Le mythe de Salomé est bien plus artistique et littéraire que religieux, et en tant que tel, il permet un large spectre d’interprétations visuelles (du moyen-âge au décadentisme du XIXe) ou littéraires à partir du conte de Flaubert, Hérodias, et de ses déclinaisons théâtrales ou musicales (Massenet ou Strauss).
Le personnage même de Salomé est traité de l’adolescente perverse à la jeune femme blessée et violée dans son enfance (Tcherniakov), ou objet d’un dernier spectacle d’un théâtre juif d’une communauté qui choisit le suicide en pleine deuxième guerre mondiale (Warlikowski). Tout est presque possible.
On ne va donc pas reprocher à Kornél Mundruczó de transposer l’histoire et de l’installer dans une ambiance très contemporaine où pouvoir et richesse impliquent tous les excès de la loi du plus fort.
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La transposition est d’ailleurs visuellement réussie, grâce au monumental décor de Monika Korpa, particulièrement détaillé, qui rappelle l’hyperréalisme d’un décor de série Netflix, dans lequel se déroule l’essentiel du drame. Il reproduit le bar du Standard High Line Hotel transféré au sommet d’une tour d’où l’on voit toute la Skyline de Manhattan, et qu’on suppose être un succédané de la Trump Tower dans la mesure où Hérode en costume bleu et cravate orange fait penser directement à qui vous savez.
C'est une idée un peu facile que de mettre un succédané de Trump sur scène, et on risque, hélas, d'en voir une série dans les années qui vont suivre, qui sera signe de la faiblesse des idées et de la pensée, un nouveau conformisme que Mundruczó inaugure ici. Trump (le vrai) et ses affidés sont en soi des personnages de théâtre, qu'un Aristophane, un Shakespeare ou un Ionesco ne démentiraient pas. Inutile d'en remettre une couche et laissons les scènes tranquilles.
Le projet de Mundruczó est ensuite de faire basculer le réalisme initial, qui couvre les deux tiers de la représentation vers la représentation mentale, vers le fantasme, vers la montée d’images, grosso modo après la danse des sept voiles, au moment où Hérode est prêt à donner toutes ses richesses pour éviter de trancher la tête de Jochanaan. D’images en images, le décor s’ouvre et disparaît pour laisser apparaître une tête décapitée gigantesque qui constituera l’image finale de la production. On bascule donc d’un réalisme télévisuel à une montée d’images psychanalytiques, dont je ne discute ni la justesse, ni les effets ni la puissance, mais la cohérence avec la première partie.
Mais au-delà de la transposition, il s’agit pour le metteur en scène de lui donner un sens, et surtout d’insérer les événements du drame dans une sorte de nouveau récit, ni tout à fait le même et ni tout à fait un autre qui puisse élargir et préciser notre vision de cette histoire.
Pour Mundruczó qui le déclare dans le programme de salle, « Salomé est l’histoire d’une jeune femme qui n’a jamais été vraiment entendue et qui voudrait finalement tout changer ». Alors il la représente au départ avec son casque, enfermée dans son monde et coupée du monde qui l’entoure et qu’elle déteste.
Il pose ensuite la question d’Hérodias, la mère, qu’il voit plus jeune qu’elle n’est habituellement représentée et de qui Salomé se demande pourquoi elle est avec Hérode… Pour Mundruczó, Hérodias est le modèle « imposé » en quelque sorte à Salomé, un modèle où pouvoir et richesse effacent tout sentiment, toute sensibilité, rendent « froid » en quelque sorte, et qui produisent le comportement suicidaire de la jeune fille.
Mundruczó constate que cette famille est « dysfonctionnelle », reconnaissons que c’est un constat qu’on a fait depuis longtemps, et qu’Hérodias instrumentalise sa fille pour prendre le pouvoir sur Hérode, elle la met pratiquement dans les pattes du Tétrarque.
Que le personnage puisse être tiraillé entre sensualité et désir de pureté, qu’elle puisse utiliser son corps pour séduire d’abord Narraboth, puis le prophète, et les menant chacun à la mort dans des modes différents, fait parler de nécrophilie, de « romantisme morbide », souligne Mundruczó qui finit par souligner que, je cite, « cette dynamique de pression sociale et le rôle imposé aux femmes sont au cœur de l’histoire ».
J’ai voulu reprendre de manière précise les termes de Mundruczó, d’abord parce que ce qu’il dit, non dénué d’intérêt, n’est tout de même pas vraiment neuf : dans un mode plus épuré, la mise en scène d’Ivo van Hove à Amsterdam en 2014 ne disait pas autre chose. Il pense lui donner une évidence nouvelle en nous mettant sous les yeux un Hérode-Trump, comme exemple de la perversion froide du pouvoir et de la richesse, avec son passé louche, un Hérode-Trump qui au sommet de sa Trump-Tower, entend des manifestations d’une populace tout en bas qui pourrait être les indignés de Wall Street de 2011 ou aussi les étudiants pro-palestiniens de la Columbia University qui protestent contre la "capture" de leur prophète… (ce qui renverrait la scène au proche-Orient) . Mélangeant des strates de l’histoire américaine récente, il fait du prophète une sorte de prise de guerre, sans doute piquée aux manifestants, qu’on a enfermé dans l’ascenseur en attendant mieux.
Dans son texte du programme de salle, il affirme que le Prophète est un personnage « grotesque » et sans idéologie, et sur scène il en fait un paumé, un errant avec sweet à capuche, cheveux longs et qui n’apparaît jamais grotesque, mais plutôt une caricature d’opposant, une sorte d’échantillon de pauvre que la riche société se met sous la dent, comme les cinq juifs avec leur casquette « MAGA » sont des caricatures de trumpistes (il faut évidemment filer la métaphore).
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Alors il faut donner à chacun un os à ronger, pour montrer au spectateur qu’on construit une vision cohérente, à défaut d’être nouvelle ou utile. Jochanaan sorti de son ascenseur va assez vite réunir autour de lui les jeunes servantes très court-vêtues qui ne cessent de parcourir la pièce en servant à boire et des amuse-gueule, il va leur servir lui-même l’alcool et leur faire partager les amuse-gueule, c’est sa manière de pratiquer la lutte des classes, à moins que ce ne soit une action mimétique de la cène, le partage du pain et du vin, le dernier partage avant la fin, comme le mouvement du groupe semble l’indiquer (on va encore crier au blasphème…). Ça ne va pas bien loin, mais ça fait profond.
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Dans les déclarations de Mundruczò on lit « elle accuse même Jochanaan de voir Dieu mais de ne pas la voir. Elle pense que s’il la voyait, il l’aimerait » et de fait ne pas être regardée par le prophète est une plainte récurrente de Salomé. Nous avons naguère mis en regard ce reproche avec un vers de la Phèdre de Racine, quand elle s’adresse à Hippolyte (Acte II, sc.V)
J’ai langui, j’ai séché dans les feux, dans les larmes :
Il suffit de tes yeux pour t’en persuader,
Si tes yeux un moment pouvaient me regarder…
L’absence de regard dit l’absence d’amour ou de considération, dit l’inexistence. Et c’est aussi de cela que se plaint Salomé.
Mais de manière surprenante, lorsqu’Hérode pendant la danse des sept voiles emporte de force Salomé pour la violer dans l’ascenseur (si si, comme dans les pornos), le prophète esquisse un mouvement (arrêté par les sbires) pour l’aller libérer, ce qui signifie qu’il y a un regard. Cela me paraît à la fois contradictoire et avec le prophète spectral et statufié de l’histoire traditionnelle, et avec le paumé (grotesque) qui ne la regarde pas et qui néanmoins veut aller la sauver…
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Le viol justement, dans l’ascenseur où Salomé a écrit au rouge à lèvres, « Stop it » (arrêtez ça), qu’elle réécrira sur son corps à la toute fin de l’œuvre quand elle apparaît dans sa presque nudité (recouverte d’un collant couleur chair sur lequel elle dessine ses seins puis son sexe, terrible provocation…), est une démonstration d’un Hérode violent et violeur, une grosse bête (John Daszak est parfait en grosse bête à grosse voix) et pendant ce temps Hérodias se vautre avec les jeunes hommes qui peuplent la salle, en minirobe ultracourte et en coiffure déliée, comme une jeune fille, sauf qu’elle n’a pas l’âge de son allure, et qu’elle a l’air d’une sorte de maquerelle consommable et ultra-consommée. C’est ainsi que Mundruczó la voit pour montrer que ces gens ultra-riches n’ont pas de morale (il cite aussi dans son texte de programme Elon Musk… qui manque un peu à l’appel dans ce tableau vivant).
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Mais le viol de Salomé (allusion aux accusations qui pèsent sur Trump ?) est devenu une sorte de cliché plus ou moins intelligemment travaillé par les metteurs en scène, il est la clef de la Salomé de Cyril Teste dans sa mise en scène viennoise (reprenant vaguement ce qu’il avait fait avec sa production de Festen ) et surtout de la sublime vision de Dmitri Tcherniakov à Hambourg, où Salomé femme-enfant remet en scène son viol par Hérode, enfoui dans le passé de l’enfance dans une danse des sept voiles à la limite du supportable.
Au lieu de vrai théâtre, nous avons droit ici à des mouvements divers qu’on devine acrobatiques dans un ascenseur et à un Hérode-Trump qui remonte son pantalon… laissant sur le corps de la jeune fille une tache de sang, comme celle que portait « structurellement » la robe blanche de la Salomé de Castellucci à Salzbourg… Car ce viol est aussi une défloration…
Comme quoi circule une intertextualité scénique qui n’invente plus rien, mais qui ici ne manque pas son petit effet-frisson. Sans intérêt dans le contexte parce que le viol dans ce cas n’est pas cause structurante (comme chez Teste et surtout Tcherniakov), mais simple épiphénomène, simple illustration d’un Hérode très riche et très méchant… un peu affligeant, un peu simpliste et pour tout dire pas très malin.
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À partir de la danse des sept voiles à la chorégraphie accidentée, commence la dernière partie où le registre change. On était dans la série TV, du genre dernier tango à Tibériade, on passe cette fois dans l’image mentale, puisque chaque richesse promise par Hérode à Salomé pour éviter de tuer le prophète devient un objet de plumes et paillettes, de revue de Broadway, avec quelques bonnes idées, comme le bourreau au masque (Tarnhelm ?) vert émeraude qui représente l’émeraude promise, et donc la vision d’un vrai désir de Salomé (de bourreau et pas de pierre précieuse), le défilé de tous les personnages disparus ou qu’on ne voit plus emplumés comme des « valettes » de revues du Lido (quand il existait) : on reconnaît Narraboth à sa chemise tachée de sang…) avec d’autres visions des désirs de la jeune femme (ou d’Hérode ?), plus grossières, comme une banane gigantesque et scintillante précédée de deux cerises (!!!), bref au fur et à mesure qu’ Hérode évoque de possibles cadeaux compensatoires se construit une sorte de vision où Salomé fait une sorte de revue spectacle, réduisant les montagnes de richesses promises à plumes paillettes et strass de revue de cabaret, autant dire à rien…
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Enfin, telle une préparation pour l’exécution, Hérodias commence à raser la tête de Jochanaan, aidée par Salomé, si bien que Jochanaan apparaît chauve avant la scène finale.
Il y a bien sûr l’idée de l’exécution, préparée par les deux femmes qui l’ont exigée, mais comment ne pas voir dans ce geste une allusion à une autre histoire biblique, celle de Samson et Dalila, où Samson perdant sa chevelure (coupée par une femme) perd sa puissance et dans le cas présent, sa nuisance.
Plusieurs éléments contradictoires ou peu explicables dans le contexte apparaissent quand même, dont trois m’interpellent vraiment :
- Dans un tel contexte, le suicide de Narraboth n’est pas vraiment cohérent, chez Trump, on ne s’ouvre pas les veines de manière sanglante (même s’il faut justifier ensuite l’entrée d’Hérode avec le sang qui colle), s’il doit y avoir suicide, au pays des cow-boys et des pionniers, si chers à Trump, un Colt ferait l’affaire… Mais plus encore, dans l’histoire telle qu’elle est vue, ce suicide chez les riches et puissants n’apparaît pas aussi « nécessaire » que dans la vision traditionnelle. Quant au page vu comme femme (et non plus un homme avec la relation trouble qu’il entretiendrait avec Narraboth, encore une perversion de ces maisons trop riches…), on le voit désormais très fréquemment, comme par exemple chez Warlikowski… Encore une fois rien d’original…
- Dans un tel contexte aussi, si ce Prophète est paumé, s’il est grotesque, et s’il ne vaut pas grand-chose on se demande pourquoi Hérode continue à en avoir peur. S’il est prisonnier comme échantillon d’une sous-humanité, sa vie ne devrait pas avoir de valeur… À moins que le sweet-shirt "Columbia" ne fasse allusion aux étudiants pro-palestiniens de l'Université new-yorkaise, et qu'il en soit donc un échantillon, ce qui du coup justifierait la peur qu'en a Trump et alors se justifieraient les juifs MAGA pro Trump (rappelons les moyens développés contre François Ruffin par Bernard Arnault). Encore ici du flou à mon avis, et de toute manière toute la vision du personnage de Jochanaan n’a pas été résolue et pose problème. Elle demanderait à être plus affinée.
- Enfin, l’allusion à Samson par l’histoire des cheveux (abondants) qu’on coupe nous renvoie à la Bible, alors que tout ce qui précède voulait justement s’en éloigner… On n’arrive jamais à identifier une ligne dans ce travail, qui paraît aller à saut et à gambades au gré d’une idée ou de l’autre.
Décidément, au-delà du bon fonctionnement théâtral de l’ensemble, d’un décor somptueux et d’une vraie mise en scène travaillée et précise, je n’arrive pas à trouver un intérêt réel à toute la machine mise en place parce que les idées remuées sont ou banales, ou déjà vues, ou contradictoires, ou incohérentes. On touille un peu du vide.
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Mais arrive le moment où la tête est tranchée. Le décor s’ouvre, le plateau se vide, et apparaît progressivement une tête décapitée gigantesque, impressionnante, qui va marquer toute la scène finale.
De cette tête décapitée, chauve, aux yeux mi-clos, va sortir du nez comme une morve, comme une vermine, une jambe et peu à peu un corps féminin, et Salomé accompagnée de ses doubles va se mettre à chanter et danser devant ou dans la tête, où les corps minuscules apparaissent comme des vers qui dévorent, comme une vermine qui a eu le dessus et qui dévore maintenant la victime, l’image est particulièrement forte, notamment quand le baiser sur la bouche est en fait un glissement du corps de Salomé en bouche, avec toute les connotations fantasmatiques et sexuelles possibles : cette vision de corps qui sortent de tous les orifices, oreilles, bouche, yeux a une puissance incontestable et c’est la vision et l’idée qu’on retiendra de cette ensemble, image d’une force étonnante à mettre à l’actif du metteur en scène et la production, sans aucun doute.
Mais Salomé, seule avec sa tête chérie, ou même démultipliée, pouvait suffire à nous asséner cette fin et nous impressionner : c’était une vision effrayante et puissante du « dialogue » final de Salomé avec son « stop it » écrit sur le corps.
Mais pourquoi faire sortir de l’oreille Hérode en hauteur, comme une Winnie dans Oh les beaux jours, qui casse la puissante impression finale, tout comme s’extrait aussi Hérodias plus bas. Les voir dans cette scène contredit le dialogue solitaire de Salomé et la puissance de l’image de la rencontre avec la tête et l’effet sur le public. Il eût été plus fort que la voix d’Hérode se fasse entendre sans qu’on voie le personnage. N'importe, en dernière image, elle ressort de la bouche aimée avec le sweet shirt du prophète, qu'elle retourne : il a une doublure blanche et immaculée, elle l'enfile, elle retrouve la pureté.
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Ainsi l’impression est donnée que tous les personnages font de la tête du prophète leur monument qu’ils dévorent chacun, comme si chacun avait sa part de chair en décomposition à dévorer, ce peut être vrai d’Hérodias qui a poussé sa fille, mais pas d’Hérode qui a résisté. De plus, cela « monumentalise » un prophète qu’une fois de plus on s’était ingénié à rendre « grotesque ». Or, il est rendu ici à une grandeur presque mystique quand les autres sont réduits à des vers, des insectes, de la vermine. L’idée est juste, elle frappe, mais elle n’est pas forcément (et une fois de plus) cohérente avec ce qu’on avait vu précédemment.
Mundruczò sans aller au contresens comme dans sa Tosca munichoise, n’a pas réussi à trouver une ligne cohérente, passant par des styles très différents, sans qu’on sache vraiment au total ce qu’il veut nous dire. Le travail est précis, notamment avec les chanteurs qu’il dirige très bien sur scène, l’espace est bien structuré, c’est sans contredit un spectacle attentif et particulièrement soigné. Reste à trouver vraiment au service de quelle idée…
La direction musicale
On se souvient que Jonathan Nott avait eu des difficultés à nous convaincre de son Elektra. En faisant appel à Jukka-Pekka Saraste, bon spécialiste de Mahler, très bon chef d’orchestre symphonique, on pouvait espérer entendre la luxuriance de la musique et tout particulièrement les couleurs. Malheureusement, cela ne se vérifie que très partiellement. Tout le début notamment est particulièrement terne, lent, sans éclat et ne donne pas du tout l’impression étrange d’une musique aux volutes orientalisantes. À d’autres moments et notamment plus la situation devient dramatique, le chef d’orchestre réussit à imposer une vraie tension et retrouve cette symphonie de couleurs si caractéristique de l’écriture de Strauss. La Danse des sept voiles est à ce titre bien réussie, avec un Orchestre de la Suisse Romande visiblement en confiance avec ce chef qui par ailleurs a soin d’exalter les instruments solistes (les bois notamment toujours de grande qualité). Il reste que l’ensemble manque d’une homogénéité de ligne, d’un certain sens du crescendo et du théâtre, pour tout dire, sauf par instants, de relief. C’est dommage, j’attendais plus de cette rencontre avec un chef particulièrement estimable.
Les voix
Du point de vue vocal, la distribution réunie a donné tous les gages de bonne tenue scénique, tous sont particulièrement engagés, vivent parfaitement la mise en scène, et sont très justes dans leurs mouvements et leur expression, on signalera les juifs engagés dans une danse un peu excessive avec leurs casquette MAGA rouge, qui arrivent à bien rendre la confusion, l’inquiétude et la folie pinailleuse qui prend le groupe, qui reflète les innombrables groupes qui discutaient et disputaient à l’époque en Palestine – et que l’arrivée du Christ avait essayé d’unifier, ici, l’aspect « historique » ou « biblique » est gommé au profit d’une vision de « fans » un peu inconditionnels et pas très crédibles, mais vocalement, Michael J.Scott, Alexander Kravets, Vincent Ordonneau, Emanuel Tomljenović et Marc Kurmanbayev, ces deux derniers membres de l’ensemble de jeune, s’en sortent avec tous les honneurs dans une scène qui n’est pas si facile. Mark Kurmanbayev fait entendre sa basse sonore et son timbre chaud aussi dans le premier soldat, avec Nicolai Elsberg (qui est aussi le premier Nazaréen) à la voix pleine de relief aussi. Remi Garin (Deuxième Nazaréen) et Peter Baekeun Cho (Un Cappadocien) complètent sans déparer l’ensemble de ces rôles bien tenus.
Ena Pongrac séduit en page, comme toujours et comme dans tous les rôles qu’on lui confie à Genève. S’ouvre pour elle sans nul doute une carrière à suivre.
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Narraboth est considéré par certains ténors comme un petit rôle, ce qu’il n’est pas. C’est un rôle qui doit marquer en tout début d’œuvre, et la voix doit sonner. Et dans le cas de Matthew Newlin, elle sonne si bien qu’on en garde le souvenir d’une des plus belles prestations de la soirée : elle a la projection, la diction, le phrasé et surtout l’expression, c’est un vrai personnage et scénique et vocal, particulièrement émouvant. Une superbe présence.
Tanja Ariane Baumgartner a visiblement pris plaisir à cette vision d’Hérodias un peu à rebours des visions traditionnelles d’un personnage vieilli, plein de breloques, une sorte de Clytemnestre à l’orientale (je me souviens de la production viennoise de Boreslaw Barlog). Avec sa robe très mini et sa coiffure, elle personnifie à merveille la « fausse jeune » et vraie perverse, genre nympho sur le retour. Incontestable personnage qui remplit la scène à peine elle se déplace, elle sait ce qu’expression veut dire, avec un texte ciselé, mais jamais jusqu’à la caricature comme certaines Hérodias, elle garde une certaine tenue, une certaine grandeur, et son incarnation est particulièrement réussie, avec un sens musical aigu et une impeccable diction, comme d’habitude.
Hérode est John Daszak. Pour cet Hérode-Trump, il n’est pas mal distribué, car on ne lui demande pas d’être le ténor de caractère que peut être Hérode aux mots sculptés, aux couleurs multiples, aux expressions sans cesses changeantes. Non, il est un hurleur, linéaire, sans expression, sans couleur, chantant bien trop fort, à la limite du désagréable. C’est un chanteur qui ne sait jamais colorer un texte, au chant monochrome qui n’arrive jamais à incarner vocalement, et ici Urlando furioso…
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Si Gábor Bretz n’est pas a priori mon Jochanaan de l’île déserte, il m’avait beaucoup déçu à Salzbourg, sa prestation genevoise est plus réussie. Il m’a d’ailleurs très récemment particulièrement plu dans Vodnik, l’esprit des eaux dans la Rusalka napolitaine (production Tcherniakov) et ici, malgré le personnage peu dessiné qu’on essaie de lui faire jouer, il a une vivacité, une humanité, une puissance vocale jamais monolithique qui séduit et impressionne. Son incarnation est une réussite, avec une belle diction et une manière de dire le texte, très clairement particulièrement appréciable. Il y a dans l’intelligence des personnages qu’il incarne un vrai saut qualitatif depuis quelques temps.
Pour Olesya Golovneva, Salomé est une prise de rôle et on mesure pour une chanteuse le défi scénique et vocal que cela représente. C’est pourquoi il y a fort à parier que le personnage mûrira vocalement avec le temps.
Scéniquement elle est incroyable d’engagement, sans limites physiquement et elle ose tout ce qui est possible : elle est vraiment impressionnante dans son incarnation, chapeau bas. Vocalement, c’est moins convaincant.
D’abord la voix n’a pas l’assise voulue, insuffisamment large, et l’engagement physique l’empêche quelquefois de bien projeter, si bien qu’on ne l’entend pas toujours. Les aigus sont présents, jamais éludés, mais pas forcément tenus, pas forcément puissants.
Ce qui pèche c’est surtout la phrasé et la diction. Elle pourrait à l’instar d’une Marlis Petersen compenser le manque de volume par une science du dire, une projection qui permette de faire entendre les mots. Mais on ne comprend rien : c’est incontestablement le choc des photos, parce qu’elle est juste et belle en scène, mais sûrement pas le poids des mots, parce que le texte n’est ni distillé, ni ciselé, ni prononcé… Beaucoup de travail en perspective.
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Au total une soirée très hétérogène, qui ne convainc pas, mais qui ne laisse pas forcément un mauvais souvenir, simplement de l’indifférence et un peu de perplexité ; une Salomé est passée, une autre viendra.
Vienne la nuit, sonne l’heure
Les Salomé s’en vont, je demeure.
(D’après Apollinaire…)