Vincenzo Bellini (1801–1835)

Norma (1831)

Direction musicale John Fiore
Mise en scène & dramaturgie Jossi Wieler & Sergio Morabito
Reprise de la mise en scène Magdalena Fuchsberger
Décors et costumes Anna Viebrock
Lumières Mario Fleck
Norma Alexandra Deshorties
Pollione Rubens Pelizzari
Adalgisa Ruxandra Donose
Oroveso Marco Spotti
Clotilda Sona Ghazarian
Flavio Migran Agadzhanyan
Grand théâtre de Genève – L'Opéra des Nations, le 21 juin 2017

Impossible Norma ! La Scala de Milan elle-même n’ose pas, depuis une quarantaine d’année, reproposer le titre, faute d’interprète de l’héroïne et par crainte d’une bronca historique. Programmer Norma suppose un travail raffiné sur la production et sur le choix des chanteurs, et suppose surtout un motif fort : ici c’est sans doute Alexandra Deshorties qui avait triomphé dans Médée de Cherubini la saison dernière à qui Genève offre un autre infanticide. Mais Médée n’est pas Norma. Car ni la mise en scène de Jossi Wieler et Sergio Morabito, ni le contexte de la représentation ne semblent convenir au retour sur la scène genevoise de la prêtresse gauloise.

Norma reste rare sur les scènes car le marché offre peu de chanteuses capables d’embrasser la totalité des difficultés et des ambiguïtés du rôle. Que le Grand Théâtre de Genève programme Norma parce qu’il pense avoir trouvé une chanteuse possible pour faire vivre le rôle est en soi intéressant et défendable. Mais vu le titre et sa rareté, il faut accompagner cette « trouvaille » par un contexte de représentation, par un écrin qui soit digne de l’œuvre, de sa rareté et de son mythe.
Or, parce que l’Opéra des Nations est un théâtre aux contraintes scéniques fortes, sans machinerie complexe, la direction artistique a choisi, au lieu d‘assumer une nouvelle production, de louer une production ailleurs  qui soit adaptable à cette scène, ce que le décor unique (d’Anna Viebrock) de la production de Stuttgart garantit, quant aux noms des deux compères Jossi Wieler/Sergio Morabito, ils garantissent de leur côté au moins un vrai projet.
Ainsi, pour proposer un titre aussi symbolique et important pour un théâtre, le Grand Théâtre offre l’écrin provisoire de l’Opéra des Nations et loue une production âgée d’une quinzaine d’années (2002) : il nous semble au contraire qu’une nouvelle Norma méritait le Grand Théâtre rénové et non une production réalisée un peu à l’économie. C’est bien là la première erreur qui marque cette programmation. Il fallait attendre.
La seconde erreur à mon avis, c’est qu’une production qu’on veut valoriser (et proposer Norma est un signe fort) doit être impeccable à tous niveaux, et notamment à celui de l’équipe de chanteurs : mis à part le cas particulier de la protagoniste, la Clotilde de Sona Ghazarian, le Flavio de Migran Agadzhanyan, le Pollione de Rubens Pelizzari, pour des raisons diverses, ne sont pas à la hauteur de l’enjeu. Or, les rôles secondaires sont toujours un signe fort de l’investissement dans une production.
Troisième erreur, le choix spécifique de la production. On l’a écrit plus haut, Jossi Wieler et Sergio Morabito sont une équipe de référence dans le monde théâtral et Anna Viebrock, décoratrice de Christophe Marthaler  est une célébrité , mais avouons que cette mise en scène n’est pas l’une des plus convaincantes de cette équipe. La reprise est confiée à une assistante (Magdalena Fuchsberger) et donc n’est pas l’objet d’un Wiederaufnahme, d’une révision-actualisation par ses auteurs : ce qui serait ordinaire dans un théâtre de répertoire comme Stuttgart, voire Zürich ne l’est pas dans un théâtre stagione comme Genève à qui on demande de servir de la fraîcheur et non du réchauffé.
Les seuls au rendez-vous et c’est heureux, ce sont les équipes musicales du Théâtre, l’orchestre, parfaitement au point, attentif, précis, sous la direction de l’excellent musicien qu’est John Fiore et le chœur du Grand Théâtre dirigé par Alan Woobridge, très bien préparé.
La mise en scène du duo Wieler/Morabito n’est pas convaincante, parce qu’on a l’impression qu’ils ne savent pas trop par quel bout prendre cette histoire qu’ils attrapent par plusieurs bouts sans créer de cohérence. Ce n’est pas le décor unique qui gêne ici, plutôt une bonne solution et pour le lieu et pour la concentration de l’histoire, une sorte d’église (presque désaffectée), où l’autel est séparé de la nef par une rambarde que Pollione saute allègrement plusieurs fois (comme au 110m haies), posture ridicule et inutile, où la sacristie au bureau amovible contient outre l’armoire aux vêtements rituels, un lit rabattable, où l’on appelle à la guerre non au gong mais à la sonnerie et où l’autel d’Irminsul est un brancard à roulettes sur lequel repose le cadavre qu’on espère embaumé d’Irminsul( ?) sur qui pousse une touffe de gui (on est en Gaule druidique) et auquel pend la serpe d’or (on pense tous à Astérix).
Disons-le tout net, Wieler et Morabito ne croient pas à cette histoire, ne savent pas comment s’en dépêtrer, et prennent une distance toute brechtienne en insistant avec une lourde ironie sur certains détails et sur le traitement des personnages, à qui ils refusent toute stature. Pollione est un fantoche d’une rare vulgarité, aux gestes maladroits, désagréables, désobligeants. Certes, ce n’est pas un héros, mais de là à être un clown…? Clotilde est une sorte de Dorine moliéresque, qui se bat en arrière-plan avec Pollione, sans la retenue, ni la dignité, ni la discrétion attendues, et Norma est à la fois dans son public la prêtresse digne (on dirait une prêtresse anglicane, tant cette païenne nous semble chrétienne) et dans son privé, notamment dans la scène finale de l’acte I avec Pollione et Adalgisa, une virago qui lance chaussures, habits et valise (un objet culte dans cette production tant on l’ouvre et on la ferme, tant on en sort des habits pour en remettre d’autres …) à la tête d’un Pollione qui n’en peut mais, dans une scène qu’on croirait sortie toute entière d’un opéra vériste de Mascagni avec une Norma qui a tout d’une Santuzza.


Toute grandeur tragique est effacée au moins pendant la première partie, alors que l’œuvre est issue d’une tragédie d’Alexandre Soumet et la distance par rapport aux personnages, à leur rapport entre eux est telle que public pouffe souvent et que le spectateur ne peut même pas deviner avant la scène finale qu’Oroveso est le père de Norma.
Une quinzaine d’années avant Caurier et Leiser (à Salzbourg et Zürich), Wieler et Morabito placent cette histoire dans un contexte de résistance, mais sans réorienter toute l’histoire comme leurs collègues. A ce contexte s’ajoute l’image sectaire diffusée par le rite païen celtique, (mais un peu chrétien quand même, on s’y perd) vu au premier acte au moment de Casta diva, avec un chœur dont les hommes sont vêtus étrangement d’un tablier blanc et d’une coiffe, sorte de némès égyptien. Le tablier fait penser à une cérémonie franc-maçonne, le némès à une société aux rites surannés plongeant dans la nuit des temps et dont on verrait là une survivance…bref à une société un peu has been aux lois inadaptées mais revivifiées par la situation de citadelle assiégée (ou de petit village gaulois…) dont Norma serait victime. En même temps, Norma manœuvre la population au mieux de ses intérêts (comme un politique ordinaire) , changeant totalement de stratégie et d’avis entre le début et la fin de l’opéra, tandis qu’Oroveso reste toujours un peu extérieur à ce qui se passe, restant dans l’espace de la nef et n’arrivant qu’en fin d’opéra au premier plan, sur l’espace réservé au drame.
Dans le décor, l’espace public en arrière-plan et l’espace privé au premier plan, l’espace du peuple et l’espace des protagonistes, qui gèrent alternativement de la même position et le public et le privé, ce qui est l’une des bonnes idées de ce travail, tant cette histoire mêle tous les niveaux.
Certes, Norma n’est pas Médée : dans les mythes antiques, les héros sont souvent monstrueux et n’hésitent pas à assumer les pires crimes : la mythologie grecque est remplie de ces figures, Norma au contraire ne va pas jusqu’au bout : elle est femme et mère et elle n’est pas mythe. Alors, la question du privé est essentielle dans cette mise en scène, où les metteurs en scène nous font voir une Norma totalement différente, violente,  désespérée, mal aimée et au fond ordinaire vu la situation. Quant à Adalgisa elle aussi prêtresse, elle est aussi réduite à l’ordinaire, avec un costume volontairement peu seyant, du genre ménagère de moins de trente ans.
Cette volonté de réduire cette histoire a un conflit privé, dont l’objet (Pollione) n’a rien de vraiment aimable et va rester sans grandeur jusqu’à la fin, enlève la grandeur à la musique, qui ne raconte pas cette histoire. Il suffit de considérer la fanfare mise en place sur le plateau, qui commence en salle, puis court sur scène de manière ridicule pour finalement se mettre en place au moment du chœur célèbre « Guerra », mouvement inutile et à la limite désobligeant pour la musique.
Même si la scène finale où Norma se sacrifie et est emmenée hors du plateau n’est pas dénuée de grandeur ni d’émotion, les metteurs en scène soutiennent avec raison que rien ne dit que Pollione la rejoigne sur le bûcher et ainsi la dernière image est un Pollione se suicidant en se pointant le révolver sur la tempe, une fin privée qui refuse jusqu’au bout à Pollione le statut de héros.
Il reste clair que les moments les plus ridicules sont ceux où intervient Pollione avec ses gestes vulgaires, son look de boss des quartiers, aidé de Flavio qu’on croirait sorti d’un film sur la mafia ou sur la Gestapo, on peut décider que cette histoire est sans grandeur ni noblesse, confinée dans les murs gris d’un espace désaffecté, mais la musique ne le dit pas.
Musicalement justement les choses ne sont pas plus claires : Flavio, le jeune Migran Agadzhanyan qui vient de la troupe des jeunes solistes en résidence n’a ni l’émission, ni le phrasé demandé par le rôle. Même si le rôle est court, il n’est pas indifférent en terme de relief, et stylistiquement, il dépare. Sona Ghazarian eut son heure entre 1970 et 1990, notamment à Vienne comme soprano lyrique ; sans être une chanteuse de premier plan, elle fut une chanteuse assez connue et de très bon niveau. Son heure est hélas passée. La voix est brisée, prise en permanence par un enrouement tenace. C’est catastrophique et cela dépare complètement les moments où elle intervient qui deviennent si caricaturaux qu’on se demande si c’est voulu. Pourquoi ce choix ? C’est une apparition humiliante que cette chanteuse valeureuse ne méritait pas.
Pollione est Rubens Pelizzari, au timbre clair, assez lumineux, qui ne me semble pas avoir la couleur d’un rôle qu’il chante comme un rôle vériste là où il faut un vrai styliste (un John  Osborn par exemple) avec un vrai contrôle, qui sache aussi mieux négocier ses aigus ; pour sûr, un tel profil sert une mise en scène qui remet en cause la dramaturgie d’ensemble et les figures du drame, mais ne sert pas l’adéquation entre la musique et la scène, entre la musique et le style. Les aigus sont resserrés, systématiquement pris en dessous, jamais éclatants et l’expressivité assez monotone, sans vraies couleurs et sans rigueur dans l’interprétation : comment deux dignes prêtresses druidiques ont-t-elles pu s’enamourer d’un personnage aussi caricatural voulu par la mise en scène : c’est un des secrets de l’opéra où les sopranos n’ont pas toujours le goût voulu .
Oroveso (Marco Spotti) est une basse au timbre clair, un peu étouffé par le chœur au départ et un peu couvert par l’orchestre dans le registre central, ce qui lui ôte l’autorité du rôle au départ mais au moins, il a le style voulu, une vraie élégance dans le chant et un beau contrôle, ainsi qu’un impeccable phrasé.  Il réussit à émouvoir à la fin.
Ruxandra Donose est Adalgisa, et propose elle-aussi un chant contrôlé, stylé, aux couleurs un peu sombres, mais présent. Sa fréquentation du répertoire baroque et mozartien lui garantit un style et une dignité dans le chant qui rend la prestation intéressante.
Toutefois, là-aussi le choix vocal d’un mezzo aussi caractérisé pour Adalgisa nous semble aller à l’encontre de la différence vocale réelle : des deux rôles, Norma et Adalgisa, c’est Norma dont le timbre est sombre et Adalgisa plus jeune, plus lumineux et clair, d’où la réussite d’une Leyla Gencer, soprano au timbre sombre dont la Norma était stupéfiante. D’ailleurs cet automne, Ruxandra Donose sera Norma à Rouen, ce qui confirme ce qui était dit plus haut. En Adalgisa, si elle a les notes, l’aigu est moins lumineux que le grave, impressionnant, mais il reste qu’elle est sans doute avec Oroveso la plus rigoureuse au niveau stylistique et la plus contrôlée.
Reste Alexandra Deshorties. Un tel choix, guidé à la fois par son succès mérité dans Médée il y a deux saisons, et par l’engagement impressionnant de la chanteuse, n’a pas été heureux : la voix réelle et puissante n’est jamais contrôlée, avec des aigus criés à la limite et du supportable et de la justesse : elle contrôle le volume dans le registre central et dans le grave, et ainsi elle réussit mieux dans son long monologue final que dans Casta diva où le volume n’est pas contrôlé. Voix idéale pour Janacek, mais pas pour Bellini. En plus,son phrasé italien, très soucieux du bien dire, reste scolaire et la prononciation trop appuyée, avec des « o » fermés excessifs. Une voix sans ligne de chant sans legato, ce qui est délétère pour la mélodie bellinienne et le bel canto. Certes, on peut dire que ce chant débridé convient à l’idée voulue par la mise en scène, mais ne convient pas à l’écriture bellinienne, ni même au personnage, qui ne me semble pas hystérique : Norma est une mal aimée, mais elle n’est pas Médée, elle en est même sans doute bien loin. Et ainsi, dans le fameux trio final du premier acte où elle lance valise et chaussures sur Pollione, elle ne réussit jamais à émouvoir ni à impressionner par son chant, elle est à côté. Qu’elle oublie Norma qui ne lui apportera rien.

Pour tenir ce plateau contrasté, John Fiore, en véritable musicien, montre dans l’orchestre de vraies couleurs, en proposant une vision quelquefois magique de la partition bellinienne : c’est le cas pendant tout le début du second acte où l’orchestre est magnifique de subtilité et de retenue, frémissant, émouvant : en bref, on entend la musique que le plateau ne nous consent pas toujours. Toutefois, il est aussi contraint par cette vision de proposer aussi des moments peut-être trop forts, un peu martiaux, un peu plus proches du jeune Verdi tonitruant que du Bellini toujours retenu, même dans les forte. D’où des moments où les solistes sont couverts, il est vrai dans une salle très favorable à l’orchestre où les équilibres fosse-plateau se construisent quelquefois avec difficulté. Quant au chœur, il a été à la hauteur de la situation, tantôt lyrique et retenu, tantôt épique, il s’en sort avec tous les honneurs.
Au total, on est passé à côté de Norma. Il semble que les metteurs en scène, en difficulté pour proposer une lecture cohérente, ont préféré casser le jouet qu’ils ne réussissaient pas à faire fonctionner et dont l’héroïne très engagée n’a pu non plus donner la tension ni la profondeur véritable. Norma, opéra impossible ?

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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