Au premier plan, un immense espace elliptique et vide, comme l’orchestra d’un théâtre antique (dont la disposition de l’Opéra d’Amsterdam s’inspire), et au fond une ouverture vers un bout de salon cossu parcouru par la foule des personnages qui s’agitent dans une réception à la cour, image lointaine et unique tache de couleur dans un univers qui restera noir : uniformes, costumes trois pièces, femmes élégantes. Et au-dessus un ciel noir parcouru par une lune omniprésente et ombrée. Ce sera là le seul dispositif conçu par le décorateur Jan Versweyveld (également auteur des lumières).
Un espace réaliste en relation dialectique à un espace abstrait qui va peu à peu devenir le seul lieu du drame. Ivo van Hove élimine tout ce qui pourrait être anecdotique, pour concentrer son regard sur l’essentiel, les relations entre les personnages, le drame intime des uns et des autres, les désirs inassouvis, sous les yeux de spectateurs muets, sorte de chœur silencieux qui peu à peu va envahir la scène, comme une tragédie grecque de nouvelle facture.
L’histoire de Salomé ne fait pas partie des fondamentaux des histoires bibliques, mais elle constitue un des « dommages collatéraux » du Nouveau testament, suffisamment identifié pour avoir donné lieu à des tableaux (Cranach, Luini, Titien, Botticelli, Moreau et d’autres), des écrits (de la Légende dorée à Flaubert ou Mallarmé, voire Huysmans) et des pièces de théâtre (Oscar Wilde), mythe littéraire typique fin de siècle, qui va passer à l’opéra, un genre pourtant moins sulfureux que d’autres. Il n’est pas douteux que Strauss s’emparant de la jeune fille aux « petites pantoufles en duvet de colibri » ((l’expression est de Flaubert dans Hérodias)) a ouvert la voie à d’autres héroïnes sulfureuses de ce début de XXème siècle et que Salomé doit se lire et se voir à l’aune de ce que va être l’expression artistique des trente premières années du siècle. S’écouter aussi, tant la musique de Strauss toujours écartelée entre le post romantisme et l’atonalité, trouve en Salomé d’abord, puis dans Elektra, non seulement l’expression musicale qu’on va retrouver dans Rosenkavalier ou Frau ohne Schatten, mais aussi trouve une écriture aux échos singulièrement proches de la seconde école de Vienne, une écriture qui emprunte à Wagner le leitmotiv, et qui va donner à tout ce premier XXème siècle une couleur presque impressionniste. Comme l’écriture de Flaubert ou la peinture de Monet, l’écriture de Strauss est faite de taches colorées, d’une multitude de petits détails presque pointillistes qui semblent avoir de loin une vraie ligne, mais qui se brisent quand on observe de près toutes ces pointes de couleurs, avec une incroyable palette instrumentale, rendant compte en même temps de la complexité des personnages et de la situation.
Dans un tel contexte, devant une telle richesse sonore, le théâtre n’a pas besoin de surcharger, mais simplement de montrer. Ivo van Hove s’en tient aux personnages et à ce que dit l’incroyable livret (de Helmut Lachmann, traduit de Wilde), Salomé, c’est cette petite fille légère (comme apparaît Byström au départ, fragile et vulnérable) dont on est immédiatement amoureux. Elle sent bien l’amour éperdu de Narraboth, premier personnage instrumentalisé par la jeune fille, et première victime puisqu’il se tue, à qui elle demande de libérer Jochanaan après l’avoir entendu insulter sa mère. Salomé est fille de sa mère, réputée la putain du régime, et elle va exercer sa séduction, par son corps, sur tous les hommes qui l’entourent, Hérode, bien sûr mais d’abord Jochanaan dont Ivo van Hove, et c’est sans doute l’un des plus beaux moments de sa mise en scène, utilise les ambiguïtés propres au discours religieux pour masquer son propre désir.
Ainsi la première « danse » de Salomé a pour objet le corps réel de Jochanaan, un corps puissant, couvert de tatouages (Nikitin !)((un de ses tatouages lui valut des problèmes à Bayreuth)), à la sensualité brute qui fait évidemment contraste avec le corps gracile de la jeune femme dans un dialogue tendu et terriblement ambigu.
La deuxième danse de Salomé est destinée au Tétrarque Hérode, interprété de manière magistrale par Lance Ryan : là aussi le dialogue commence dans la froideur de la politesse apparente où les personnages sortent tous du fond, et notamment le couple Hérode-Hérodias, une Doris Soffel distante et froide, qui n’a rien de la sorcière de certaines mises en scène, jamais caricaturale, toujours très attentive au jeu de sa fille qu’elle pousse. Salomé, a fait sortir Jochanaan de la citerne, ici une trappe au centre de l’espace d’où littéralement il émerge,(le lieu du Dieu, avec probablement un autel dans certains théâtres anciens comme à Epidaure) quand celui-ci a insulté Hérodias (qu’il accusait d’inceste). Ivo van Hove distingue parfaitement les deux personnages, une Hérodias plutôt majestueuse et dure, et un Hérode de plus en plus soumis au corps virevoltant de Salomé. Le désir et la soumission ne sont tracés que par un geste, la manière de dénouer sa cravate et d ‘ouvrir sa chemise, comme s’il était prêt à offrir son corps, à s’offrir et à se soumettre : un geste qui suffit à faire passer Herodes du statut politique (costume. cravate) à celui de possédé.
La troisième danse de Salomé est cette danse des sept voiles, qui commence avec tous les personnages en scène et les comparses, esquissant une danse collective (chorégraphie de Wim Vandekeybus) où Salomé va passer de l’un à l’autre, tourner autour du tétrarque, que Van Hove voit comme une projection fantasmatique d’une danse autour de Jochanaan, vue en vidéo, où peu à peu la jeune fille se dénude et s’offre. Ainsi donc la danse est-elle vue dans son réel et dans sa projection en un étourdissant va et vient qui là aussi commence musicalement dans une tension particulièrement soulignée à l’orchestre (la flûte prodigieuse).
Enfin la quatrième danse est celle où l’on apporte non plus la tête de Jochanaan, mais apparaît sur le plateau central son corps ensanglanté, sur lequel la femme va se rouler, dont elle va s’enduire, et enfin baiser cette bouche sanguinolente :
Es war ein bitterer Geschmack auf deinen Lippen
Hat es nach Blut geschmeckt ((il y avait un goût amer sur tes lèvres/était-ce le goût du sang))
Ainsi donc l’union entre Salomé et Jochanaan est une union par le sang, une sorte d’union sacrificielle d’une hiérodoule un peu particulière : fille de prostituée selon Jochanaan, elle crée elle-même un rite qui n’est qu’expression exacerbée du désir, le sang dont elle s’enduit référant aussi à la défloraison. Et la manière dont au rideau elle est emmenée par quatre comparses comme un cadavre dédié, à la manière d’un Siegfried féminin lui donne une noblesse presque insupportable.
Ce qui est particulièrement réussi, c’est la progression que réussit à incarner Malin Byström pendant ces quatre scènes, que nous voyons comme quatre danses qui va de la jeune fille à la femme. Il n’aura échappé à personne que le dernier mot de l’œuvre est « Weib » (le cri d’Hérode, « man töte dieses Weib ! » ((qu’on tue cette femme !)), mais il aura peut-être échappé le tout début du livret quand elle apparaît et que Narraboth, la première victime la décrit (comme chez Flaubert d’ailleurs, voir la citation plus haut) ainsi :
Sie ist sehr seltsam. Wie eine kleine Prinzessin
deren Füsse weisse Tauben sind.
Man könnte meinen, sie tanzt(( Elle très étrange, comme une petite princesse dont les pieds sont de blanches colombes. On pourrait penser qu’elle danse)).
De petite princesse (à la troisième réplique) , elle passe à la fin du livret à femme (au dernier mot), et van Hove construit tout son travail sur cette évolution marquée . Mais Narraboth ajoute qu’elle semble danser : le corps érotique de Salomé commence au pied, la géniale trouvaille de Flaubert petites pantoufles en duvet de colibri devenant weisse Tauben (blanches colombes) de Wilde , se traduisant par les pieds nus de la Salomé voulue par Ivo van Hove. Comment ne pas penser au flaubertien « la vue de votre pied me trouble » dans l'Education sentimentale ?
Le personnage est défini dès le début par la danse et le pied : l’érotique de la jeune fille c’est d’abord une érotique du pied, et donc l’instrument premier de la danse, qui fait que Salomé dans ce drame ne cesse de s’offrir dansante. Et van Hove réussit à faire de cette Salomé un corps dansant sans cesse autour des corps masculins désirant, dans une robe qui n’est pas sans évoquer un personnage de Pina Bausch (costumes d’An D’Huys). Prodigieux travail d’une incroyable rigueur, à l’exigence minimaliste, à la tension interne incroyable portée par les chanteurs-acteurs d’exception.
À cette vision presque épurée, sans kitsch, où toute référence esthétique à la période est effacée correspond un travail musical équivalent : l’entente scène/fosse/plateau est totale et l’investissement de tous est stupéfiant.
Il n’y a pas dans la distribution de hiatus, tous, y compris les rôles très secondaires sont magnifiquement tenus, par exemple les deux basses, le premier soldat de James Platt, ou le premier nazaréen de James Cresswell aux interventions précises, magnifiquement prononcées, communiquant la tension : en quelques secondes, ils contribuent de manière forte à dessiner une ambiance, ainsi que les Juifs de Dietmar Kerschbaum, Marcel Reijana, Mark Omvlee, Marcel Beekman, Alexander Vassiliev. C’est toujours à l’excellence des petits rôles qu’on mesure l’excellence d’une performance et la qualité totale d’un spectacle ; la fraiche Hanna Hipp, dans le rôle du page, intense et émouvante, en est aussi l’emblème.
Peter Sonn est Narraboth. Narraboth, un rôle court, n’est pas moins important. C’est la première victime, et son suicide en scène est le premier « moment » du drame, dont le corps va rester un certain temps sur scène, comme inutile, comme un épiphénomène. Voilà qui scande la marche de Salomé vers ses désirs, pour qui la fin justifie les moyens. Peter Sonn est un des bons ténors actuels, un excellent David des Meistersinger par exemple, avec une voix assez claire, un beau contrôle qui lui donne une vraie présence, et en même temps un timbre moins brillant que d’autres, ce qui donne à son personnage une vraie fragilité.
Evghenyi Nikitin est un Jochanaan intense, assez brut mais avec un timbre relativement clair qui ne donne pas au personnage la voix sépulcrale qu’on entend quelquefois, notamment lorsqu’il chante en coulisse. Ainsi, il y a une certaine humanité dans cette manière de chanter, dans une voix qui ne domine pas toujours la masse orchestrale, bien qu’elle s’en distingue. Ce n’est pas une question de volume, mais une question de couleur et de timbre. Ainsi le personnage tout en tatouages (réels) apparaît dans la mise en scène être une sorte de marginal du christianisme naissant, un de ces êtres trouvés sur la route vers le chemin du vrai dieu, ce qui lui donne aussi une fragilité inédite au lieu de l’être de bronze habituel.
Autre regard nouveau et très fin, celui porté par Van Hove sur le couple Hérode-Hérodias servi par deux chanteurs à la personnalité exceptionnelle, Lance Ryan et Doris Soffel. Au couple un peu hystérique ou ridicule qu’on voit habituellement, Ivo van Hove substitue deux figures politiques qui n’ont rien de ridicule et qui dissimulent leurs haines ou leurs faiblesses sous des dehors policés. Ainsi Doris Soffel est-elle une dame élégante, au caractère visiblement trempé, une vraie femme politique. La voix de la chanteuse, même si elle n’est plus celle qu’elle fut, reste particulièrement expressive, avec un sens de la couleur très théâtral qui se cache derrière les mots, en cohérence avec une œuvre qui est aussi bien théâtre que musique. Les aigus restent marqués, quelquefois un peu criés, mais impératifs et donnent à Hérodias une stature, une présence et une force inhabituelles.
Lance Ryan en Hérode n’a rien du ténor de caractère dans lequel le personnage est enfermé, avec ses grimaces, une manière particulière de dire le texte en cousin de Mime (ou d’Aegisth d’Elektra). Il n’a rien de ridicule, mais interprète un être saisi de peurs, avec des faiblesses toutes humaines, un être politique qui ne sait ni prendre ni assumer de décisions. Le texte est dit de manière remarquable, et la voix n’est jamais caricaturale. Le volume pourrait être peut-être quelquefois plus marqué, mais l’expression est à la fois « naturelle » et contenue, retenue, tantôt naïve dans ses espoirs, tantôt accablée, tantôt vibrante de désir, mais toujours presque « implicite ». Elle ne se montre jamais dans sa crudité, et toujours avec une pudeur qui frappe dans la construction du personnage, marquée par l’intelligence avec laquelle Lance Ryan s’en empare et qui ne peut que susciter l’admiration.
Reste la Salomé de Malin Byström pour qui c’est une prise de rôle particulièrement réussie. La voix de Salomé est toujours un problème : la frêle jeune fille doit-être une voix dramatique dans un corps d’oiseau. Le format vocal du rôle a imposé des formats corporels qui n’ont pas toujours correspondu au physique voulu (Montserrat Caballé). Malin Byström a une voix de lyrique, qu’elle pousse au maximum notamment à la fin, où elle semble connaître l’expérience de la limite, ce qui tend encore plus la situation. En revanche (au moins lors de la représentation à laquelle nous étions), la projection semblait manquer au départ.
Accompagnant la vision voulue du passage de la jeune fille à la femme, la voix s’affirme peu à peu pour exploser dans la partie finale, magnifiquement accompagnée par un Gatti au tempo et surtout au volume très contrôlés, de manière que cette voix apparaisse presque un des isntruments dans l’ensemble des sons de l’orchestre. Mais ce qui époustoufle, c’est la manière dont elle s’empare du texte, tantôt chantant, tantôt à la limite du Sprechgesang, tantôt en sourdine, sculptant chaque mot. A ce titre sa dernière réplique est un exemple à la limite de la suffocation. Il faut entendre la manière incroyable dont sont proférées les deux phrases Ah ! Ich habe deinen Mund geküßt, Jochanaan. Ah ! Ich habe ihn geküßt deinen Mund, presque comme une déclaration à l’oreille, dans une sorte d’intimité morbide et la manière dont le volume peu à peu augmente, pour exploser. Etourdissant. De l’art d’utiliser la voix, dans ses qualités comme ses faiblesses. Une incarnation inédite : depuis Malfitano en petite fille pas modèle du tout, rien entendu de tel.
Enfin, l’architecte de l’ensemble de ce spectacle est Daniele Gatti, dont on sent l’adéquation avec la mise en scène : il n’y a pas de hiatus, il y a d’un côté un regard qui répond à la musique, il y a de l’autre une musique qui regarde le texte. Ici Ivo van Hove ne propose pas d’illustration du drame, mais une chirurgie inhabituelle et fouillée des personnages et des situations qui convient parfaitement à Gatti.
Gatti de son côté construit lui-aussi un crescendo, étape par étape, jusqu’à l’explosion (on devrait dire l’implosion !) finale. Comme les chanteurs qui prennent soin de chaque mot et lui donnent des couleurs spécifiques, l’orchestre colore et se diffracte en un pointillisme sonore presque impressionniste, qui par sa précision et sa clarté laissent apparaître une partition et une écriture à la profondeur inconnue, aux ramifications stupéfiantes, à la limite de l’atonalité, comme si la musique au rythme du drame elle-même basculait dans autre chose, dans des espaces encore inexplorés, ce qui donne à cette partition une allure encore plus prémonitoire. Car si d’autres ont travaillé sur Elektra en y entendant la seconde école de Vienne (je pense à Claudio Abbado), on considérait Salomé en regardant un peu plus un XIXème finissant, une musique de style Sécession, à volutes dorés un peu chargés. Par un tempo lui aussi, comme la mise en scène, très contenu (à ce titre, musique et scène parlent au même rythme et respirent ensemble), Gatti construit une tension qui est à la limite du supportable qui contraint le public à un long et lourd silence au baisser de rideau. Daniele Gatti délivre là une de ses lectures les plus impressionnantes, aidé par un orchestre exceptionnel d’exactitude, de respiration, de précision, avec un ensemble de bvois à se damner, des cuivres sans aucune scorie, au son d’une pureté cristalline, un Concertgebouw des grands jours, reculant sans cesse le moment du tsunami sonore, avec une rigueur et un engagement qui stupéfient. Une vraie pierre miliaire dans l’histoire de l’interprétation de cette œuvre.
Vous appeler votre texte les damnés en référence au grand spectacle de van Hove. Personnellement je n' ai pas trouvé la formidable puissance de ce spectacle précédent.
Il m'a semblé que chacun des chanteurs composait lui même son personnage.
Ceci dit dans la même semaine Tahnhauser à Munich et Salomé à Amsterdam nous sommes bénis par les dieux.…
Je n ai jamais en quarante ans vu et entendu une vraie Salomé, c est maintenant fait. Le couple Bystrom Ryan est phénoménal de justesse et d'allure. Rien de vulgaire avec eux, ils sont royaux avant tout, ce qui pour moi manquait totalement à Malfitano et à son Hérode dont j ai oublié le nom au Met il y a tres longtemps .
Bystrom est parfaite non seulement en princesse, en femme enfant, en séductrice, en conquérante, en répudiee, en boarder et en folle complète.
Bien à vous
Brunom