On sait gré à Nathalie Rappaport et Jean Bellorini, respectivement directeurs du festival de Saint-Denis et du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, d'avoir voulu illustrer le mythe d'Orfeo en l'inscrivant dans un lieu peu propice aux mises en scène dans le sens traditionnel du terme. Le travail de Bellorini joue sur les possibilités de spatialisation (Les fanfares introductives qui tombent du haut de la galerie d'orgue et les circulations dans la travée centrale et des espaces latéraux), pour recréer des conditions d'écoute de cette favola in musica. La présence d'accessoires fait office de signature visuelle déjà aperçue dans le théâtre de Bellorini, comme cette alternance de bougies et ampoules à filament et l'allusion à la roue de bicyclette ici, roue de la Fortune et soleil d'Apollon. La lumière électrique renvoie à l'atmosphère de fête foraine et le climat de liesse qui entoure le mariage des deux amoureux. Avec l'irruption du drame, le plateau se change en veillée mortuaire et les rangées de bougies éclairent la scène de leurs lumières vacillantes. Moins séduisant (car trop systématique), l'emploi d'une plateforme élévatrice rappelle discrètement le recours aux machines baroques, ancêtres des effets spéciaux à l'opéra. La roue elle-même crée, par son omniprésence, une attente et une allusion solaire assez prévisible et comparable à la conclusion de l'ouvrage dans la mise en scène de Trischa Brown à Aix en 1998. L'effet graphique est remarquable et le dialogue de formes et de volume avec l'architecture de la nef de la basilique de Saint-Denis rend parfaitement justice à la présence de ce théâtre lyrique dans ce lieu.
A la fois intrigant et énigmatique, Caronte (Charon) débarque sur un tréteau mobile, manipulant des poissons dans de vastes aquariums. On imagine pour eux une destinée funeste quand il sort une serviette à carreaux et une baguette de pain mais la lyre (violon) d'Orfeo le dissuade d'aller plus loin et il finit par les nourrir avec bienveillance. Personnage psychopompe en charge du transport des âmes sur le fleuve des enfers, Charon est censé choisir parmi les morts qui affluent sur le rivage ceux qui sont en mesure de verser l'obole qui leur permet de payer la traversée. Les poissons dans leur aquarium renvoient à l'ichthus des premiers temps du christianisme, symbole de la résurrection du Christ et de la communauté des croyants. A mi-course entre mythologie antique et interprétation chrétienne du monde des idées platoniciennes, l'Orfeo version Ballorini ouvre – non sans humour – une fenêtre sur ce double foyer d'inspiration. Il faudra au héros toute la force du désespoir pour briser cette lyre-violon quand Eurydice revêtue d'un voile noir, disparaît derrière un rideau de flammes. La très attendue apothéose d'Orfeo parmi les étoiles du firmament peut alors commencer…
Au premier rang de cet empyrée brille la soprano Francesca Aspromonte qui se rappelle de belle manière à notre souvenir après ses débuts dans le rôle d'Eurydice sous la direction de John Eliot Gardiner et celle de Raphaël Pichon dans l'Orfeo de Luigi Rossi. Travaillant un aigu tout en pleins et déliés, elle sait doser son effort et imprimer à l'enchaînement des rôles Musique/Eurydice une évidence remarquable. A ses côtés, Valerio Contaldo livre un Orfeo dont la projection assez modeste dans ses premières interventions s'ouvre progressivement et fait entendre une rare précision et virtuosité. Si le timbre assez rêche de Konstantin Wolff peine à rendre à Pluton sa carrure dramatique, la Proserpine (et Espérance) d'Anna Reinhold fait briller d'un éclat velouté une voix à la séduction indéniable. La courte intervention de Giuseppina Bridelli en Messagère lui suffit à s'attirer tous les suffrages. Déjà rencontrée à Versailles dans la production de l'Orfeo de Rossi citée plus haut, ce mezzo ample et voluptueux confirme dans Monteverdi des qualités déjà éprouvées dans Mozart et Rossini. Alessandro Giangrande est un Berger et un Esprit de premier plan mais parfois inégal en Apollon ; on aura moins de réserves pour la basse Salvo Vitale, remarquable de densité et d'incarnation en Caronte.
Depuis les représentations d'Ambronay en 2013, Leonardo García Alarcón a peaufiné son Orfeo au point de flirter parfois avec un certain maniérisme dans la manière de varier les climats et les tempi. Sans jamais sacrifier à l'équilibre entre chœur et orchestre, sa lecture roborative du chef d'œuvre de Monteverdi arrive à bon port sans forcément marquer l'écoute de manière définitive.