait bien par exemple de relire les indications de dynamique de la partition de l’amami Alfredo de Traviata…).
Verdi est d’abord un fin analyste psychologique des personnages qu’il dessine dans sa musique, jamais soucieux de valoriser une voix, mais de valoriser un caractère une situation dramatique. C’est pourquoi, même s’il n’écrit pas ses livrets, c’est un tatillon, un pointilleux avec ses librettistes qu’il ne laisse jamais en repos pour utiliser un mot plutôt qu’un autre, plus adapté à la musique. On doit sans cesse le souligner parce que Verdi est victime de son succès, de ses exécutions nombreuses partout, qui mettent ses partitions aux mains de chanteurs ou de chefs plus routiniers qu’autre chose, soucieux de l’effet immédiat plus que de la vérité musicale (et psychologique) exprimée par la partition. Il n’y a pas un Verdi histrion (le jeune Verdi) suivi d’un Verdi mature et génial. Il y a un parcours et des principes qu’il essaie d’appliquer dès les origines, mais sur lesquels il insistera de plus en plus à mesure des succès. Du coup ses exigences augmenteront et notamment sa pression sur les librettistes. Qu’il termine sa vie en collaborant avec Arrigo Boito, un poète, un des représentants de l’école dite la Scapigliatura, qui se détachait du romantisme et dont Baudelaire était le modèle en dit long.
Un jour, Riccardo Muti fit un Trovatore à la Scala avec comme Motto, Verdi comme Mozart qui laissait supposer que pour le public Mozart était divin et que Verdi l’était moins.  J’aurais tendance à dire Verdi comme Wagner, ils sont nés la même année et font les mêmes constats sur la question dramaturgique à l’opéra. Verdi n’a pas écrit de traités théoriques, mais des opéras qui de l’un à l’autre, et dans tout le parcours du compositeur en disent souvent aussi long que bien des traités.
Pour expliquer ce que je ressens de l’interprétation de Nicola Alaimo, mais aussi de la direction d’Antonino Fogliani qui procède me semble-t-il des mêmes caractères, j’ai voulu revenir à ce que Verdi me fait ressentir, et à ce qui fait son génie : il ne lui faut pas de longs monologues, il lui suffit d’un silence, d’une note dans la partition, d’une observation (sotto voce – à mi-voix- comme le souligne Alaimo par ailleurs là où bien des chanteurs attaquent forte), d’une indication métronomique pour changer toute la couleur d’un moment et donc d’un personnage.
Alaimo propose ainsi un Nabucco bien plus subtil bien plus intérieur, bien plus humain en quelque sorte que la tradition d’exécution nous l’a transmis. On a souvent affaire à des aboyeurs devenus fous subitement calmés par Dieu.  Il ne faut jamais oublier les replis psychologiques de Philippe II dans son futur Don Carlos, qui n’a rien du psychorigide de la tradition. Il y a chez Nabucco toutes les contradictions de l’humain, l’ivresse du pouvoir et l’hybris, certes, mais aussi l’humanité, l’amour pour sa fille, la solitude. Et même l’hybris, même cette affirmation d’être un Dieu, blasphématoire et sacrilège pour certains, a quelque chose d’un aveu de faiblesse obligé de passer par là pour se prouver sa force à lui-même et aux autres.
Nous l’avons souligné, dans l’antiquité, le souverain a toujours quelque chose de transcendant, de divin – et d’ailleurs il était divinisé- mais souvenons-nous aussi de la monarchie de droit divin, de Louis XIV roi Soleil (on est bien proche d’une divinisation toute païenne) ou même de sa descendance supposée d’un Hercule gaulois (le salon d’Hercule à Versailles n’est pas un hasard…). Rien de neuf sous le soleil, le pouvoir a toujours besoin d’être sacralisé pour s’affirmer. Être Dieu, c’est être mis à distance d’une part et ne jamais répondre de ses actes d’autre part.
Ici Nicola Alaimo joue le paradoxe, d’un souverain moins sauvage et indomptable qu’il n’y paraît et qui aide aussi à construire l’opposition Zaccaria/Nabucco, car Zaccaria dans ce cas représente un Dieu tout puissant dont il est la voix, alors que Nabucco s’affirme un Dieu au total sans puissance. Verdi construit lui-même l’aveu de faiblesse de son personnage.
Pour jouer tout cela, on a besoin d’un chanteur subtil, intelligent, qui sache peser chaque mot et l’allier à chaque indication de la partition, qui ne soit ni dans le spectaculaire ni l’histrionisme mais dans la représentation juste d’un profil psychologique moins monolithique qu’on ne le croit généralement. Des années de fréquentation d’un répertoire où l’expression est déterminante (les basses bouffes rossiniennes, ou Falstaff de Verdi qu’il chante aussi), des années de fréquentation d’un répertoire souriant, de personnages comiques où plus qu’ailleurs encore, la parole doit être sans cesse colorée et variée, avec ses ruptures brutales, pour provoquer le rire et dessiner le profil du personnage, ont appris à Alaimo ce que j’appelle le poids des mots et l’intelligence dramaturgique.
Ainsi ce Nabucco est inhabituel, plus complexe, voire presque plus pudique, plus humain et aussi plus dérisoire. Un pouvoir ne s’affirme que par le regard des autres ou la peur des autres, plus que par la force en soi. Et la violence n’est souvent qu’une expression de faiblesse, réponse à ce qui n’est pas réductible par le discours ou l’adhésion. Ici, le Nabucco de Nicola Alaimo s’affirme paradoxalement plus humain que Zaccaria qui garde le dernier mot puisqu’il selon la dernière réplique il dessine lui-même l’avenir « politique » :

Servendo a Jehovah,
sarai de' regi il re!…
(Obéissant à Jehovah tu seras le roi des rois).
Zaccaria faiseur de rois, sorte de grand inquisiteur avant la lettre ? Verdi qui n’aimait pas trop les prêtres ne donne pas forcément à Zaccaria le beau rôle… mais est peut-être plus indulgent avec Nabucco, voire Abigaille…
Et de cette complexité-là Alaimo est le reflet par une interprétation polymorphe, subtile, approfondie. Plus qu’une prise de rôle, une leçon.

Enfin, et dans le même ordre d’idées, le chef Antonino Fogliani propose de l’œuvre une lecture totalement nettoyée de toute scorie qui en ferait une fanfare pour Arènes de Vérone en folie.
Lui aussi est un lecteur attentif des partitions, à qui il pose des questions, lui aussi est un grand connaisseur de Rossini et de l’histoire de ces musiques dans lesquelles Verdi baignait avant de composer. Il connaît parfaitement la limite de ce que peut-être une direction à effets qui satisfait l’oreille profane mais qui ne dit rien ni de la vérité de l’œuvre, ni de sa véritable dramaturgie.
Fogliani sort l’œuvre de sa gangue faite d’effets de manche ou de baguette pour lui donner une autre couleur. Certes, toutes les dynamiques sont respectées, les effets dramaturgiques ménagés, mais dans un discours bien plus subtil qui prend soin de révéler la construction de la partition mettant en valeur des instruments solistes dont on avait oublié la présence, installant un dialogue entre la voix et l’orchestre qui fait conversation, et faisant donc de l’orchestre clairement un personnage, respectant les effets mais les dosant, et surtout en les calant au moment dramatique, sans jamais favoriser l’excès. Il en résulte une fluidité nouvelle, des couleurs inattendues, des moments de vrai lyrisme, et une tension qui doit tout au théâtre et rien à la gratuité du son.   A vrai dire, une interprétation aussi urgente et aussi juste de l’œuvre de Verdi, on n’en entend pas tous les jours, d’autant qu’il est suivi avec un enthousiasme visible par l’Orchestre de la Suisse Romande qui sonne juste et jamais trop, avec une limpidité rare et une vraie présence, les bois sont remarquables, les cuivres toujours en place et contrôlés et une belle homogénéité d’ensemble. C’est simplement remarquable.
Plus on entend Fogliani, dans diverses fosses, au Theater an der Wien dans La Gazza Ladra et l’Orchestre de l’ORF (la radio autrichienne), à Munich avec le Bayerisches Staatsorchester dans Verdi (I Masnadieri comme Otello) ou à Genève avec l’OSR, c’est-à-dire avec des formations de tradition et de qualité différentes, plus on constate qu’il sait à la fois donner aux partitions une vérité et une respiration indéniables, mais aussi faire adhérer les orchestres à des options particulières dont il n’ont pas forcément l’habitude (notamment ceux qui sont habitués à un Verdi de répertoire), c’est un grand chef de théâtre, en pleine maturité, et c’est une chance qu’il soit actuellement une des clefs du succès de ce Nabucco qui restera une pierre blanche dans l’histoire récente du Grand Théâtre de Genève.

La production a été captée en vidéo le 17 juin. Diffusion le 30 juin à 19h sur operavision.eu  . Disponible jusqu'au 30 décembre 2023.

Abigaille (Saioa Hernández) en ange baroque ?

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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